Édition du 18 juin 2024

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Arts culture et société

Ken Loach à Cannes, l'homme révolté

The Old Oak dans la compétition officielle du Festival de Cannes. Le cinéma vérité du Britannique Ken Loach traite de l’arrivée de réfugiés syriens dans un bourg sinistré du comté de Durham. Programmé l’avant-dernier jour du festival, le film complète la trilogie de Loach sur le nord-est de l’Angleterre.

Tiré du blogue de l’autrice.

The Old Oak de Ken Loach, héros et anti-héros au 21ème siècle

Depuis le drame Poor Cow (1967) dans le style « kitchen sink drama »[1], qui fut suivi de l’étonnant Kes (1969), le Britannique Ken Loach n’a eu cesse d’évoquer la rude réalité sociale du Royaume-Uni. L’auteur est resté politiquement engagé contre les dysfonctionnements, les injustices et les souffrances engendrés par l’économie capitaliste ainsi que par les institutions (famille, système de chômage…) qui dénigrent, déclassent, broient les individus. Après deux Palmes d’or récompensant Le vent se lève (2006) et Moi, Daniel Blake (2016), le réalisateur de 86 ans était à nouveau dans la compétition officielle à Cannes.

Le titre du film The Old Oak (Le vieux chêne) désigne le nom d’un pub dans une ancienne ville minière du nord-est de l’Angleterre. L’action se situe en 2016, à Easington dans le comté de Durham, au bord de la mer du Nord. La petite ville n’a plus aucun atout, les gens n’ont plus d’espoir. La jeunesse fait l’école buissonnière, traine en compagnie de pitbulls, invective les passants. Les enfants ne mangent pas à leur faim. Les adultes manifestent méfiance et rancœur. Le propriétaire du pub TJ Ballantyne (Dave Turner) est lui aussi mal loti. Son commerce périclite, mais il résiste. Symboliquement et avec une touche comique, il redresse, à l’aide d’une perche, le K de OAK sur l’enseigne.

Lorsqu’un groupe de réfugiés syriens est amené en car dans cette région où les habitants se sentent abandonnés, trahis par les autorités publiques, TJ s’interpose pour atténuer les tensions, voire proposer des solutions comme la distribution hebdomadaire de repas tant aux Syriens qu’aux pauvres du bourg. TJ se lie d’amitié avec Yara (Ebla Mari), une jeune Syrienne, passionnée de photographie, dont l’appareil photo est l’unique souvenir qui lui reste de son père emprisonné par le régime d’Assad. Les clichés pris depuis le car par Yara relatent la rencontre âpre, malaisée entre les locaux et les réfugiés.

Le cinéma vérité de Ken Loach s’attaque à des sujets toujours d’actualité. Le réalisateur reste à l’écoute des malheurs et doléances des Britanniques du nord-est de l’Angleterre où il avait déjà situé l’action de Moi, Daniel Blake et Sorry We Missed You. Il expose également la tragédie des hommes, femmes et enfants qui doivent fuir leur pays parce qu’on a provoqué des guerres. Face à l’afflux d’étrangers dans un bourg sinistré, Loach confronte le point de vue des uns (intolérance, racisme) et des autres (tolérance, entraide) dans des séquences que certains critiques ont qualifié de simplistes, mais qui ne font que refléter la réalité dans beaucoup de pays.

On a aussi reproché au film d’être prévisible. Est-ce parce que Loach y défend, une nouvelle fois, sa vision humaniste de l’existence ? Est-ce parce qu’il œuvre pour plus de justice dans la société ? Est-ce parce qu’il parle au nom des laissés-pour-compte victimes des économiquement et politiquement puissants ? Va-t-on reprocher à Wim Wenders de montrer, dans Perfect Days, le quotidien d’un technicien de nettoyage[2] des toilettes publiques de Tokyo ? Va-t-on reprocher à Nuri Bilge Ceylan de faire parler, et de faire parler très longuement dans Les herbes sèches, une femme d’origine alévie[3], enseignante dans un village anatolien, amputée d’une jambe à cause d’un attentat, qui attend des changements et veut vivre libre ?

On ne s’ennuie pas en visionnant The Old Oak dont le scénario est signé Paul Laverty et dont les interprètes principaux, Dave Turner et Ebla Mari, livrent de sobres performances. Alors qu’on s’ennuie un peu, voire beaucoup, avec d’autres films de la sélection officielle du Festival de Cannes 2023 – Jeanne Du Barry (hors compétition) de Maïwenn, un roman-photo sur une courtisane de Louis XV interprété par un Johnny Depp à bout de souffle ; La passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung, malgré la présence de Juliette Binoche et de Benoit Magimel qui se passionnent pour des recettes de cuisine ; Club Zero de Jessica Hausner qui traite, de façon trop mécanique, de l’emprise sur des lycéens d’une prof-guru en « conscience alimentaire » ; Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire où l’action frénétique de deux urgentistes paramédicaux à New-York perd en intérêt dramatique.

La conférence de presse donnée par Ken Loach et son équipe le samedi 23 mai[4] a apporté des éclairages dans le prolongement du film. Ken Loach plus révolté que jamais.

Esther Heboyan

Notes

[1] L’expression « kitchen sink drama » signifie littéralement « drame autour de l’évier de cuisine », caractérise tout un mouvement culturel britannique des années 1950 et 1960 qui s’est intéressé, de manière réaliste, aux conditions de vie de la classe ouvrière. Le mouvement a traversé la littérature, le théâtre, le cinéma. Parmi les films, citons Samedi soir, dimanche matin (1960) de Karel Reisz, La solitude du coureur de fond (1962) de Tony Richardson, Billy le menteur (1963) de John Schlesinger .

[2] Prix d’interprétation masculine Cannes 2023 pour l’acteur japonais Koji Yakusho.

[3] Prix d’interprétation féminine Cannes 2023 pour l’actrice turque Merve Dizdar.

[4] Disponible en ligne

Esther Heboyan

Ecrivaine. Société, place de l’individu dans la société, littérature, cinéma, musique... Blogueuse sur Mediapart.

https://blogs.mediapart.fr/esther-heboyan

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