Tiré du site de la revue Contretemps
24 février 2025
Par Hèla Yousfi
Dans cet article, la sociologue Hèla Yousfi poursuit sa réflexionsur l’intrication entre lutte de libération nationale et révolution sociale et démocratique. À partir de l’expérience de la résistance palestinienne contre le colonialisme israélien, elle propose des pistes pour penser à l’échelle arabe les moyens de résistance contre la dynamique impérialiste d’asservissement des peuples de la région.
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Le terme « distance zéro » est devenu célèbre après son utilisation par la résistance palestinienne à Gaza, pour illustrer la force et le courage des résistants palestiniens face aux tanks israéliens. La stratégie de la « distance zéro » repose sur l’approche des forces d’occupation à moins de 50 mètres, rendant difficile l’utilisation d’armements lourds contre les résistants. La distance zéro, ce symbole de la résistance palestinienne est une métaphore recouvrant deux aspects.
Le premier est celui relatif au face à face entre les corps des Palestiniens et la machine de destruction israélienne soutenue et financée par les USA et l’Europe, les régimes arabes complices d’Israël et l’autorité palestinienne dans la guerre qui dévore Gaza et plus largement une bonne partie du Moyen-Orient (Cisjordanie, Sud du Liban, Golan syrien). Le deuxième aspect est celui relatif au courage légendaire des résistants dans la « distance zéro », qui défient l’armée la plus puissante au monde et de la distance zéro font naître une légende capable de rappeler que le droit de l’auto-détermination du peuple palestinien est inaliénable.
Dans un premier temps j’évoquerai les enjeux stratégiques de cette guerre occidentalo-israélienne dans la région arabe et ses différents leviers, j’essaierai de situer cette guerre dans l’histoire longue qui agite la région depuis le démembrement de l’empire ottoman fin du19ème siècle. Je reviendrai plus particulièrement sur les enseignements de deux moments politiques ayant déclenché une rupture radicale dans l’imaginaire politique collectif : le moment des révolutions arabes et le moment du 7 octobre 2023 et ce qu’ils nous disent sur les défis de résistance face à ce nouveau projet du Grand Israël ou du Grand Moyen-Orient.
Dans une société où l’on chasse, on ne peut pas chasser une seule fois
Dans son discours d’investiture du 20 janvier 2025, Trump, acteur autoproclamé du renouveau civilisationnel, appelle les Américains à agir « avec le courage, la vigueur et la vitalité de la plus grande civilisation de l’histoire ». Dans un passage particulièrement éloquent — Trump n’improvise pas mais nous rappelle explicitement le modèle politique originel des USA fondée sur la conquête et la prédation : « L’esprit de la Frontière est gravé dans nos cœurs. L’appel de la prochaine grande aventure résonne au plus profond de nos âmes. Nos ancêtres américains ont transformé un petit groupe de colonies au bord d’un vaste continent en une République puissante composée des citoyens les plus extraordinaires sur Terre. »
De son côté, Bezalel Smotrich, ministre des finances israélien déclare à Paris : « Le peuple palestinien est une invention de moins de cent ans. Est-ce qu’ils ont une histoire, une culture ? Non, ils n’en ont pas », et son pupitre montre une carte incluant non seulement la Palestine occupée, à l’instar de celle qui fut présentée à l’ONU par Benyamin Netanyahou, mais aussi le territoire de l’actuelle Jordanie et une partie de la Syrie.
Auditionné, dans le cadre de son procès pour corruption, Benyamin Netanyahou a rappelé le tournant historique que représente la prise du mont Hermon en assurant : « Quelque chose de tectonique s’est produit ici, un tremblement de terre qui ne s’est pas produit au cours des cent années qui ont suivi ». Par ailleurs, en 2014 déjà, Abou Bakr Al Baghdadi, le chef de l’ « État islamique » [1], revendiquait la même volonté « d’effacer les frontières coloniales des accords Sykes-Picot » et de balkaniser la région.
Stratégique, le mont Hermon domine la plaine syrienne du Hauran, à moins de 50 kilomètres de la capitale syrienne. D’autre part, il permet de fournir des ressources en eau à Israël et lui permet de sécuriser le Jourdain et le lac de Tibériade. Même l’Arabie saoudite, pourtant un allié principal d’Israël, a aussi fustigé une opération qui « sabote » les chances de la Syrie de recouvrer son « intégrité territoriale ». Une annexion qui « confirme la violation continue par Israël des règles du droit international », observe le ministère saoudien des Affaires étrangères.
Dans le même temps, le premier ministre israélien, qui n’a pas hésité à s’attribuer le mérite de la chute de Bachar Al-Assad, a procédé à plus de 500 frappes et détruit 80 % de l’arsenal syrien afin de s’assurer que le nouveau pouvoir demeure en position de faiblesse dans le cadre de la recomposition stratégique de la région. Israël se battra désormais pour garantir que la Syrie reste fragmentée et impuissante, incapable de poser un défi significatif aux ambitions régionales d’Israël.
Ainsi les derniers développements dans la région, la guerre génocidaire en Palestine et au Liban, l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad, sont autant de facteurs qui ont contribué à ouvrir l’appétit prédateur et expansionniste du gouvernement d’extrême droite israélienne et à raviver le rêve de Jabotinsky, penseur du Grand Israël, de voir le projet sioniste devenir une grande puissance régionale, intimidant ses voisins et accaparant ses ressources. L’ensemble de ces citations et bien d’autres rappellent que dans une société où l’on chasse, on ne peut pas chasser une seule fois, il faut sans cesse chasser. A cet égard, le capitalisme n’est pas bien différent de la chasse.
Comme le rappelle Samir Amin, Ghassan Hage et d’autres penseurs marxistes : « Le colonialisme n’est pas un évènement, c’est une structure ». Les nations capitalistes doivent toujours osciller, entre d’une part se civiliser et autoriser le maintien d’« une accumulation légale » qui leur permet d’éviter le pillage, la déprédation, l’esclavage et le génocide qui ont produit leur richesse accumulée et d’autre part trouver constamment des espaces à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs frontières, où la loi du plus fort l’emporte sur l’État de droit, afin de pouvoir piller, asservir et voler de nouveau [2].
Force est de constater que l’impérialisme sauvage, celui de Trump et de Netanyahu, habillé d’une rhétorique messianique divisant l’humanité (les humains et les humains animaux) en deux catégories semble s’accommoder d’une seule stratégie, celle de la prédation et le pillage non seulement à l’extérieur de ses frontières mais à l’intérieur du cadre national avec une montée inédite du fascisme dans tous les pays occidentaux.
Cet impérialisme se manifeste depuis toujours dans le Sud global et notamment dans la région arabe par la politique de la mort. Il y a des vies dignes d’être vécues et d’autres qui peuvent être annihilées à tout moment. La phrase célèbre de Hilary Clinton commentant l’assassinat de Kadhafi « We came, we saw, he died », « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort » résume à elle seule la logique de l’impérialisme et la mort qui lui est consubstantielle imposée aux pays arabes.
La guerre perpétuelle en Palestine, en Irak et en Lybie et ailleurs n’est pas juste un moyen pour maintenir l’ordre capitaliste mondial mais se révèle être la condition vitale pour maintenir l’hégémonie occidentale dans la région. Les Libyens et les peuples arabes entendent par la phrase de Clinton : « les Américains sont venus, nous ont vu et nous ont tué pour se maintenir en vie ».
Rappelons également les paroles de Madeleine Albright, secrétaire d’État sous Clinton, qui avait déclaré à propos des centaines de milliers de morts irakiens (surtout des enfants et des personnes fragiles) des suites de l’embargo : « Nous pensons que le prix en valait la peine ». Un « coût quasi-génocidaire pour la population », car il s’agit bien d’une entreprise de déshumanisation de populations entières, que l’on peut dès lors condamner à une mort de masse.
Aujourd’hui, la course pour le partage des richesses limitées de la planète et le génocide en Palestine et au Congo montrent que l’époque est celle du pillage et du génocide sans aucun gardes fou. Une configuration dans laquelle Israël a joué et joue un rôle crucial dans le maintien des intérêts impériaux occidentaux – notamment ceux des États-Unis – au Moyen-Orient. Il a joué ce rôle aux côtés bien évidemment des monarchies arabes du Golfe riches en pétrole, principalement l’Arabie saoudite.
De Sykes-Picot aux révolutions arabes : une histoire de contre-révolutions
La nouvelle configuration mondiale annoncée par Trump et dont le maître mot est la prédation et le génocide est façonnée par la suprématie étatsunienne et par la centralité du l’OTAN. Certes, d’autres acteurs, notamment des impérialismes secondaires que sont la Russie post-soviétique, la France ou le Royaume-Uni jouent également leur partition, mais ce ne sont pas eux qui ont déterminé les bases de l’ordre mondial ayant prévalu tout au long de cette période.
La seule façon de maintenir l’hégémonie américaine est de tout fragmenter partout en Amérique latine, en Afrique, en Europe (Yougoslavie) et dans le monde arabe. Non seulement, les USA et ses alliés ont divisé les trois pays (l’Irak, l’Égypte et la Syrie) qui avaient de puissantes armées qui menaçaient Israël et l’hégémonie américaine dans la région mais ils continuent à lutter contre la moindre quête de souveraineté nationale.
Dans le monde arabe, pour comprendre le processus de fragmentation en cours, il faut revenir aux accords de Sykes-Picot de 1916 signés entre Britanniques et Français et à la déclaration de Balfour en 1917, tous deux signés au mépris des populations. L’accord actait le démembrement de l’Empire ottoman et le partage des provinces arabes. De ce fait, les frontières nationales dans les pays arabes correspondent moins aux aspirations d’émancipation des peuples de la région qu’à la répartition des influences et des ressources énergétiques entre les puissances coloniales européennes dans la région [3].
De cette histoire émergent des États « féroces » – pour reprendre l’expression du politiste Nazih Ayubi [4] – caractérisés par l’importance des dispositifs de sécurité, par le maintien de liens forts entre l’armée, les clans économiques et le pouvoir politique et par une relative déconnexion des forces sociales et économiques locales. Il n’en demeure pas moins que ces États souffrent de la distorsion inhérente à leur formation, à savoir le manque de récit fondateur à même de leur assurer la légitimité historique nécessaire pour pénétrer la société. Le recours régulier et instrumental à des idéologies comme le nationalisme arabe ou l’islamisme politique témoigne de ces difficultés.
Pour se maintenir au pouvoir, les élites locales ont poursuivi des politiques économiques basées sur une logique rentière. Lesquelles ne concernent pas uniquement les pays pétroliers. La plupart des États ont en effet privilégié l’accroissement de la consommation au détriment de politiques de développement nécessaires à la diversification de l’économie, mais qui comportent le risque de faire émerger des acteurs concurrents à l’élite au pouvoir. Ces régimes et élites des « États provinciaux » dont la fragilité est structurelle ont naturellement besoin d’un protecteur extérieur, qu’ils n’hésitent néanmoins pas à manipuler en retour.
En réclamant « la chute du régime », les révolutions arabes ont provoqué non seulement une implosion du contrat social interne entre les élites et les populations locales, mais ont également fait éclater le pacte néocolonial entre les États arabes et leurs alliés occidentaux. L’aspiration partagée est sensiblement partout la même : la reconstruction d’un État débarrassé de ses distorsions originelles qui, tout en rompant avec l’héritage autoritaire et clientéliste, doit se montrer capable de redistribuer les richesses et garantir l’émancipation politique et économique des peuples de la région.
Or, la seule voie proposée par les institutions internationales est le jumelage de la « promotion de la démocratie » avec des prescriptions économiques néolibérales. Bien que cette recette ne soit pas nouvelle, elle renoue avec la rhétorique adoptée par le président américain George W. Bush lors de son discours du 11 septembre 2002 (commémorant les attaques du 11 septembre 2001 et légitimant la guerre en Irak) :
« Nous cherchons une paix juste où la répression, le ressentiment, la pauvreté sont remplacés par l’espoir de la démocratie, le marché libre et le commerce libre ».
Une telle rhétorique vise essentiellement à exploiter le soutien de façade à la « démocratie » pour approfondir la libéralisation économique dans toute la région. Un soutien qui n’exclut bien évidemment pas celui, continu, de l’Occident aux régimes autoritaires, notamment en Égypte.
Ainsi, on assiste tout au long de la dernière décennie à deux formes de contre-révolution dans les pays arabes : Celle basée sur l’intervention militaire directe comme en Libye, au Yémen, en Syrie ou en Palestine et celle basée sur l’endettement et les réformes néo-libérales vendus sous le vocable de « transition démocratique ». L’agenda de cette démocratie libérale visait à reléguer au second plan la demande de souveraineté économique et politique au centre des révolutions arabes.
Ainsi, si la chute du régime de Bachar est principalement attribuée au mouvement révolutionnaire syrien, l’arrivée au pouvoir de Joulani – ancien d’al-Qaida et de Daech – ayant assuré sa métamorphose en grand démocrate grâce à une agence de communication britannique, cristallise d’une certaine manière la rencontre de deux dynamiques contre-révolutionnaires enracinées dans l’histoire de l’ingérence occidentale dans la région. La première dynamique est celle de l’ingérence extérieure par le régime des sanctions économiques qui a largement affaibli le régime syrien d’un côté et de l’autre, celle de l’intervention occidentale militaire directe par l’intermédiaire d’Israël (allié majeur de l’OTAN) et la Turquie (membre de l’OTAN) pour contrer la présence russo-iranienne.
Si la souveraineté nationale telle que revendiquée par les révolutions arabes renoue avec les mouvements d’autodétermination et de libération nationale qui ont prévalu dans les cercles de gauche au début du XXe siècle, la dernière décennie nous a montré que la réalisation des aspirations des peuples pour la justice sociale, exigent de redéfinir l’État national et de le débarrasser du pacte néocolonial entre les élites locales et leurs émules occidentales. Elle nous montre aussi qu’il n’y a aucun régime politique viable démocratique ou autoritaire qui puisse tenir tant que les élites sont déconnectées des aspirations des peuples.
Cela exige également que le cadre national s’il reste central pour penser les enjeux de souveraineté ou de démocratie n’est pas suffisant car la dernière décennie et la guerre perpétuelle menée par Israël, les USA et leurs alliés occidentaux dans la région nous imposent de penser les États-nations dans la région arabe comme des entités politico-économiques interdépendantes qui partagent – au-delà d’une langue, une culture et une histoire collective – non seulement une configuration particulière de relations économiques et politiques, mais, bien plus primordial encore, une communauté de destin.
La normalisation ou le génocide, deux voies vers la disparition ?
Le cycle historique ouvert par l’opération du Toufan Al-Aqsa vient rappeler qu’au centre de cette quête de libération nationale, se trouve encore et toujours la guerre entre Israël et les peuples de la région. Israël, qui a subi une menace avec les attaques du 7 octobre 2023 a décidé, avec le soutien actif de l’Occident et notamment des USA de transformer cette menace en opportunité et de passer à l’attaque pour poursuivre le projet de refonte du Moyen-Orient ou le projet du Grand Israël. Le gouvernement israélien et Trump se préparent à entamer un processus accéléré de nettoyage ethnique en Cisjordanie et à Jérusalem.
Le régime israélien vient d’annoncer une nouvelle opération militaire, « Mur de fer », à Jénine, au nord de la Cisjordanie. Le nom de l’opération n’est pas aléatoire. Le Mur de fer est l’œuvre fondatrice de Vladimir Jabotinsky, l’un des pères fondateurs du sionisme. Cette œuvre est la force idéologique motrice de la vision de Netanyahou. Jabotinsky écrit : « Il ne peut y avoir d’accord volontaire entre nous et les Arabes de Palestine… Les populations indigènes, civilisées ou non, ont toujours résisté obstinément aux colons… ». La colonisation est le nom du jeu et l’effacement du peuple palestinien en est l’objectif.
Israël, n’est pas non plus prête de se retirer du Sud du Liban. Il en va de même pour la Syrie, où l’armée sioniste a pris l’initiative de détruire les capacités militaires syriennes après l’effondrement du régime précédent, de s’emparer de nouvelles zones de son territoire et d’encourager officiellement les tendances séparatistes à déchirer le pays et à pousser son peuple au conflit et à la lutte.
L’Iran, qui se trouve dans la zone cible d’Israël, est conscient de cette réalité et ses dirigeants soulignent que leur pays est prêt à faire face à une telle éventualité. La Turquie est également visée par le projet expansionniste israélien en jouant la carte du séparatisme kurde, évoquée par plus d’un responsable israélien, et les jours montreront comment elle traitera cette question. Le Yémen, pour sa part, est engagé dans un conflit direct avec l’entité sioniste et il est inévitable que ce conflit s’intensifie.
La question est de savoir comment les autres États de la région traiteront le projet expansionniste israélien. L’Égypte et la Jordanie accepteront-elles le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza ? L’Arabie saoudite acceptera-elle un ordre régional dirigé par Israël ? Le choix proposé aujourd’hui à tous les pays de la région est la normalisation ou le génocide. Ce qui est sur la table aujourd’hui, ce n’est plus la normalisation classique des relations commerciales et économiques, la coopération dans divers domaines, mais la soumission totale à l’entité sioniste.
Génocide ou normalisation, le projet est de faire disparaître toute notion de peuple dans la région et en faire un marché libre des marchandises et des identités. Génocide ou normalisation sont deux options du même projet de faire disparaître toute quête de dignité et de souveraineté dans la région.
Edward Saïd écrivait en octobre 1993, dans son article prémonitoire « Oslo : le jour d’après » :
« En réalité, avec ses institutions bien développées, ses relations étroites avec les USA et son économie agressive, Israël incorporera économiquement les territoires [occupés], les maintenant dans un état de dépendance permanente. Et puis Israël se tournera vers le monde arabe élargi, faisant usage des bénéfices politiques de l’accord palestinien comme d’un tremplin pour s’introduire dans les marchés arabes, qu’il exploitera aussi et dominera probablement. »
Nous y sommes !
A cet égard, il faut rappeler que les États-Unis (et leurs alliés européens) ont eu recours, à partir des années 1990, à divers mécanismes visant à favoriser l’intégration économique d’Israël dans le Moyen-Orient élargi. L’un d’eux était l’approfondissement des réformes économiques – une ouverture aux investissements étrangers et aux flux commerciaux qui se sont rapidement répandus dans la région.
Dans ce contexte, les États-Unis ont proposé une série d’initiatives économiques visant à lier les marchés israéliens et arabes les uns aux autres, puis à l’économie américaine. Les « Qualifying Industrial Zones » (QIZ), des zones de production à bas salaires créées en Jordanie et en Égypte à la fin des années 1990 en sont une illustration.
Avec les accords d’Abraham, cinq pays arabes entretiennent désormais des relations diplomatiques officielles avec Israël. Ces pays représentent environ 40 % de la population du monde arabe et comptent parmi les principales puissances politiques et économiques de la région. Le contrôle de cette région permettra aux USA d’asseoir son hégémonie et de contrer le projet des nouvelles routes de la Soie Chinois. Mais une question cruciale demeure : quand l’Arabie saoudite rejoindra-t-elle ce club ? Tous les signes montrent que c’est l’objectif numéro 1 de Trump.
Au Maghreb, l’accord de normalisation du Maroc avec Israël signé le 22 décembre 2020 n’a fait qu’exacerber les contradictions bloquant le projet d’intégration économique maghrébin. En Tunisie, si la normalisation officieuse s’est accélérée avec Ben Ali suite aux Accords d’Oslo [5], la normalisation officielle reste « un crime de haute trahison » selon les termes du président Kais Said. Il est à craindre qu’avec l’arrivée de Trump, la pression pour la normalisation de la Tunisie et de l’Algérie avec Israël s’accélère.
Par ailleurs, la montée des tensions entre l’Algérie et le Maroc au sujet du Sahara occidental, et entre la France et l’Algérie ne peuvent qu’alerter sur l’avenir incertain du Maghreb qui subit également sous d’autres formes le projet expansionniste israélo-Américain. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les premiers concernés, les peuples visés par la monstruosité et la brutalité de la machine de destruction américano-israélienne résisteront de toutes leurs forces au projet de mutiler la région et la soumettre.
Les révolutions arabes qui ont subi différentes formes de contre-révolution d’une brutalité sans précédent doivent être pensées sur le long terme comme une phase d’un long cycle de luttes anticoloniales et les Palestiniens sont en train d’indiquer au prix de leur sang l’ennemi principal. C’est la raison pour laquelle la résistance des Palestiniens est un élément essentiel du changement politique dans le monde arabe, une région qui est aujourd’hui la plus polarisée socialement, la plus inégale économiquement et la plus touchée par les guerres dans le monde. Inversement, c’est la raison pour laquelle la lutte pour la Palestine est intimement liée aux succès et aux échecs d’autres luttes sociales progressistes dans la région.
Et la résistance continue
Le cycle historique ouvert par l’opération Toufan Al-Aqsa au-delà de sa capacité à montrer les défis posés à toutes les populations de la région arabe en termes de libération et de souveraineté nationale, a révélé quelques vérités qu’on ne peut plus ignorer :
– Israël, qui s’est couvert pendant des décennies des oripeaux de la sainteté démocratique, est aujourd’hui mis à nu – un État d’une brutalité implacable, façonné par la violence coloniale et notamment le génocide et le nettoyage ethnique. Un État dont l’existence dépend entièrement du soutien de l’Europe et des États-Unis, qui étouffe le monde arabe, anéantissant son avenir avant qu’il ne puisse s’exprimer. Son récit de légitimité s’effiloche sous le poids de sa propre violence, sa prétention à une position morale élevée s’érode. Le cycle ouvert par le Toufan Al-Aqsa tout en bloquant le projet de normalisation avec l’Arabie saoudite a déconstruit tous les récits qui invitent à composer avec Israël comme un fait accompli. La distance zéro remet les pendules à l’heure en rappelant la réalité coloniale et sauvage du projet colonialiste sioniste, un projet génocidaire soutenu par de larges franges de la société israélienne. Le défi partout dans toute la région reste la résistance contre toutes les formes de colonisation : guerre, dette, colonisation intellectuelle.
– Le cycle ouvert par l’opération Toufan Al-Aqsa a signé une fois pour toutes l’effondrement de la supériorité morale de l’occident déjà largement fragilisée par le passé. La manière dont le fascisme occidental et l’impunité israélienne se nourrissent mutuellement est assez limpide. Le slogan « Tuez les Arabes » scandé par les israéliens et repris par les fascistes en occident a rappelé que toutes les institutions créées par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale sont incapables de sauver les vies d’Arabes chez eux mais aussi partout dans la planète.
– Le projet colonisateur expansionniste et messianique mené par Trump et Netanyahou dévoile encore une fois la fragilité du droit international comme moyen de régulation des conflits et des guerres. Par ailleurs, le langage libéral du droit ne peut rendre compte à lui seul des enjeux de libération nationale des peuples de la région. La question Palestinienne ne peut être réduite à une question des violations massives des droits de l’homme par Israël et des violations continues du droit international que les Palestiniens subissent depuis près de huit décennies. Il s’agit d’abord d’un fait colonial et d’une quête d’auto-détermination du peuple palestinien qui dépasse le cadre établi par les institutions post deuxième guerre mondiale largement instrumentalisé par les pays de l’OTAN. De la même manière, réduire les aspirations des peuples arabes à un enjeu de libertés individuelles ou de libertés publiques cadrées par le langage du droit et/ou de la transition démocratique libérale est problématique car il n’y a pas de démocratie viable dans un champ de ruine sans souveraineté ou les populations subissent plusieurs formes d’assujettissement.
– Enfin, les moyens de résistance ne sont pas uniquement le produit de l’inventivité des acteurs mais elles sont largement déterminées par le contexte matériel des rapports de forces. L’intervention étrangère occidentale dans le monde arabe, qu’elle prenne la forme de guerre directe ou de réformes néo-libérales, rappelle régulièrement que la problématique de la libération nationale demeure entière dans les pays arabes. Malgré les indépendances formelles dans certains pays, l’impérialisme économique est l’autre face du colonialisme et du Génocide dont l’objectif est l’abolition définitive de toute souveraineté nationale et de toute dignité individuelle et collective. Loin de toute opposition binaire entre démocratie libérale et régime autocratique, les révolutions arabes et la résistance palestinienne nous montrent encore une fois que l’ingérence occidentale s’accommode de tous les régimes qui servent ces intérêts et éliminent ceux qui lui résistent. N’a-t-on pas assisté au blocage du processus démocratique dans les territoires autonomes palestiniens par les États-Unis et l’Union européenne suite à la victoire sans appel du Hamas aux élections législatives du 25 janvier 2006. La dernière décennie invite donc à replacer la « souveraineté nationale populaire » au cœur des alternatives politiques et économiques à identifier afin de soutenir les différentes vagues de luttes sociales et populaires qui résistent tant bien que mal au rouleau compresseur de la fragmentation israélo-américaine.
Conclusion
La chute du régime syrien et les révolutions arabes, tout autant que le cycle ouvert par le 7 octobre, offrent une réflexion critique sur la fragilité des alliances et les défis posés aux luttes pour la souveraineté nationale dans le monde arabe. Alors qu’Israël poursuit son projet expansionniste et sa stratégie de nettoyage ethnique, il est essentiel qu’il tire des enseignements de l’histoire à savoir comment la colonisation peut paradoxalement consolider les bases d’une résistance imprévue.
L’effondrement du régime de Assad et l’affaiblissement de l’Axe de la résistance ne marquent pas seulement la fin d’une époque, mais préfigurent également la genèse d’un avenir incertain. La guerre perpétuelle dans la région n’est pas finie et la Palestine demeure une boussole décisive, mettant en lumière les contradictions morales, tactiques et stratégiquesdes puissances régionales et impérialistes. Le cycle ouvert par Toufan Al-Aqsa n’a pas seulement dévoilé des vérités et des évidences qu’on ne peut plus ignorer, il a surtout ravivé le débat sur l’avenir en soulevant plusieurs interrogations :
Comment naviguer à travers le dédale d’ambitions concurrentes, de clivages idéologiques et d’interventions régionales et impérialistes qui rivalisent d’ingéniosité pour façonner le destin de la Palestine, de la Syrie, du Liban et de toute la région ? La Syrie, tout comme la Libye, l’Irak et tant d’autres pays avant elle, deviendra-t-elle un champ de bataille et de divisions sans fin ? Les Palestiniens vont-ils continuer, comme le suggèrent les belles images du retour au Nord des Gazaouis, à résister à tout projet de nettoyage ethnique et à inspirer d’autres luttes dans la région ? Les régimes arabes vont-ils continuer à ignorer la quête sans répit de souveraineté nationale de leurs populations, feignant d’oublier que la normalisation telle qu’envisagée par le projet du Moyen-Orient élargi signera tout simplement leur disparition tôt ou tard ?
Les réponses restent floues, mais les enjeux sont clairs : la carte des pouvoirs se redessine rapidement et, dans les marges de ce bouleversement, de nouvelles possibilités incertaines, mais dynamiques, sont offertes par différentes formes de résistance.
Le cycle qui a commencé après l’opération du Toufan Al-Aqsa est loin d’être achevé et la guerre entre les Arabes et l’axe Israélo-américain n’a pas encore pris fin. Les slogans « La Tunisie libre et sa capitale Jérusalem » ou « La Palestine est une cause nationale » brandis par les Égyptiens et les Marocains incarnent non seulement le lien organique entre les peuples de la région, mais montrent aussi que tous les pays arabes subissent plus ou moins le sort des Palestiniens, qui leur demandent de retravailler leurs stratégies de résistance.
Les stratégies de résistance impliquent d’abord d’en finir une fois pour toutes avec les négociations molles et les compromis boiteux ; et de bien identifier la menace centrale : celle du projet expansionniste du Grand Israël. Il s’agit d’adopter la posture d’un refus radical montrée par les différentes formes de résistance dans le monde arabe ; une posture de rupture radicale, seule à même de garantir la dignité individuelle et collective des peuples de la région à la « distance zéro » de la machine de destruction.
*
Hèla Yousfi est maitre de conférences, Université PSL-Paris-dauphine.
Illustration : « Rituals under occupation », 1989. Tableau de Sliman Mansour, peintre palestinien.
Notes
[1] Luizard, P. J. (2017). Le piège Daech : l’État islamique ou le retour de l’histoire. La Découverte.
[2] Hage, G. (2017). Le loup et le musulman : le racisme est-il une menace écologique ?. Wildproject.
[3] Corm, G. (2007). Le Proche-Orient éclaté : 1956-2007. Gallimard.
[4] Nazih N. Ayubi (1991), Over-stating the Arab State. Politics and society in the Middle East, Londres, I.B. Tauris.
[5] Après les accords d’Oslo, Tunis a mis en place entre 1996 et 1999 un bureau de contact à Tel Aviv. Un poste occupé entre 1996 et 1997 par Khemais Jhinaoui, qui deviendra ministre des Affaires étrangères entre 2016 et 2019.
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