Édition du 3 décembre 2024

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Europe

Jean Gadrey : « La croissance ne reviendra sans doute jamais »

Plus de vingt mille personnes ont défilé samedi à Francfort, à l’appel du collectif Blockupy Frankfurt, pour dénoncer les dérives des politiques d’austérité menées en Europe, en particulier sous l’impulsion de la Banque centrale européenne (BCE). C’est le point d’orgue d’une série de mobilisations enclenchées depuis mercredi, qui visent à gêner l’activité des banques au quotidien, dans la capitale financière de l’Allemagne (voir des diaporamas sur le site du Franckfurter Rundschau).

19 mai 2012

Le climat est particulièrement tendu depuis que la police a interpellé, vendredi, plus de 400 personnes dans la ville. En réaction, les Anonymous ont temporairement bloqué le site de la mairie de Francfort. Les autorités avaient décidé d’interdire les rassemblements de jeudi et vendredi, mais ont autorisé le défilé de samedi.

Dans la ligne de mire des activistes venus de toute l’Europe : les effets chaotiques de la politique menée en Grèce par la « Troïka » (le Fonds monétaire internationale, la Commission européenne et la BCE), l’absence de contrôle démocratique sur une institution aussi puissante que la BCE, ou encore le « pacte budgétaire », ce traité européen en chantier, qui devrait renforcer la discipline budgétaire au sein de la majorité des États membres de l’Union.

Ces actions interviennent à quelques jours d’un sommet européen informel, mercredi soir à Bruxelles, consacré au retour de la croissance sur le continent. Cette réunion doit préparer le terrain à l’adoption d’un « pacte de croissance », complément d’un « pacte de rigueur budgétaire ». Depuis l’élection de François Hollande, le 6 mai, tout le monde, désormais, parle de croissance.

Mais si le candidat socialiste a remporté une première victoire, celle de l’agenda politique, il est encore loin d’avoir gagné sur le fond. Car personne, en fait, ne donne le même contenu à ce mot valise de « croissance ». Preuve du flou ambiant, la Commission européenne défend toujours les trois mêmes piliers, pour sortir le continent de la crise : discipline budgétaire, investissements ciblés dans des secteurs à forte croissance, et réformes structurelles. Mais ces directions sont-elles compatibles, d’un point de vue économique ? Peut-on allier austérité et croissance ?

À partir d’aujourd’hui, et durant les jours à venir, Mediapart donne la parole à une série d’économistes hétérodoxes, pour ne pas enfermer le débat sur l’austérité et la croissance dans son carcan bruxellois. Le premier à répondre à nos questions est l’universitaire Jean Gadrey. Membre du conseil scientifique d’Attac, et spécialiste des indicateurs de richesse, il déconstruit les discours des dirigeants européens sur la relance de l’économie.

La stratégie de « croissance marchande privée » ne marchera pas

Que vous inspire cette soudaine fascination pour la croissance ? Angela Merkel, François Hollande ou José Manuel Barroso, le patron de la Commission européenne, proposent tous, avec des différences de degrés, de combiner austérité et croissance. Est-ce possible ?

Jean Gadrey. Une partie des dirigeants et des acteurs économiques dominants, qui pensaient qu’une bonne cure d’austérité, via une forte réduction des dépenses publiques, permettrait de retrouver, un peu plus tard, une belle croissance, s’aperçoit que l’inverse va se produire de façon durable et que la récession qui est déjà plus ou moins là en Europe va encore s’aggraver et se mondialiser. D’où les appels à des mesures plus favorables à la croissance marchande privée, mais dans l’austérité pour les finances publiques et surtout pour les dépenses sociales.

Jean Gadrey.© (dr)

Comment voient-ils les choses ? En Allemagne, certains évoquent prudemment une petite hausse des salaires, mais en fait, la stratégie reste d’abord fondée sur deux volets. Un, la compétitivité, à la fois en tentant de relancer des investissements privés actuellement en berne et par des « réformes structurelles », essentiellement en matière de casse du droit du travail, de mise à mort des CDI, sur le modèle allemand des lois Hartz qui ont fait exploser le nombre des mini-jobs de travailleurs pauvres en même temps que le nombre total de pauvres. Et deux, le « moins d’État social », toujours considéré comme une charge qui freine la croissance, alourdit les coûts du travail et produit un assistanat généralisé.

Avec les lois Hartz et les mesures qui ont suivi, le montant de l’équivalent allemand du RSA est passé 448 euros mensuels à 345, et rien qu’entre le 2e trimestre 2008 et le 4e trimestre 2011, la progression du nombre de mini-jobs (emplois exemptés de toute cotisation sociale, dès lors que le revenu d’activité est inférieur à 400 euros mensuels) a été de 800 000. Le taux de pauvreté monétaire en Allemagne est passé (pour les personnes en âge de travailler) de 12,2 % en 2005 à 15,6 % en 2010 (source).

Angela Merkel a fini par admettre que l’on puisse financer des investissements européens d’énergie et de transport, mais elle refuse que cela passe par des fonds publics, à l’exception des 80 milliards d’euros soi-disant inemployés des « fonds structurels » européens. Et elle ne voit le tout que dans le cadre de la privatisation des entreprises d’énergie et de transports : c’est ce qu’il se pratique en Grèce.

Cette stratégie de croissance privée dans l’austérité publique ne marchera pas, et même la croissance, qui n’est pas un objectif en soi, ne sera pas au rendez-vous. Une telle crise exige plus d’interventions et de ressources publiques, plus d’imposition des plus riches et des grandes entreprises, plus de sélectivité des dépenses et des investissements, et surtout une reprise en main de la finance, non pas pour « faire de la croissance » de n’importe quoi, mais selon des critères d’un développement humain et social soutenable.

François Hollande tient-il un discours vraiment différent ? Après tout, lui aussi s’est engagé à respecter les objectifs budgétaires extrêmement serrés, en même temps qu’il promet la croissance...

C’est peut-être un peu tôt pour le dire. La question est ouverte. Les discours, dans son entourage, restent ambigus. Cela dépendra donc de l’évolution de ses conseillers, mais aussi de ce qui pourra émerger des mouvements sociaux et de la société civile dans les semaines à venir.

« La croissance ne reviendra jamais dans les pays “riches” »

Le débat qui vient de s’ouvrir sur la croissance, ouvre-t-il une fenêtre d’opportunité pour imposer, enfin, les travaux des économistes sur le bien-être et sur des mesures alternatives au Produit intérieur brut (PIB) ?

La gravité de la crise est à la fois une chance et un frein. C’est une chance car la prise de conscience des dégâts du « libéral-croissancisme » et du culte du PIB comme indicateur de progrès est plus vive. C’est un frein car le réflexe politique et médiatique dominant en situation de récession rampante ou avérée reste : « Faisons vite du PIB et de la croissance ! » J’ignore quelle tendance l’emportera, bien qu’à titre personnel, je pense que la gravité de la crise exige plus que jamais la relativisation du PIB et de la croissance et le recours prioritaire à des indicateurs écologiques et sociaux choisis démocratiquement.

Il est de plus en plus permis de penser que, pour des raisons multiples tenant d’abord à la finitude des ressources naturelles, à de multiples « pics » de ressources du sous-sol (on parle non plus seulement du « peak oil », le pic du pétrole, mais du « peak all », le pic de tout), aux exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, la croissance ne reviendra pas dans les pays “riches”. Jamais. Ou alors une croissance faible, incertaine, plus proche en moyenne de zéro que des 2 à 3 % que presque tous les dirigeants continuent à juger nécessaires.

C’est d’ailleurs très clairement la tendance historique depuis 50 ans (voir graphique ci-dessous). N’est-il pas temps de penser autrement le progrès et l’émancipation ? Le bien-être et la justice ne sont plus depuis longtemps des questions liées à la croissance quantitative.

Mario Monti, le chef du gouvernement italien, a proposé que l’on exclue du calcul du déficit public, pendant trois ans, les investissements « stratégiques » dans l’internet haut débit ou encore dans l’informatisation des administrations publiques. Qu’en pensez-vous ?

C’est pour l’essentiel une astuce comptable qui revient, quand un thermomètre corporel donne une température trop élevée, à en prendre un autre qui donne un ou deux degrés de moins. Cela ne guérit personne. Mario Monti, comme ancien de Goldman Sachs, a peut-être une expérience du trucage des chiffres des dettes publiques, vu ce que cette firme a pratiqué en Grèce…

D’abord, qu’est-ce que l’investissement (brut) public ? Dans les comptes de la Nation, c’est la « formation brute de capital fixe » (FBCF). En 2011, la FBCF des administrations publiques françaises s’est établie à 61,4 milliards d’euros, soit 3,07 % d’un PIB de 2 000 milliards d’euros. Le déficit public au sens de Maastricht a été de 103 milliards, soit 5,2 % du PIB. Si on décidait d’enlever toute la FBCF du déficit, ce dernier ne compterait que pour 2,1 % du PIB et, en apparence, on serait dans les clous, en tout cas ceux de Maastricht.

Artifice comptable

Enlever du déficit public la totalité de la FBCF des administrations n’est évidemment pas ce que propose la fraction des néolibéraux préoccupée par le risque d’une récession devenant grande dépression ! Ils nous parlent d’« investissements publics stratégiques ». Cela peut se résumer ainsi : après avoir déversé massivement et sans grand succès – parce que sans exigences de contreparties – des liquidités sur des banques, il est temps d’en déverser – toujours sans contreparties – sur les grandes entreprises, sur nos “champions” nationaux et européens, au nom de leur sacro-sainte compétitivité.

Les Mario Monti, Mario Dragui (président de la Banque centrale européenne – ndlr), Angela Merkel et autre José Manuel Barroso pourraient ainsi privilégier d’une part les grandes firmes de haute technologie, d’autre part les grandes infrastructures bétonnées, et enfin les partenariats public-privé, qui sont une bonne méthode pour socialiser les pertes à long terme et privatiser les profits à court et moyen terme. Ils y ajouteront une pincée d’investissements dans les énergies renouvelables et les transports, mais seulement en direction de leurs “champions” industriels, pas vers les innombrables initiatives locales, coopératives, à taille humaine.

Pourquoi est-ce un artifice comptable qui ne trompera personne ? Parce que, même si certaines dépenses d’investissement sont exclues des « dépenses publiques au sens de Monti », elles reposeront largement sur des emprunts publics. Et si ces emprunts sont effectués auprès des marchés, la vraie dette, celle qu’il faut rembourser, intérêts compris, ne sera pas changée pour autant. De sorte que les marchés, qui sont certes moutonniers et peu prévisibles mais pas fous, spéculeront tout autant qu’avant. On aura alors plus d’aides publiques au secteur privé, mais pas moins de vraie dette et de vraie spéculation !

Tant que les marchés financiers, c’est-à-dire les gros spéculateurs du monde, sont les prêteurs, libres de déterminer les taux d’intérêt, l’astuce comptable de Mario Monti nous maintient dans la crise.

Les choses seraient bien différentes si une politique ambitieuse d’investissements écologiques et sociaux européens était financée à taux très bas par la banque centrale ou par une banque publique d’investissement empruntant elle-même à taux très bas, en dehors du marché financier et de la spéculation. Il s’agirait d’une « réforme structurelle »… de la finance, pas d’une astuce comptable. Mais si on retient cette voie, ce qui est souhaitable, alors il est une dépense d’avenir qu’il faudrait d’urgence faire financer directement par la BCE : l’excès de dette des pays les plus en difficulté. C’est même aujourd’hui ce qui bouche le plus l’horizon.

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