Le Québec de la petite misère
Jusque dans les années 1960, l’économie québécoise était totalement sous la coupe des grandes entreprises canadiennes et états-uniennes, sous la supervision de l’État fédéral, avec la complicité de la bande de clowns de l’Union nationale. Les immenses richesses du Québec étaient troquées pour des peanuts, le peuple croupissait dans la misère que l’Église catholique présentait comme le calvaire nécessaire qui nous mènerait au ciel. Et quand ce peuple se révoltait, Duplessis envoyait ses sbires, comme à Asbestos, Murdochville, Louiseville et Valleyfield, essentiellement pour « casser des bras », disait-il. Dans les marges, il y avait des artistes survoltés (le « Refus global »), des libéraux honteux qui pensaient que le peuple québécois était une bande d’incorrigibles losers (Trudeau et Cité libre), et une poignée de résistants syndicaux.
La révolution dite tranquille
Des personnalités remarquables comme René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et Georges-Émile Lapalme, ont alors pris le taureau par les cornes. Les syndicalistes sentaient leur force monter, de même que les étudiants. Avec une sociologie et une démographie facilitantes, des milliers de jeunes sortaient des limbes, certains pour penser l’impensable, c’est-à-dire, pour sortir l’idée de l’émancipation nationale du marécage catholique et ultra-conservateur dans lequel elle était engluée depuis la défaite des Patriotes. Certes, les transformations d’une économie capitaliste florissante (les « trente glorieuses »), alimentait la marche vers l’industrialisation et la modernisation à l’ombre de l’empire américain alors à son zénith. C’est ainsi que s’est mise en place la révolution dite tranquille
Un certain essor économique
Au départ, l’« équipe du tonnerre » a marqué le pas, non seulement en sortant l’éducation et la santé des griffes de la droite catholique, mais aussi en forçant le virage économique dont la pierre d’angle a été la nationalisation de l’électricité. Une partie importante des couches populaires a accédé à de meilleures conditions de vie, facilitées par une consommation de masse dont on ne soupçonnait pas à l’époque les effets pervers. Le secteur financier québécois s’est consolidé avec Jacques Parizeau et la création de la Caisse d’économie et de placements du Québec. La nationalisation de l’hydro-électricité a lancé un vaste chantier où des entreprises québécoises se sont lancées dans l’industrie, l’énergie et l’ingénierie. L’administration provinciale des voyous de l’Union nationale a laissé la place à une bureaucratie étatique « moderne ». Avec l’arrivée au pouvoir du PQ en 1976, certains ont pensé que l’heure d’une « bourgeoisie québécoise » était enfin arrivée.
Les dilemmes de la bourgeoisie subalterne
Parizeau rêvait de transformer cet élan vers la constitution d’un État québécois dynamique, capable d’absorber les revendications populaires sans être social-démocrate, de consolider l’emprise sur le territoire en dépit des revendications autochtones et de prendre sa place dans l’univers du capitalisme nord-américain. Au départ, des membres un peu excentriques de la nouvelle élite ont sympathisé avec cet appel (Jean Campeau, Pierre Péladeau), mais en gros, ce qui devenait Québec Inc. n’a pas embarqué. La bourgeoisie canadienne et l’État fédéral ont dit clairement qu’ils ne voulaient rien savoir, même pas d’un nouvel arrangement qui aurait élargi l’autonomie québécoise. Les meilleurs « fleurons », Bombardier par exemple, ont pensé qu’affronter l’État fédéral était un projet dangereux, d’autant plus qu’ils ont profité de cet État par tout un système de connivences qui apparaissait comme un prix à payer pour garder le contrôle. Québec Inc., en fin de compte, troquait le rêve utopique de constituer « son » État-nation pour le confort relatif d’un rôle subalterne, au sein et sous le contrôle du dispositif du pouvoir canadien. Certes, ce « compromis » enrageait le secteur le plus agressif de Canada Inc., notamment la mafia pétrolière-financière de l’axe Toronto-Calgary. Après la grande peur de 1995, ces radicaux du capitalisme canadien ont senti que leur heure était venue, sachant qu’ils disposaient de l’appui (parfois récalcitrant) de la bourgeoisie subalternisée d’une part, et du relais politique par excellence qu’était devenu le PLQ d’autre part.
Le virage
Quand le Parti conservateur est revenu au pouvoir en 2006, Ottawa espérait en finir avec les compromis. Le centre névralgique du capitalisme canadien, entre le puissant secteur financier de Toronto et le complexe énergétique de Calgary, réclamait des changements brusques pour imposer le package néolibéral « pur et dur », au détriment des couches moyennes et populaires québécoises et canadiennes. Avec Harper, l’idée que l’État fédéral devait « équilibrer » et pacifier les rapports conflictuels non seulement entre les classes mais entre l’État canadien et les peuples subalternes (québécois et autochtones) perdait son sens. Parallèlement, l’administration provinciale du Québec, essentiellement sous la mainmise du PLQ, a pratiquement laissé tomber toute volonté de « négocier » un espace québécois semi-autonome. Pour sa part, Québec Inc. pensait s’en sortir en restant sur le terrain de jeux du capitalisme canadien et de son alignement dans la mondialisation néolibérale. Cela voulait dire d’une part l’« austérité » (les coupures dans les secteurs sociaux à toute vapeur) et une plus grande ouverture du capitalisme québécois dans le monde. Le PQ avait déjà commencé le tournant, que le PLQ a continué et accéléré, faisant du Québec le « champion du libre-échange ».
L’érosion
Dans sa domination quasi ininterrompue du pouvoir provincial, le PLQ s’est efforcé d’« ajuster » encore plus le Québec aux « normes » de cette mondialisation : un secteur public rétréci, une intervention de l’État essentiellement tournée vers l’exportation et l’investissement étranger, l’érosion des protections sociales et l’accentuation des mesures de pillage des ressources (le « Plan nord » et autres balivernes). Au départ, Québec Inc. a repris cette chanson. Les « beaux fleurons » du capitalisme québécois allaient se lancer à la conquête du monde, de moins en moins « entravés » par les syndicats et des législations visant à protéger les démunis et le patrimoine naturel. Après quelques avancées souvent superficielles, la réalité a rattrapé la fiction. En réalité, Québec Inc. ne faisait pas le poids. Les « beaux fleurons » et l’univers des PME malgré leurs prétentions ne pouvaient pas compétitionner réellement dans le monde de requins où les gros mangent les petits, et également et surtout, où les très gros mangent les gros.
Le recul de Québec Inc. : quelques faits saillants
· Plusieurs « beaux fleurons » ont été avalés tout rond : Cirque du Soleil, RONA, St-Hubert, Tembec, Camso, Uniprix. Malgré les déclarations lénifiantes, des observateurs aguerris comme l’ex-PRD de RONA ont prévu les pertes d’emplois, les fermetures et les impacts négatifs sur les systèmes d’approvisionnement. L’industrie pharmaceutique grassement subventionnée avec les fonds publics par le PQ et le PLQ est presque disparue du décor.
· Bombardier, le « fleuron des fleurons » a accepté de devenir pratiquement une succursale d’Airbus, tout en accélérant la relocalisation de plusieurs milliers d’emplois vers les pays à bas salaires (Mexique, Maroc, etc.). Certes, Bombardier ne faisait pas le poids dans un contexte où l’État canadien refusait d’emblée l’idée d’investir dans la reconstruction d’un secteur d’avant-garde de plus en plus monopolisé par des méga entreprises européennes et américaines. Plus de 2500 emplois directs ont été scrappés dans cette « réorganisation » qui a permis aux dirigeants de transformer la catastrophe en une « bonne affaire », en empochant plusieurs millions de dollars volés aux payeurs de taxe québécois.
· De grandes entreprises, certaines rachetées par des multinationales, ont déménagé tout en gardant une « façade » québécoise, tel Alcan, Domtar, Bell Canada, Air Canada, etc. Les sièges sociaux « effectifs » au Québec, (là où se prennent les décisions) ont diminué en nombre et en importance.
· Quelques grandes entreprises québécoises ont échappé au déclin essentiellement en diversifiant leurs investissements et leurs activités en dehors du Québec (pensons notamment à Couche-Tard, CGI, CAE, Saputo, Gildan, etc.), en délocalisant emplois et investissements.
L’interminable décennie pendant laquelle le PLQ a gouverné a permis à cette érosion de continuer, mitigée par les succès de quelques « fleurons » résistants (Métro, Quebecor), qui ont su perpétuer des systèmes d’appui mis en place par Québec, la Caisse de dépôts et de placements, les Caisses Desjardins et le Fonds de solidarité de la FTQ.
Ça regarde mal
Fait à mon avis totalement conjoncturel, l’impact des pertes d’emplois au Québec a été amorti en partie par le départ massif des baby-boomers, d’où une soi-disant pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs, généralement mal payés (restauration, agriculture, PME dans les régions, etc.). Maintenant que la bulle du « boom » des ressources a éclaté, cela enlève une carte de plus à l’économie québécoise. Ce n’est pas vrai non plus, qu’on pourra compter, pour générer des emplois et de la richesse, sur quelques secteurs de haute technologie, car l’essor dans ce domaine (des jeux vidéo à l’intelligence artificielle) sera inévitablement compromis par les géants dans ce domaine qui émergent non seulement des États-Unis et de l’Union européenne, mais aussi des nouvelles puissances technologiques que sont la Chine et l’Inde. Cela ne veut pas nécessairement dire que Québec Inc. va disparaître demain matin, mais le paysage actuel du capitalisme globalisé laisse présager de très graves difficultés dans un avenir rapproché.
Le géant fragilisé
C’est dans ce contexte que survient l’affaire de SNC-Lavalin. Pendant plusieurs années, cette entreprise multinationale établie à Montréal a eu la partie facile à l’époque où le gouvernement investissait massivement dans les infrastructures. Plus tard, elle s’est habilement insérée dans le circuit de la mondialisation avec l’appui d’Ottawa, d’où de nombreux contrats lucratifs négociés dans les conditions qui prévalent souvent dans ces transactions, y compris avec des dictatures comme celle de Mouammar Kadhadi. Par la suite, SNC-Lavalin s’est faite attraper les mains dans le sac de biscuits, notamment au Bangladesh, au Panama et en Inde, au point où la Banque mondiale a interdit à l’entreprise montréalaise de soumissionner sur ses appels d’offres pour une période de dix ans. Parallèlement, SNC-Lavalin a été mis sur la sellette au Québec dans diverses « affaires », dont la réhabilitation du Pont Jacques-Cartier, où il a été établi qu’une « enveloppe brune » de $2,3 millions de dollars avait été donnée par l’entreprise pour obtenir le contrat de $127 millions. Par ailleurs, l’ex-PDG de l’entreprise, Pierre Duhaime a plaidé coupable à une accusation de fraude concernant l’obtention d’un contrat de construction de l’hôpital universitaire de McGill. Tout cela faisait partie des « pratiques courantes », tant à Ottawa qu’à Québec, avec un réseau bien établi de petits copains, pas seulement avec SNC-Lavalin.
Canada Inc. et l’État canadien à l’offensive
Jusqu’à récemment, ces crimes étaient couverts par le gouvernement canadien. Encore récemment, SNC-Lavalin recevait des appuis financiers de divers programmes fédéraux dont le but est d’« encourager » les entreprises canadiennes à vendre leurs produits et expertises à l’étranger. Parallèlement, un lobby entretenu par SNC-Lavalin et plusieurs grandes entreprises canadiennes a mené à l’adoption en septembre 2018 d’un amendement au code criminel permettant aux compagnies accusées de corruption de négocier des « arrangements à l’amiable » avec le gouvernement, ce qui voulait dire concrètement qu’on pouvait stopper les poursuites criminelles en échange du paiement d’amendes. À cause d’imbroglios juridiques, cette histoire rebondit contre SNC-Lavalin et le gouvernement Trudeau, dans le sillon de la démission de l’ex-ministre de la justice Wilson-Raybould. Entretemps, la valeur des actions de SNC-Lavalin est en baisse et l’entreprise annonce une importante chute des profits, au point où selon divers analyses, son avenir serait en question. Canada Inc. savoure ce moment qui remet encore une fois Québec Inc. sur le banc des accusés, ce qui permet au Canada dit anglais d’occulter les pratiques d’extorsion, de prédation et de corruption pratiquées par les « beaux fleurons » canadiens, notamment les grandes minières cotées sur la bourse de Toronto. Au-delà de l’offensive actuelle, l’intention est d’affaiblir, voire de détruire Québec Inc., en centralisant, par exemple, la gestion des valeurs mobilières à Toronto, le grand centre financier du pays. Éventuellement, les institutions financières canadiennes, de concert avec Ottawa, voudraient rabaisser la Caisse de dépôts et de placements, véritable pièce centrale de l’échiquier québécois.
Faire face à la musique
La bourgeoisie subalterne du Québec, autrement nommée Québec Inc., n’a jamais été, et ne sera jamais, un allié stratégique dans la construction d’un véritable projet d’émancipation sociale et nationale. Outre les singeries de PKP et ses poings dans les airs, elle ne confrontera pas. Tout au plus, avec l’aide de François Legault, cette élite va essayer de sauver les meubles, quitte à le faire en accentuant l’austéritarisme et en nivelant par le bas les conditions de vie et de travail au Québec, pour rester « compétitifs » avec le Texas ou même le Mexique. Cette incapacité bourgeoise de penser plus loin que la fin de la prochaine année fiscale n’est pas singulière au Québec : c’est la loi un peu indépassable du capitalisme depuis son avènement et jusqu’à aujourd’hui où l’élite refuse de considérer la « crise des crises », sociale, écologique, économique, culturelle, qui monte un peu partout sous les Trump de ce monde. Reste devant nous l’immense tâche de reconstruire une coalition arc-en-ciel apte à confronter les adversaires multiples des Québec Inc. et des Canada Inc.
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