Édition du 15 octobre 2024

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Israël - Palestine

Israël : autopsie du suicide d’une Nation

Israël est toujours perçue comme en sursis, dans une existence conquise de haute lutte mais sans cesse menacée par un environnement régional hostile. Et si le vrai danger existentiel qui pèse sur Israël venait de lui-même ?

Tiré du blogue de l’auteur.

Juges 21-25, « En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui semblait juste à ses yeux »

Proverbes 29-18 : « Quand il n’y a point de vision, le peuple est sans frein »

« Israël n’a pas de politique étrangère, seulement une politique intérieure ». Malgré son absolu cynisme en matière de relations internationales, Henry Kissinger avait une capacité certaine à ramasser le réel en une formule quasi axiomatique.

À observer Israël et ce qui en est communément dit, seule la pression géopolitique expliquerait de façon univoque la politique extérieure du pays. Tout comme son incapacité à se normaliser dans son environnement régional. Mais, à suivre l’axiome « kissingerien », il est aussi possible de considérer que la politique étrangère israélienne est tout autant un sous-produit de sa situation politique intérieure.

Selon cette dynamique centrifuge éclairée par Kissinger, l’état de guerre permanent que vit Israël depuis sa création pourrait donc aussi être le signe d’un effort continu de pacification des tensions intérieures du pays par l’externalisation et l’exportation de celles-ci. Que les minorités intérieures, les territoires occupés palestiniens ou les pays voisins figurent cet extérieur. S’opèreraient alors une purgation et un transfert vers l’extérieur de la violence sociale et politique du pays.

Toujours selon l’explication de Kissinger, c’est à la seule condition d’une alerte existentielle permanente que la société israélienne n’implose pas. Autrement dit, cet état de guerre permanent est aussi la continuation par d’autres moyens et vers d’autres buts des forces dislocatrices qui traversent la société israélienne.

Or, depuis le 7 octobre, la mise en place concomitante d’un front intérieur et d’un front extérieur s’observe. Les guerres menées par le pays coexistent avec une exacerbation croissante de la conflictualité intérieure.

Tout se passe comme si la conflictualité extérieure ne suffisait plus à résoudre et évacuer la fracturation latente de l’État d’Israël et de sa société. Plus encore, ces deux dynamiques semblent se conjuguer, se répondre, s’additionner, voire se multiplier dans un large mouvement destructeur. Et c’est peut-être là que gît le plus grave danger existentiel pour Israël.

En suivant cette hypothèse, Benjamin Netanyahou joue, à l’évidence, un rôle d’accélérateur. Si ce dirigeant a toujours habilement manié la dynamique centrifuge qui purgeait son pays, il alimente désormais les tensions internes qui menacent la société israélienne. Et plus la situation intérieure lui échappe et s’emplit de positions inconciliables, plus Benjamin Netanyahou ouvrira de nouveaux fronts dans ses guerres extérieures.

Le front libanais, appelé en Israël de façon significative la « guerre du nord » qui vient s’ajouter à celle de l’ouest (Gaza) et celle de l’est (Cisjordanie), illustre ce schéma encastré non seulement dans l’éthos du Premier ministre mais aussi dans l’instabilité chronique d’Israël. Comme si le pays ne disposait toujours pas des mécanismes intérieurs nécessaires et suffisamment forts pour se pacifier.

En sociologie, l’anomie est une situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles. Ou lorsque, bousculées par les changements sociaux, elles sont concurrencées et doivent s’effacer devant d’autres normes.

Un pays, organisation normé s’il en est, peut aussi se trouver en situation d’anomie. L’anomie israélienne tient à plusieurs facteurs : effilochement du tissu social, poussée de l’extrême-droite religieuse, sape du sentiment de confiance envers l’État, pression de la guerre, communautés qui vivent en parallèle ou en opposition mais non ensemble… Cette anomie intérieure est renforcée par une autre anomie, internationale celle-là. Les guerres israéliennes actuelles se placent dans un vide international, entre repli électoral ou de longue durée des États-Unis et impuissance organisée de l’ONU.

Retour à « Sde Teiman » : quand l’armée vacille

Institution centrale de l’ordre social, économique et politique israélien, l’armée n’échappe pas à ces tensions. Lorsque les historiens se pencheront sur ce qui aura été le signe le plus flagrant d’une société israélienne en voie de fracturation, un chapitre entier sera consacré non pas à la guerre à Gaza mais à la prise d’assaut de la base militaire de Sde Teiman, le 29 juillet dernier.

Tout est parti de l’arrestation par la police militaire des Forces de défense israéliennes (IDF) de neuf réservistes au sein du camp de détention de la base militaire de Sde Teiman. Ces soldats devaient être interrogés après qu’un prisonnier palestinien, détenu dans l’établissement, avait été transporté d’urgence à l’hôpital. Les réservistes étaient soupçonnés d’avoir commis sur lui des sévices graves et de l’avoir sodomisé de force.

Or, après avoir tenté d’entrer dans la prison militaire de Sde Teiman pour les libérer, des manifestants d’extrême droite ont envahi la base militaire de Beit Lid, laquelle abrite aussi la police militaire et certains tribunaux de Tsahal. Selon la presse israélienne, les assaillants, dont certains semblaient armés, ont été encouragés par des membres ultranationalistes de la coalition gouvernementale, également présents sur place. Ceux-ci entendaient contester les processus internes de l’armée pour juger ses propres soldats.

Le ministre du Patrimoine Amichay Eliyahu, les députés Zvi et Nissim Vaturi ont même été filmés parmi les personnes forçant l’entrée de la base. Le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir comme celui des Finances, Bezalel Smotrich, ont de leur côté mobilisé leurs partisans ou justifié cet assaut. Les journalistes présents ont noté que la police israélienne, placée sous l’autorité du ministre Ben Gvir, était restée relativement passive et n’avait arrêté aucun des manifestants.

Du côté politique, le ministre de la Défense, Yoav Gallant a alerté contre ce « grave » incident qui portait “gravement atteinte à la démocratie israélienne ». Yaïr Lapid, chef du parti d’opposition Yesh Atid, via X, a affirmé que le message envoyé par les députés qui ont pris d’assaut les bases de Tsahal est qu’“Ils en ont fini avec la démocratie, ils en ont fini avec l’État de droit”. “Ce n’est pas une émeute, c’est une tentative de coup d’État menée par une milice armée », a-t-il poursuivi.

La presse israélienne a été vivement alarmée par ce double assaut. Le très influent éditorialiste Ben Caspit y a vu une “marche vers la guerre civile” et un abandon de l’État de droit, alors même que les institutions israéliennes, estime-t-il, y compris l’armée du pays, fonctionnent conformément à la loi depuis la déclaration de l’indépendance du pays en 1948.

Pour le journaliste Barak Ravid, d’Axios, cet incident traduit “la désintégration de la chaîne de commandement de Tsahal et de l’ordre public interne de l’armée, encouragée par des politiciens ultranationalistes qui, pendant des années, ont qualifié l’armée d’institution ‘libérale’ et ont affirmé qu’elle faisait partie d’un ‘État profond’ qui avait besoin d’être démantelé”.

Ha’Aretz, tout aussi alarmé, cite de son côté des sources de la Défense selon lesquelles les événements dans les deux bases reflètent « la désintégration de la société israélienne » et pour lesquelles cet incident est "plus dangereux que l’Iran et le Hezbollah réunis."

Ces alarmes ont été d’autant plus vives que les militants d’extrême-droite ont obtenu gain de cause avec la libération des 9 soldats alors que la prison a été qualifiée, dans la presse internationale et du pays, de « Guantanamo à l’israélienne ». L’ arrestation des soldats avait pourtant été une façon pour l’armée d’indiquer à la communauté internationale que le système judiciaire israélien a les ressources pour juger les manquements au droit israélien et au droit international commis par ses soldats.

Sde Teiman n’est pas un épiphénomène. L’incident a ébranlé quelques socles de la société israélienne dont le prestige de l’armée et l’inviolabilité de ses bases. De la même façon, il a été interprété comme une façon de sortir ou d’exempter Israël du système international et de toute responsabilité qui en découle.

Une tentation contre laquelle avait pourtant mis en garde Aharon Barak, qui fut président de la Cour Suprême israélienne, et qui avait rappelé qu’ « Israël n’est pas une île enclavée, mais fait partie d’un système international ». Un système auquel il doit théoriquement rendre des comptes.

Le face-à-face de l’Armée et de la Police

À Sde Teiman, devant l’absence de réaction de la police ou sa relative passivité, l’armée israélienne a été contrainte de se déployer face à des manifestants ultranationalistes restés impunis. Dans cet instantané figurant une mise en opposition de la Police et de l’Armée, se cristallise l’une des lignes de fracture qui menacent la société israélienne.

Ces tensions sont d’abord affaires d’hommes. Yoav Gallant a des relations notoirement exécrables avec Benjamin Netanyahou et Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale. Les prises de position du ministre de la Défense, sur la question des otages, sur l’hypothèse d’une « victoire totale » sur le Hamas avancée par Netanyahu et qu’il a qualifié d’« absurde » , comme ses réticences à ouvrir un front libanais ou son objection à l’exemption des étudiants de yeshiva du service militaire, indiquent d’une crise de confiance entre l’appareil militaire et le Premier ministre, flanqué de ses alliés d’extrême-droite.

Si le Premier ministre a exclu Itamar Ben-Gvir du cabinet de guerre, il lui a toutefois concédé la sécurité intérieure. Une façon également de contenir Yoav Gallant, aussi perçu comme l’homme des Américains, en accordant de larges pouvoirs au trublion d’extrême-droite sous la responsabilité de qui la Police a été placée.

Lorsque le gouvernement a été mis en place en novembre 2022, la presse israélienne avait craint que Ben Gvir ne forme une milice pour son usage politique. La distribution massive d’armes à des civils, après le 7 octobre, a ravivé cette crainte. Après que des objections ont été soulevées contre la création d’une garde nationale qui rendrait directement compte au ministre, celui-ci a obtenu le vote d’une loi sur mesure. Une loi analysée par Ha’Aretz comme « une autre étape cruciale vers l’éclatement final de la démocratie israélienne ».

Cette loi, adoptée en décembre 2022, accorde de larges pouvoirs en matière de police au ministre de la Sécurité nationale. Son adoption était une condition essentielle posée par Ben Gvir pour rejoindre le gouvernement de Benjamin Netanyahu.

Concrètement, cette loi sur mesure permet au ministre de la Sécurité intérieure de « définir les politiques de la police et les principes généraux de son fonctionnement ». Elle autorise également au ministre de définir la politique en matière d’enquêtes, après consultation du procureur, du commissaire de police et des officiers chargés des enquêtes. Autrement dit, l’un des premiers actes du gouvernement a été d’octroyer à un ministre d’extrême-droite religieuse et ultra-nationaliste le contrôle opérationnel de la police.

La Cour suprême comme la Procureure générale ont tenté de maintenir et garantir l’indépendance de la Police et de ses enquêtes après que des groupes de la société civile ont contesté les pouvoirs étendus de Ben Gvir, s’inquiétant que les dispositions vagues de la loi créent un risque de politisation de l’institution policière. Mais le ministre a déjà laissé son empreinte sur la police, en nommant des responsables qui lui sont inféodés.

Cet été, un incident a ainsi dernièrement conforté les craintes des médias et des citoyens israéliens. Une jeune femme, qui avait jeté une poignée de sable dans la direction de Ben Gvir, a été violemment arrêtée et placée en garde à vue durant 24H. Beaucoup y ont vu la confirmation que la Police, forte de 30.000 hommes, se conforme déjà aux ordres et au programme d’un ultranationaliste extrémiste.

La crainte est d’autant plus forte dans un contexte de manifestations régulières de la société civile du pays. En 2023, la Cour suprême a explicitement interdit à Ben Gvir de donner des instructions à la police en raison de préoccupations concernant le maintien de l’ordre lors des manifestations antigouvernementales. Cependant, Itamar Ben-Gvir a notoirement protégé des officiers accusés de violences durant ces manifestations.

Depuis que Ben-Gvir a pris la direction de la police du pays, la police a été accusée de laxisme face à la violence des colons en Cisjordanie occupée, de tactiques agressives contre les manifestants antigouvernementaux et de ne pas avoir réussi à mettre un terme aux attaques d’extrême droite contre les convois humanitaires à Gaza assiégée. Dans le même temps, Ben-Gvir a cherché à modifier unilatéralement le statu quo qui régit le lieu saint le plus inflammable de Jérusalem, l’enceinte de la mosquée al-Aqsa ou Mont du Temple. « Un jour, le tyran (Benjamin Netanyahou) jettera un coup d’œil par-dessus son épaule et constatera que l’homme qu’il a nommé pour assurer sa sécurité commence à constituer sa propre armée. », avertit de son côté l’analyste Yossi Klein dans un article alarmé.

Sous Ben Gvir, Israël connaît une recrudescence des crimes violents, un nombre record de meurtres et une forte augmentation du nombre d’accidents de voiture mortels. En particulier, les crimes violents dans les villes et villages palestiniens israéliens ont atteint des niveaux records, passant de 116 meurtres en 2022 à 244 en 2023. Près de 170 Arabes israéliens ont été assassinés en 2024. Dans son éditorial du 15 septembre, Ha’Aretz notait ainsi que sept citoyens arabes ont été tués en Israël en moins de 24 heures. Mais rien de tout cela n’est une priorité pour la police de Ben-Gvir.

La conflictualité intérieure israélienne s’est accrue, que celle-ci concerne les Palestiniens de Cisjordanie, ceux de citoyenneté israélienne, les manifestants contre la politique de Netanyahou, les familles des otages ou l’armée comme lors de l’assaut de Sde Teiman. Une violence qui se diffuse et qui vient comme pointer une anomie naissante en Israël. Une anomie entendue non pas au sens de l’absence ou d’organisation ou de loi, mais au sens de disparition des valeurs communes à un groupe.

Cette anomie intérieure semble répondre, en miroir, à une autre anomie, celle constatée dans la guerre menée à Gaza et dans les territoires occupés. Dans la chaine de commandement comme dans le comportement individuels ou en groupes de certains soldats israéliens, l’anomie prend alors la forme non pas de l’absence de toute norme ni même de toute morale mais du refus de celles-ci.

Israël a toujours affirmé être tout à la fois une démocratie et un État de droit. Un État régit par la loi et s’inscrivant dans un système international. La Police comme institution encadrée par des normes rigoureuses, et non inféodée à un parti politique ou un homme, participe en théorie de ces principes. Pourtant « [p]lus Ben Gvir et Smotrich seront en charge de la sécurité nationale et de la Cisjordanie, plus il sera impossible de croire que les décisions en matière de sécurité ne sont pas biaisées par des considérations personnelles et de partis politiques », observe dans Ha’Aretz, Mordechaï Kremnitzer de l’Israel democracy institute.

La possibilité d’un schisme intérieur sur fond de colonisation accélérée

Un autre transfert de pouvoirs significatifs a été de façon discrète, porteur également d’un possible schisme. Politique et territorial celui-là.

Le 29 mai dernier, l’armée israélienne a discrètement cédé d’importants pouvoirs en Cisjordanie occupée à l’administration de Bezalel Smotrich. Bon nombre des pouvoirs exercés auparavant par la chaîne de commandement militaire, de la réglementations en matière de construction jusqu’à l’administration de l’agriculture, de la sylviculture, des parcs et des zones de baignade, sont désormais sous la responsabilité de ce ministre d’extrême-droite. Ce transfert réduit également les contrôles juridiques sur l’expansion et le développement des colonies. Autrement dit, Smotrich, qui vit lui-même dans une colonie illégale, supervisera lois et réglementations régissant la vie des 800000 colons mais également des millions de Palestiniens de Cisjordanie.

Ce transfert de pouvoir a été compris comme venant affirmer la souveraineté israélienne en Cisjordanie. Il est largement considéré comme une étape significative vers l’annexion de jure par Israël de grandes parties de la Cisjordanie. Les Accords d’Oslo, déjà moribonds, ne sont plus. La colonisation n’est plus rampante mais ouverte. 2024 aura d’ailleurs été l’année lors de laquelle la plus grande superficie de terres de Cisjordanie a été déclarée « Domaines de l’État ».

Certes, officiellement, le pouvoir a été présenté comme essentiellement administratif. Mais sur le terrain les colons surarmés, leur impunité et leur autonomisation croissante par rapport à l’État d’Israël emportent les germes d’une autonomie plus large pour eux et de cette même anomie en germe à l’échelle du pays.

Voici Bezalel Smotrich intronisé tétrarque ou satrape de ce qu’il nomme « Judée-Samarie ». Pourtant la CIJ et l’Assemblée générale de l’ONU ont estimé que la présence israélienne dans les territoires palestiniens constitue bel et bien une occupation et un crime international, requérant dès lors le retrait israélien de ces mêmes territoires. Déjà dans les documents officiels israéliens, la région figure une division administrative à part, nommée « Gouvernorat de Judée et Samarie ».

Entre la violation continue du droit international et la possibilité d’une guerre civile si ce même droit international venait à s’appliquer, Israël a choisi et choisira toujours la première hypothèse.

Mais les pouvoirs élargis qu’a obtenus Bezalel Smotrich suffisent déjà pour créer une entité politique autonome. Une entité peuplée de 800 000 colons qui pourraient décider de ne plus appliquer les lois profanes de l’État d’Israël.

Le 7 octobre a été compris par beaucoup comme la traduction humaine d’une eschatologie cachée et en voie d’accomplissement. Les colons en Cisjordanie sont en effet toujours plus gagnés par une fièvre messianiste. En témoigne le mouvement dit des « Jeunes des Collines ». Quand l’autorité de l’État israélien contreviendra de façon frontale à un mode de vie et à des normes qui se veulent comme découlant de la seule autorité de la Loi religieuse juive, que se passera-t-il alors ? Déjà le projet de conscription des Haredim ou ultra-orthodoxes en donne un aperçu en termes de refus et de désobéissance.

L’Histoire se répétera-t-elle ? Selon la Bible, après la mort du Roi Salomon, un schisme apparut qui mena à la scission de l’Israël antique en deux entités politiques rivales : le royaume d’Israël et le Royaume de Judée. Dans la volonté d’assurer une souveraineté juive sur la Cisjordanie, Benjamin Netanyahou peut aussi être l’instrument involontaire d’une répétition de cette scission antique.

Une société en lente fracturation

Dans l’histoire d’Israël, les risques de scission ont déjà existé. Le pays a traversé, entre autres, les manifestations massives qui ont suivi la guerre du Liban en 1982, l’assassinat d’un Premier ministre en 1995 et le retrait forcé de 8 600 colons qui ont quitté le bloc de Gush Katif, à Gaza en 2005.

Une autre brèche s’est ouverte depuis le 7 octobre, qui se cristallise notamment dans la question des otages. La presse israélienne a documenté les obstacles sciemment posés par Netanyahou à tout accord. Dernièrement, c’est sur le corridor de Philadelphie, sur lequel Netanyahou entendait garder le contrôle, que les pourparlers ont achoppé. Philadelphie, ou l’amour des frères…il faut prêter sens aux mots.

La certitude qui s’installe que le gouvernement israélien a préféré abandonner ses citoyens au profit de calculs politiques pour les uns ou de prophéties fumeuses pour les autres a approfondi les tensions du corps social israélien qui court depuis quelques années. La stigmatisation des familles des otages et de leur soutien participe de ce délitement, ces familles étant de plus en plus ouvertement traitées comme des ennemis intérieurs politiques.

L’abandon effectif des otages retenus par le Hamas a aussi montré que deux sociétés israéliennes, deux visions aussi, se font face et peuvent s’affronter : celle d’un Israël qui refuse la guerre perpétuelle et aspire à un cessez-le-feu contre un Israël qui voit dans ces évènements tragiques l’occasion de concrétiser le « grand Israël » messianiste. Un Israël laïque, qui se revendique d’une tradition sioniste mais qu’il considère comme aboutie et close. Face à cet Israël, dont beaucoup des otages sont issus, se tient un Israël religieux qui inscrit les évènements dans une lecture religieuse et dans une dynamique territoriale, considérée comme non aboutie.

En un sens, cette fracture poursuit et approfondit la crise institutionnelle que le pays connaissait avant le 7 octobre, en raison du désir du gouvernement israélien et de Benjamin Netanyahu de réduire l’indépendance de la Cour suprême. Celle-ci est garante du contrôle judiciaire et de la protection des libertés civiles, notamment parce que le pays ne dispose que d’une seule chambre législative. Le pays n’a pas non plus de constitution formelle, mais un ensemble de 13 lois fondamentales que la Cour suprême utilise comme constitution de facto. Autrement dit, la Cour Suprême avait développé un contrôle juridique des actes politiques, ce qui a semblé insupportable pour Netanyahou et ses alliés.

Or, la réforme que voulait impulser le premier ministre consistait notamment à annuler les décisions rendues par la haute juridiction par une simple majorité d’une voix à la Knesset. Une Knesset pourtant contrôlée par des partis extrémistes pour lesquelles la loi de l’État n’est au mieux qu’une modalité pour généraliser l’application de la loi religieuse.

Cette possible mise au pas de la plus haute instance judiciaire du pays avait suscité de sérieuses inquiétudes et provoqué de vastes manifestations contre ce qui était alors qualifié de « coup d’État judiciaire ». Lors des manifestations qui ont suivi le projet de loi, l’armée traditionnellement socle de cohésion du pays avait montré des signes de tension avec plus de 1 000 réservistes de l’armée de l’air qui avaient alors songé à boycotter leur devoir militaire si le projet de loi progressait.

La question des responsabilités qui ont mené au 7 octobre sera forcément posée et peut approfondir ces ruptures entre l’armée et le pouvoir politique. Certes Benjamin Netanyahou a indiqué que la création d’une commission d’enquête devra attendre la fin de la guerre, tout en se dédouanant par avance de toute responsabilité et ou en laissant ses proches charger l’armée israélienne des défaillances qui ont mené à cette catastrophe humaine.

Mais la tension qui monte entre lui et l’appareil militaire et sécuritaire ne s’apaisera pas quand il faudra pointer les responsabilités. Pour les observateurs israéliens, si l’armée israélienne se retrouve comme bouc émissaire du 7 octobre et de l’échec des actions militaires qui ont suivi, elle devra choisir entre accepter sa marginalisation indéfinie ou se heurter frontalement au pouvoir politique. De ce choix découlera aussi l’avenir d’Israël.

Il est ainsi symptomatique que les références à l’affaire Altalena se multiplient dans les débats médiatiques israéliens. Le 26 mai 1948, Ben Gourion publiait un ordre portant sur la formation des Forces de défense israéliennes (IDF). Or, certaines milices sionistes, dont l’Irgoun et le Léhi avaient alors refusé cette institutionnalisation afin de préserver un certain degré d’indépendance politique. Ce fut le début de cette affaire Altalena, lorsque les IDF, dominées par la Haganah, tentèrent de bloquer une cargaison d’armes à bord du cargo Altalena et destiné à l’Irgoun. L’affrontement avait entraîné la mort de nombreux membres de l’Irgoun, des arrestations massives et le bombardement du navire lui-même. Cette mini-guerre civile dans le tout jeune État israélien a abouti à un équilibre historique que le 7 octobre a peut-être bouleversé.

Dans l’anomie qui gagne la société israélienne, la guerre devient non pas une situation perturbatrice de la coexistence sociale mais un moyen d’assurer cette dernière. Et avec l’anomie, c’est aussi le sens même de l’altérité qui s’efface.

À la Nakba continuelle, un 7 octobre continu fait miroir. Chaque jour est une répétition de ce trauma. Le risque à terme est de sortir des catégories encore normées de la paix et de la guerre pour entrer dans un nihilisme. Une étanchéité entre les faits et les valeurs qui ne peut être que destructrice pour tous.

« Il n’y aura pas de guerre civile [en Israël] » répète à l’envi Benjamin Netanyahou, lors de chaque crise intérieure. Il sera pourtant peut-être celui qui livrera le pays à ses apories, contradictions renforcées paradoxalement par des choix politiques censés les prévenir.

Tel Samson arcbouté entre ses deux piliers à Gaza…

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