tiré du Bulletin no. 70 d’ATTAC-Québec
Les revenus perdus pour ces entreprises seront énormes si la transition écologique se déroule telle qu’elle le devrait. Imaginons un monde sans stations d’essence, sans pipelines, sans les centrales électriques s’alimentant en hydrocarbures et sans un transport illimité de marchandises (ce qui implique une diminution du nombre de camions, d’avions, d’automobiles). Nous venons ainsi d’éliminer un moyen extraordinaire de s’enrichir : vendre un produit qu’on brûle et qu’il faut remplacer en grande quantité dès qu’il disparait.
Peu de secteurs de l’économie sont aussi payants, pas même l’industrie numérique. Selon la liste de Fortune Global 500, datant de janvier 2022, cinq des dix plus riches compagnies dans le monde, étaient reliées à la consommation d’hydrocarbures, ces firmes œuvrant dans le pétrole, le gaz, l’électricité ou l’automobile. Déjà, ces entreprises n’occupent plus une place aussi bonne qu’il n’y pas si longtemps (sept sur dix occupaient les positions de tête en 2019).
L’idée est donc de s’en mettre le plus dans les poches avant le déclin inévitable. Ce qui rappelle en particulier la situation des compagnies de cigarettes sachant très bien qu’une réglementation viendrait restreindre leur commerce, mais souhaitant retarder ce moment autant que possible. Dans Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, Stéphane Horel a bien décrit ce phénomène : « Tabac. Changement climatique. Amiante. Le public le sait bien : sur ces trois sujets, l’action publique a été retardée à la suite de manœuvres orchestrées par des industriels ayant des intérêts commerciaux dans chacun de ces domaines. »
Les armées de lobbyistes
Pour parvenir à leurs fins, le moyen le plus efficace pour ces firmes est de mobiliser des armées de lobbyistes. Ceux-ci font un travail à plusieurs niveaux. Ils rencontrent les élus et les fonctionnaires de façon à les influencer directement, ce qui est peut-être l’aspect le plus connu de leurs démarches, bien que cette influence soit secrète et difficile à documenter.
Pendant la COP 26, à Glasgow, il a été révélé que les compagnies d’hydrocarbures avaient la plus forte délégation, toutes catégories comprises, avec 500 personnes pour défendre leurs intérêts. Le Centre canadien des politiques alternatives a répertorié pas moins de 11 452 contacts entre les lobbyistes des compagnies d’hydrocarbures et des représentants du gouvernement canadien entre 2011 et 2018, ce qui correspond à six contacts par jour ouvrable. Même les gouvernements, sous la pression des lobbyistes, peuvent eux-mêmes avoir recours au lobbyisme propétrole : selon les Amis de la Terre, en 2013, notre gouvernement aurait organisé au moins 110 événements pour convaincre, avec succès, les Européens d’éliminer une directive sur la qualité du carburant, qui aurait rendu très difficile l’exportation du pétrole très polluant des sables bitumineux.
Mais les lobbyistes peuvent aussi influencer l’opinion des élus et de la population en finançant des think tanks et en soudoyant des scientifiques pour écrire des articles en leur faveur, y compris dans des revues prestigieuses. L’une de leurs pratiques les plus douteuses est le similitantisme (ou astroturfing), c’est-à-dire la formation de faux groupes de militants de base avec des revendications favorisant les pétrolières, ce qu’a dénoncé la chercheure Sophie Boulay : « étant une communication mensongère et trompeuse, l’astroturfing mine l’authenticité, condition essentielle à tout acte communicationnel et à toute démarche démocratique. »
Le cas le plus connu de lobbyisme ravageur est celui d’ExxonMobil, maître de toutes ces tactiques qui, bien qu’étant au courant depuis longtemps de la réalité du réchauffement climatique, a investi des ressources considérables pour soutenir le climato-scepticisme, et cela pendant de longues années.
Les marchands d’illusion
Aujourd’hui, une pratique semblable n’est plus possible et même ExxonMobil reconnaît le problème du réchauffement climatique. Le travail des lobbyistes consiste plutôt à donner une meilleure image des compagnies, entre autres par des opérations de greenwashing.
Au cœur de leur stratégie (en plus de continuer à influencer dans l’ombre les gouvernements), se trouve la prétention de vouloir atteindre des « émissions nettes zéro ». C’est-à-dire d’arriver à ce point névralgique où leur production de gaz à effet de serre est entièrement compensée par des projets écologiques. D’où ce terme plan net zéro qu’on retrouve sur les sites de toutes les grandes compagnies pétrolières, comme un objectif parfaitement réalisable.
Mais un grand nombre de ces projets soi-disant écologiques sont problématiques : certains sont implantés sans consultations dans des milieux qui ne les ont jamais souhaités ; d’autres sont fallacieux et n’atteignent pas les objectifs de réduction annoncés ; d’autres enfin ne verront jamais le jour. Ce qu’a dénoncé un groupe d’ONG dans un rapport intitulé La grosse arnaque. Comment les grands pollueurs mettent en avant un agenda « zéro émission nette » pour retarder, tromper et nier l’action climatique.
En attendant de voir les résultats de ces compensations, les grandes firmes peuvent continuer d’exploiter ces ressources qu’il faut pourtant laisser sous terre, et cela en jouant les bons samaritains.
La volonté de retarder autant que possible une transition écologique inévitable dans le but d’accumuler des profits est plus inacceptable que jamais. Parce que ce qui est le plus précieux pour combattre le réchauffement climatique, c’est justement de pouvoir agir tout de suite. Tout retard engendrera sa part de catastrophes. D’où l’importance de limiter grandement l’action des lobbyistes. Une autre urgence que nos gouvernements ne semblent pas vouloir comprendre.
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