Tiré de Entre les liges et les mots
Qu’est ce qu’il y a de plus clair que les chars d’un pays immense et puissant franchissant les frontières d’un petit état souverain, et des volées de roquettes s’abattant sur ses populations civiles, alors que l’Ukraine ne menaçait en rien son colossal agresseur, qu’il n’était même pas membre de l’OTAN et dont l’adhésion (demandée par Zelensky) a peu de chances d’aboutir pour le moment ?
Pourtant, nombreux sont les justificateurs de Poutine sur les réseaux sociaux, qui lui cherchent des excuses à qui mieux mieux, dans une frénésie de « blame the victim » consternante.
J’ai déjà parlé de leur principal argument : « l’OTAN, c’est le diable » : Poutine a raison d’être en rage contre l’Occident qui l’a humilié, offensé, provoqué, parce que 14 pays ex-satellites soviétiques ont déjà rejoint le Pacte atlantique et que plusieurs autres veulent candidater.
Comme je l’ai déjà expliqué, ce n’est pas les Etats-Unis ou l’Europe de l’Ouest qui ont fait pression sur ces 14 pays pour les faire adhérer à l’OTAN ; comme le montrent les demandes d’adhésion qui se multiplient récemment (Ukraine, Géorgie, Finlande et Suède), ce sont ces pays qui sont demandeurs de protection face aux agressions militaires répétées de Poutine en Europe depuis 1999 (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Ukraine) – sans parler de l’intervention russe en Syrie – et à ses menaces réitérées de recours à la force nucléaire, y compris en réponse à une attaque militaire conventionnelle – ce qu’aucun autre pays des 5 détenteurs de l’arme nucléaire n’a osé envisager avant lui.
Cette explication de « mais l’OTAN l’a provoqué » est pur aplatissement devant l’argument de la force brutale : on dit de facto aux pays voisins de la Russie qu’avant tout, ce qui importe, c’est de ne pas provoquer Poutine, de ne rien faire qui puisse l’irriter, donc de ne rien faire pour se protéger, et surtout de ne pas entrer dans l’OTAN – parce que – admirez la logique imparable : « si vous vous protégez d’une attaque russe, vous allez provoquer une attaque russe » ! Que Russia Today utilise cette rhétorique est dans l’ordre mais que des Occidentaux la recyclent est pour le moins surprenant.
J’ai conseillé des femmes victimes de violences « domestiques », c’est-à-dire masculines, pendant quelques mois dans une maison des femmes. J’ai laissé tomber, parce que je ressentais, devant ce défilé ininterrompu d’horreurs, cette surenchère de sadisme masculin (la femme que son mari brûlait à la cigarette devant ses enfants, la jeune femme battue par son mari quand ses frères se sont vantés devant lui de l’avoir violée etc.), le sentiment de ne servir à rien, que la société était indifférente au sort de ces femmes, et qu’elles seraient toujours aussi nombreuses à venir se faire aider à la Maison des femmes, sans que rien ne change. Mais surtout, ce qui me déprimait plus que tout, c’est que beaucoup de ces femmes trouvaient des excuses à leur bourreau (le repas n’est pas toujours prêt quand il rentre, alors il se met en colère, c’est normal, je ne sais pas cuisiner comme il aime, quelquefois je suis trop fatiguée par mon travail et les enfants pour avoir des rapports sexuels, il est frustré, c’est normal, donc il me frappe…)
Cet argument du « mais l’OTAN l’a provoqué » me fait penser à la façon dont ces femmes excusaient leur conjoint violent et marchaient tout le temps sur des oeufs pour ne pas déclencher sa colère : attentive au moindre froncement de sourcil, se pliant à toutes ses exigences pour ne pas « provoquer » sa violence, tremblant en permanence de le mécontenter.
Aucune des excuses avancées ne pouvait justifier les coups du batteur, et c’est ce qu’elles n’avaient pas intégré : elles lui reconnaissaient des droits sur elles qu’elles se refusaient à elles-mêmes, comme le droit de les frapper si leurs services domestiques et sexuels ne le satisfaisaient pas. Elles pensaient que c’était LEUR comportement qui provoquait les coups, et que c’était LEUR responsabilité de ne pas « provoquer » leur tyran domestique. Plus l’oppression des femmes est extrême, plus grande est leur identification à l’agresseur.
Les poutinistes raisonnent selon une ligne assez similaire : à les entendre, la Russie de Poutine, leader d’un pays immense qui est la première puissance nucléaire et a la deuxième armée du monde, aurait le droit d’être protégée contre les menaces d’attaques militaires improbables de petits pays frontaliers dont l’armée fait figure de naine par rapport à celle de leur géant voisin, mais pourrait par contre légitimement s’estimer provoquée si les petits états frontaliers en question recherchent aussi une protection : c’est à eux d’éviter de provoquer le géant russe.
Rappelons que les effectifs militaires ukrainiens représentent moins du 1/4 des effectifs de l’armée russe, qui est dotée en outre d’armes high tech (missiles hypersoniques) que même les Etats-Unis ne possèdent pas. Qui peut croire qu’un petit pays comme l’Ukraine va attaquer un colosse surarmé comme la Russie, et pour quelle raison le ferait-il ? Qui peut ajouter foi (sauf des esprits intoxiqués par le complotisme) à la rumeur d’une attaque de la Russie par l’OTAN ? Qui a besoin de protection, et contre qui ? Historiquement, ce sont généralement les grands pays qui attaquent les petits, l’inverse est rare.
La menace d’une attaque de pays riverains par la Russie n’est que trop réelle, comme vient de le montrer l’actualité et comme aurait dû nous en avertir la liste des guerres déclenchées par Poutine depuis des années. Vu ce palmarès guerrier impressionnant, il est stupéfiant que la plupart des Occidentaux et leurs gouvernements n’aient pas pris au sérieux les informations américaines annonçant que des dizaines de milliers de soldats russes étaient massés à la frontière avec l’Ukraine et qu’une attaque était imminente : la propagande, c’est quand les gens voient ce qu’on leur fait croire et ne croient pas ce qu’ils voient.
Un point juridique qui a son importance : les poutinistes affirment que leur héros a dû avoir recours à une « attaque préventive » (il aurait attaqué pour ne pas être attaqué) face à la menace d’une invasion par l’Ukraine soutenu par l’OTAN. S’il existe bien dans le droit international, l’utilisation de ce concept de « guerre préventive » pour justifier une agression militaire est soumis à des conditions strictes : une « guerre préventive » ne peut être légitime qu’en cas d’absolue certitude, prouvée irréfutablement, d’une attaque ennemie imminente – mais ces preuves sont faciles à truquer : il faut rappeler que les Etats-Unis ont présenté leur attaque de l’Iraq comme une guerre préventive sous le prétexte fallacieux de la détention par Saddam Hussein d’« armes de destruction massive » imaginaires, prétexte fabriqué de toutes pièces par les Etats-Unis. Historiquement, l’argument de « guerre préventive » a plus souvent été utilisé pour présenter une guerre d’agression comme une guerre défensive qu’en cas de menace réelle. Poutine n’a pas réussi à fabriquer des preuves crédibles prouvant qu’une attaque de l’armée ukrainienne contre la Russie était imminente. Et la notion de « guerre préventive » en l’absence des conditions spécifiées est contraire au droit international – dont Poutine se contrefiche manifestement.
Cet argument des poutinistes « mais l’OTAN l’a provoqué, Poutine est une victime des Occidentaux » ne résiste pas à l’examen, parce que c’est un leurre. Mais derrière cet affichage purement idéologique, on peut discerner d’autres raisons, les vraies raisons du soutien à Poutine.
Je ne doute pas que des crimes aient été commis des deux côtés dans le Donbass, c’est généralement le cas dans les guerres civiles. Mais cela ne change rien au fond du problème : cela ne donne pas le droit à Poutine d’envahir la totalité du territoire d’un Etat souverain. Et si l’on est féministe, une chose devrait être absolument claire : chercher des excuses à l’agresseur n’est pas féministe. Et le concept intrinsèquement patriarcal de dictature est absolument incompatible avec les fondamentaux du féminisme.
Francine Sporenda
https://sporenda.wordpress.com/2022/03/11/lukraine-sur-les-reseaux-sociaux-excuser-un-agresseur/
Un message, un commentaire ?