Tiré de Médiapart.
Lorsque, en juin dernier, Naftali Bennett a obtenu par 60 voix contre 59 la confiance de la Knesset pour devenir premier ministre d’Israël, nombre de ses compatriotes qui manifestaient chaque vendredi soir contre Benjamin Netanyahou ont espéré qu’un chapitre peu glorieux de leur histoire s’achevait enfin et qu’une nouvelle page allait s’ouvrir.
Certes, Bennett et son prédécesseur étaient soutenus par le même électorat reposant sur la droite nationaliste religieuse et les colons. Certes, ils partageaient à peu de chose près la même idéologie, partisans l’un comme l’autre d’un « grand Israël » de la Méditerranée au Jourdain. Certes, ils rejetaient tous les deux la création d’un État palestinien. Mais, au moins, Bennett n’était pas poursuivi par la justice de son pays pour trois motifs infamants : corruption, fraude, abus de confiance.
Enrichi par la vente à des fonds américains de ses deux start-up spécialisées dans les logiciels de cyberprotection, le nouveau premier ministre paraissait en outre à l’abri de l’amour de l’argent qui avait hanté son prédécesseur. Il ne semblait pas non plus habité par la même arrogance, le même appétit maladif du pouvoir, de ses avantages et de ses privilèges.
Le gouvernement « de changement » constitué par Bennett comprenait enfin des représentants de la gauche sioniste – Meretz et Parti travailliste –, une voix du centrisme laïc, Yaïr Lapid, actuellement ministre des affaires étrangères – qui deviendra premier ministre en août 2023, en vertu de l’accord gouvernemental d’alternance –, et même un ministre islamiste. Ce qui semblait confirmer la volonté d’ouverture affirmée par le nouveau premier ministre. Bennett, en résumé, pouvait être présenté comme un « Netanyahou en mieux ». Erreur. C’est un autre Netanyahou, peut-être même un Netanyahou en pire, qui se révèle depuis quatre mois.
Évidemment, sous l’influence de son conseiller Micah Goodman, partisan de la « réduction de l’intensité du conflit avec les Palestiniens », Bennett a décidé de délivrer 15 000 permis de travail en Israël à des Palestiniens de Cisjordanie et de porter de 7 000 à 10 000 le nombre de commerçants de la bande de Gaza admis à entrer en Israël. Mesures assorties d’un allègement et d’une accélération des contrôles aux checkpoints d’accès à Israël.
Officiellement, il s’agit de « gestes de bonne volonté » qui doivent aider l’économie palestinienne à sortir du marasme. Et alléger le fardeau de la vie quotidienne pour les habitants des territoires occupés ou assiégés. En fait, il s’agit surtout d’exploiter la vulnérabilité actuelle de l’Autorité palestinienne et de son président Mahmoud Abbas en « achetant » leur passivité voire leur coopération, et une relative démobilisation de la population contre une perfusion d’argent frais dans leur économie en ruine.
Le tout en ouvrant un réservoir de main-d’œuvre à bon marché à l’industrie israélienne de la construction qui pourrait recruter jusqu’à 80 000 travailleurs palestiniens pour répondre à l’explosion du marché du logement.
Mais derrière ces « gestes de bonne volonté », en réalité, rien ne change dans les rapports entre occupants-colonisateurs et occupés. Selon un rapport des Nations unies daté du 22 octobre, l’armée israélienne a tué, depuis le début de l’année, 331 Palestiniens, soit plus d’un par jour, et elle en a blessé plus de 15 000. Pendant la même période, près de 700 constructions palestiniennes ont été détruites et 389 attaques de Palestiniens par des colons ont été recensées.
Depuis le début de l’année, rapporte Haaretz, 8 000 arbres fruitiers appartenant à des Palestiniens ont été abattus, découpés ou brûlés en Cisjordanie. Souvent sous la protection voire avec la complicité de l’armée, comme le confirme un rapport récent de l’organisation de soldats « Breaking the silence » qui examine, témoignages à l’appui, le rôle de l’armée face à la violence des colons entre 2012 et 2020. Pour les six premiers mois de l’année, l’armée elle-même a recensé plus de 400 « incidents » – agressions, vandalisme, incendies volontaires, destructions d’arbres – impliquant des colons. Attaques en quasi-totalité restées impunies.
Rien ne change non plus quant à la stratégie de colonisation. Arme essentielle de Netanyahou pour détruire toute possibilité de création d’un État palestinien viable, elle reposait sur un principe simple : augmenter sans cesse le nombre, la superficie et la population des colonies de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Entre l’arrivée au pouvoir de Netanyahou en 2009 et sa sortie de scène en juin dernier, cette population est passée de 480 000 à 700 000. Bennett, qui connaît la composition de son électorat et sait le rôle majeur que jouent les organisations de colons dans sa fragile majorité, semble résolu, sur ce point aussi, à se placer dans le sillage de son prédécesseur.
Non seulement en accueillant au sein de sa coalition des extrémistes racistes qui ne reculent devant aucune provocation pour chasser les Palestiniens de leurs terres. Mais aussi en bravant les – modestes – réticences de l’administration Biden, laquelle recommandait récemment à Israël comme à l’Autorité palestinienne d’éviter les « mesures unilatérales qui exacerbent la tension ».
Dimanche dernier, le ministre israélien de la construction, Zeev Elkin, a annoncé le projet de construction de 1 355 logements dans 7 colonies de Cisjordanie. Il a également indiqué qu’il envisageait de doubler d’ici à 2026 la population de colons de la vallée du Jourdain où vivent déjà près de 6 500 Israéliens. Une manière peut-être de rappeler que pour Bennett aujourd’hui, comme hier pour Netanyahou, l’annexion de la vallée du Jourdain reste l’un des objectifs majeurs du gouvernement israélien.
Sur ces multiples violations par Israël de la légalité internationale, des résolutions de l’ONU, des droits humains, les ONG spécialisées palestiniennes et israéliennes n’ont pas cessé depuis des décennies d’attirer l’attention de l’opinion publique et de la communauté internationale. En établissant les faits, collectant des témoignages, rédigeant et publiant des rapports documentés, jouant chaque fois que nécessaire leur rôle de lanceurs d’alerte.
À de multiples reprises, Netanyahou et ses conseillers ont critiqué et dénoncé ces ONG ainsi que les gouvernements étrangers, les institutions ou les organisations internationales qui les soutiennent et les financent. Mais tout en les soumettant à une surveillance tatillonne, il n’était pas allé jusqu’à les interdire. Ce que Netanyahou n’a pas fait, même s’il l’a rêvé, Bennett vient de le faire. Son ministre de la défense, Benny Gantz, a signé vendredi dernier un ordre déclarant « organisations terroristes » six organisations de la société civile en Cisjordanie, parmi lesquelles plusieurs sont soutenues par des capitales ou des institutions amies d’Israël, telle l’Union européenne.
Ces ONG jouent, il est vrai, face au régime israélien, un rôle politique capital au moment où l’Autorité palestinienne, discréditée par son impotence et dépourvue de légitimité démocratique, est inaudible. Il s’agit d’Al-Haq, fondée en 1979, qui se consacre à la dénonciation des violations des droits de l’homme dans les territoires occupés, aussi bien par Israël que par l’Autorité palestinienne ; de l’Union des comités du travail agricole, qui aide les fermiers à préserver leurs terres ; du Centre de recherche et développement Bisan qui défend des valeurs démocratiques et progressistes et prône le désengagement économique des territoires palestiniens par rapport à Israël ; de Défense des enfants international Palestine, branche locale d’une organisation basée en Suisse qui défend les enfants emprisonnés et jugés en Israël ; de l’Union des comités des femmes palestiniennes, qui promeut une société sans discriminations et aide à la création de coopératives. Et de Addameer, qui défend les prisonniers palestiniens en Israël et dont l’un des conseillers juridiques, l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, déjà emprisonné à plusieurs reprises, vient d’apprendre que son droit de résidence à Jérusalem a été révoqué.
Selon Benny Gantz – qui n’en a pas pour l’heure apporté la preuve –, ces organisations seraient liées au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Accusations dont la crédibilité semble au moins discutable. L’Union européenne qui tient – comme les États-Unis – le FPLP pour une organisation terroriste, finance plusieurs des ONG désignées par Gantz.
Quant à Amnesty International et Human Rights Watch, connues pour leur rigueur, elles ont immédiatement manifesté leur solidarité envers leurs « partenaires palestiniens ». « Depuis des années, affirment les deux organisations internationales dans un communiqué commun, les autorités israéliennes ont systématiquement cherché à museler ceux qui veillent au respect des droits de l’homme et à punir ceux qui critiquent la répression exercée sur les Palestiniens. Cette décision est une escalade alarmante qui menace de mettre un terme à l’activité des principales organisations de la société civile palestinienne. »
« Cette déclaration honteuse du gouvernement israélien ne dit rien des ONG visées mais en dit long sur la violence, la brutalité et l’arrogance que manifeste le gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens depuis des décennies, déclare de son côté Hagai el-Ad, directeur exécutif de l’organisation israélienne de défense des droits humain B’Tselem. Au fil des années, Israël a qualifié de “terrorisme” toute initiative palestinienne qui n’est pas acceptation de l’apartheid et de l’occupation. Le recours à la Cour internationale de justice ? Terrorisme légal ! L’appel à l’ONU ? Terrorisme diplomatique ! L’appel au boycott des produits israéliens ? Terrorisme financier ! Manifester ? Terrorisme populaire ! Pour notre part, nous sommes fiers du travail commun avec nos collègues palestiniens et de notre combat partagé contre l’apartheid et l’occupation. Et nous sommes totalement solidaires avec eux. »
Cette solidarité est partagée par une vingtaine d’ONG de la société civile israélienne qui viennent de publier un placard de publicité commun dans le quotidien Haaretz. « Criminaliser le travail des organisations de défense des droits de l’homme, affirment-elles, est un acte de couardise caractéristique des régimes répressifs et autoritaires. »
Même au sein du gouvernement israélien, la déclaration brutale de Benny Gantz a semé un certain trouble, sans commune mesure, il est vrai, avec son écho international. Tandis qu’aux États-Unis, plusieurs membres du Congrès et des organisations juives « libérales » condamnaient cette initiative, dénoncée également par l’ONU, le ministre israélien des affaires étrangères, Yaïr Lapid, architecte avec Bennett du « gouvernement de changement », s’est félicité de la décision de son collègue de la Défense.
La seule voix discordante est venue de la ministre des transports, Merav Michaeli, présidente du Parti travailliste, qui a déploré les « dommages que cette décision pouvait provoquer parmi nos plus grands amis, au détriment des intérêts israéliens ». La réponse de Benny Gantz, elle aussi, a rappelé l’arrogante brutalité des années Netanyahou. L’ancien général, manifestement exaspéré par la remarque de sa collègue, lui a sèchement conseillé de « ne pas se mêler de la lutte contre le terrorisme ».
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