Tiré de la revue Contretemps
3 juin 2022
Par Hugo Palheta et Omar Slaouti
La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ?
Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. L’antitsiganisme, le racisme antiasiatique, en particulier dans cette période de Covid, la négrophobie et l’islamophobie n’ont pas les mêmes ressorts et, en fonction des contextes, certains sont plus activés que d’autres, sans que cela signifie qu’il y ait de concurrence ou de compétition entre les uns et les autres du point de vue des racisé·e·s d’en bas. S’agissant de l’islamophobie […], il y a quand même des spécificités françaises : à l’étranger, on ne comprend pas ce qui se passe en France, sur la question de l’islam et de l’islamophobie en particulier. Et ce n’est pas non plus sans lien avec la dimension impérialiste évoquée et avec la dimension coloniale que souligne Saïd Bouamama dans son dernier livre[1] ou qu’Olivier Le Cour Grandmaison traite dans l’un de ses ouvrages[2] : la France a une histoire coloniale dont elle ne se défait pas et qui continue à la structurer. Des événements comme les 4 000 perquisitions organisées pendant l’état d’urgence ou les déclarations de Darmanin expliquant qu’il était temps de donner des signaux aux musulman·e·s même s’ils et elles ne sont pas impliqué·e·s dans des actions terroristes ne sont évidemment pas sans lien avec la pénétration et l’appropriation des sphères privées et des corps pendant les périodes coloniales.
Il y a eu pendant un moment chez beaucoup de musulman·e·s, ce que je nomme le « syndrome de la porte cassée ». On pouvait se sentir visé, pour n’importe quoi, une sensation de terreur en habitait quelques-un·e·s juste parce qu’ils et elles sont musulman·e·s. De là-haut, on sentait qu’ils nous convoquaient. « Au nom du féminisme, on t’empêchera de te vêtir comme tu veux » : on débat du port du foulard partout, mais sans les premières concernées. Au nom de la liberté d’expression, on est capable de fermer une maison d’édition. Au nom de la laïcité, on pénètre l’organisation du culte musulman et édicte une Charte des principes de l’islam que doivent ratifier les imams et les organisations cultuelles, et où il est précisé (article 9 de la Charte) :
« Les actes antimusulmans sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »
On a là une déclinaison parfaite d’une injonction islamophobe d’État. Enfin, au nom de la lutte contre le racisme, on dissout des associations qui luttent contre le racisme, en particulier si le racisme combattu est précisément l’islamophobie. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) a été dissoute en octobre 2021 : les motivations avancées pour justifier cette dissolution – et c’est la même excuse qui est utilisée dans le cas du CCIF, soit la plus grosse association antiraciste de France et même d’Europe en nombre d’adhérents – pointent en particulier le fait que la CRI dénonce l’islamophobie en France.
La spécificité de cette islamophobie en France tient déjà à sa matrice coloniale. Si on prend à nouveau l’exemple du port du foulard, pendant que les militaires Bugeaud et Massu étaient en train de torturer et d’assassiner, leurs épouses respectives convoquaient le 16 mai 1958 une douzaine de femmes algériennes « afin d’œuvrer à l’union des cœurs » et provoquaient cette séance du dévoilement, au nom de la libération de la femme musulmane et de la mission civilisatrice. Des images de ces « cérémonies » circulent. L’idée aussi selon laquelle l’islam est une religion qui, intrinsèquement, est potentiellement dangereuse et signe d’une infériorité civilisationnelle relève de l’islamophobie savante dans la IIIe République. Déjà à l’époque, la religion musulmane était perçue et construite comme un frein à l’expansion coloniale de la France, donc il fallait l’occidentaliser et, aujourd’hui encore, cette religion est montrée comme barbare et s’opposant au progrès et à l’émancipation, contrairement bien entendu aux « valeurs judéo-chrétiennes » blanches – d’où cet « islam de France » qui s’oppose à l’« islam en France ». C’est précisément par cette construction essentialisée et stigmatisée de l’islam que s’opère sa racialisation et que son traitement politique relève de la politique de la race.
Dans ce contexte, l’une des priorités serait de dénoncer cette islamophobie d’État qui dissout ou menace nos structures cultuelles et nos solidarités organiques, et qui fait de nous des ennemis de l’intérieur avec la loi sur le séparatisme. Au lieu de ça, les organisations qui luttent contre l’islamophobie ont été isolées, lâchées par un grand nombre d’organisations qui habituellement se mobilisent contre toutes les discriminations. Les cadres d’organisation des manifestations massives contre la loi « sécurité globale » n’ont pas souhaité mobiliser avec la même ardeur contre cette loi dite « séparatisme » alors même que son article 36 réintroduit l’article 24 abandonné dans la loi « sécurité globale ». Finalement, cette loi inique et ces dissolutions racistes se passent en silence, celui-là même qui accompagne les processus de fascisation.
Ugo Palheta – Il y a aussi une spécificité française, à mon sens, dans le degré d’institutionnalisation de l’islamophobie. Sur le plan idéologique, en Italie par exemple, des bouquins d’une islamophobie absolument délirante et conspiratoire, comme ceux d’Oriana Fallaci, se sont vendus à des millions d’exemplaires[3]. En Allemagne, le mouvement Pegida – un mouvement spécifiquement islamophobe – a réussi à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue en 2014 et 2015, alors même que les mouvements équivalents en France n’ont jamais réussi à le faire. En Angleterre et aux États-Unis, il y a aussi des idéologues islamophobes qui ont un rôle important dans le débat public. Mais c’est vrai qu’en France, et c’est là sa singularité à mon avis, l’État est un acteur central de l’islamophobie. La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dits « ostentatoires » dans les établissements scolaires, la circulaire Chatel sur les mères accompagnatrices ou plus, récemment, la loi dite « séparatisme » (devenue « loi confortant le respect des principes de la République ») et l’article de la loi Travail qui permet aux entreprises d’imposer des chartes de la laïcité, tous ces dispositifs juridiques visent de fait les musulman·e·s. C’est souvent ce degré d’institutionnalisation qui étonne à l’étranger. Les médias étatsuniens ne découvrent pas l’islamophobie, mais, par exemple, imaginer que des élus locaux prennent la décision d’interdire le « burkini » sur les plages de leurs communes, pour des Américains ou des Anglais, ça semble assez impensable.
Et je pense que l’histoire ne se serait pas passée comme ça si toute une partie de la gauche en France n’était pas aussi empreinte de colonialisme. Comme le rappelait Pierre Tévanian dans Le Voile médiatique, en 2005[4], quand le débat sur le foulard à l’école commence, les sondages montrent que la population est très partagée sur la question de la nécessité d’une nouvelle loi sur les signes religieux à l’école, c’est à peu près 50/50. Au début, les gens sont globalement sceptiques, d’ailleurs ils le sont plus dans les classes populaires que dans les classes dominantes, beaucoup plus d’ailleurs parmi les partisans de gauche que de droite, il y a des variations sociologiques et politiques de ce type. Mais après un an de pseudo-débats orchestrés par les grands médias, après le « travail » d’une commission parlementaire dont on pouvait savoir dès le départ quelles seraient les recommandations finales, et surtout avec une gauche qui soit se montre très favorable à la loi (PS, LO), soit, dans le meilleur des cas, est divisée sur la question (PCF, Verts, LCR), un retournement s’est opéré et une très large majorité des gens sondés s’affirment alors favorables à une nouvelle loi.
Il y a eu un travail idéologique très puissant de la part du personnel politique, des grands médias, pour imposer l’idée, là encore, que l’islam et les musulmans constitueraient un « problème » pour la France, nécessitant une « nouvelle laïcité » (en fait une « laïcité falsifiée », pour reprendre les mots de l’historien Jean Baubérot) permettant de protéger « la République ». C’est aussi ce que disait le sociologue Pierre Bourdieu, mais presque quinze ans auparavant, au moment de ladite « affaire de Creil » en 1989 : « Un problème peut en cacher un autre[5]. » Autrement dit, le prétendu problème du foulard dissimule ce qui fait réellement problème pour les racistes, ce qui est insupportable pour eux, à savoir la présence durable de millions de personnes issues de l’immigration postcoloniale. Bourdieu dit ça en 1989, ça paraît terriblement de bon sens et c’est d’ailleurs amplement validé par l’évolution du débat politique en la matière (on est passé en quinze ans de la question des signes religieux à l’école à celle du « grand remplacement »…), mais si tu dis ça dans le débat public aujourd’hui en France, tu as toutes les chances d’être taxé d’« islamogauchiste », de soutien du « séparatisme », d’alimenter le terrorisme, donc d’être disqualifié d’emblée et une fois pour toutes.
La Dispute – Vous avez utilisé plusieurs fois des termes qu’il serait utile de définir précisément : racialisation, racisme d’État, racisme structurel, mais aussi fascisation, fascisme, néo-fascisme… Pouvez-vous les expliquer et interroger leurs rapports ?
Ugo Palheta – Commençons peut-être par définir rapidement le fascisme, qui désigne essentiellement un certain type de projet ou d’idéologie, qui peut se concrétiser ou non dans des organisations (dont les formes varient selon les contextes historiques et nationaux) et un certain type d’État (un pouvoir dictatorial dont je ne développerai pas les caractéristiques spécifiques ici, ça nous emmènerait trop loin). Le projet fasciste consiste à prétendre régénérer une communauté imaginaire (en général la « nation », mais potentiellement aussi la « civilisation » ou la « race ») par une vaste opération de « purification », d’« épuration » ou de « nettoyage » : purification ethnoraciale (ciblant les minorités ethno-raciales, religieuses, etc., lesquelles empêcheraient la nation d’être elle-même, fidèle à son passé ancestral, à ses racines profondes, à son identité quasi éternelle et glorieuse, etc.) et purification politique (ciblant les mouvements accusés de diviser la nation et donc de l’affaiblir : ceux qui pratiquent la lutte des classes, les féministes, les antiracistes, etc.). Il va sans dire qu’un tel projet repose sur une vision complètement fantasmatique de la nation (essentialisée, éternisée, fétichisée) et sur une conception mythologique de son passé…
Dans notre livre Face à la menace fasciste, écrit avec Ludivine Bantigny, on a cherché à développer une approche en termes de fascisation. D’abord, l’idée principale, c’est que le fascisme n’advient pas du jour au lendemain, mais qu’il y a, en quelque sorte, tout un processus qui intervient en amont et en aval de la conquête du pouvoir politique par les fascistes. Le fascisme, en tant que régime, en tant que pouvoir fasciste, fondé sur l’écrasement de toute forme de contestation sociale, syndicale, politique, artistique, etc., ne peut advenir sans toute une phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle, sans une série de transformations qui vont à la fois modifier les équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression (en particulier la police), démultipliant sa capacité d’intervention autonome (donc arbitraire), et justifier idéologiquement, légitimer, cette vaste entreprise de « purification » dont je viens de parler. Le concept de fascisation sert justement à désigner cette phase de préparation idéologique et matérielle. Une des idées que l’on développe ensuite, c’est qu’il y a deux étapes de fascisation : la première qui précède l’arrivée au pouvoir des fascistes (et je pense que c’est dans ce type de phase qu’on se situe en France) ; la seconde qui succède à la conquête du pouvoir politique (c’est à ce stade que se situe par exemple le Brésil de Bolsonaro ou l’Inde de Modi).
Sur la préparation idéologique, on le voit de mille manières et à partir de mille indices en consultant les médias dominants et en observant le débat politique actuellement en France ; je ne m’y attarde pas parce que c’est l’aspect le plus visible. Sur la préparation matérielle, c’est le fait que les gouvernements ont construit tout un arsenal juridique et toute une base institutionnelle qui permettraient à un pouvoir d’extrême droite d’écraser toute forme d’opposition sans avoir à sortir de la « légalité républicaine ». L’exemple de la dissolution du CCIF est très significatif de ce point de vue. On a une organisation essentiellement constituée de juristes, qui faisait à la fois un travail de recensement statistique d’actes et de discours islamophobes, et un travail juridique de défense des musulman·e·s. Cette organisation se retrouve dissoute du jour au lendemain, sans aucun motif sérieux. Voilà quelque chose de proprement ahurissant et qui devrait paraître scandaleux à toute personne un tant soit peu attachée aux libertés publiques, mais qui n’a pas suscité de mobilisation d’ampleur.
La seconde phase de fascisation, c’est la transformation de l’État dans le sens du passage d’une démocratie capitaliste au sens traditionnel (rôle important du Parlement, respect des libertés publiques, etc.) ou d’une forme très dégradée de démocratie capitaliste (« démocrature », « démocratie autoritaire », « démocratie illibérale », etc.) à un État fasciste. On s’imagine parfois que détenir le pouvoir politique, c’est détenir le pouvoir et avoir la capacité d’en faire ce qu’on veut, mais cette idée a été régulièrement démentie parce que les détenteurs du pouvoir politique peuvent être confrontés à des secteurs de l’État hostiles, au pouvoir économique (le capital ou certaines fractions du capital), mais aussi évidemment aux luttes populaires. Par exemple, Trump ou Bolsonaro arrivant au pouvoir respectivement aux États-Unis et au Brésil n’ont pas pu faire exactement ce qu’ils voulaient. Donc il y a une seconde étape de fascisation, qui peut être victorieuse pour les fascistes ou aboutir à leur défaite. Si l’on prend l’exemple du fascisme historique, Mussolini ne parvient réellement à fasciser l’État que trois ou quatre ans après son arrivée au pouvoir (Hitler ira quant à lui beaucoup plus vite dans le cadre de ce que les nazis eux-mêmes ont nommé la « Gleichschaltung », c’est-à-dire la « mise au pas »). Pendant trois ou quatre ans en Italie, il y a encore des oppositions politiques, y compris au Parlement (le dirigeant communiste Antonio Gramsci est même député jusqu’à son arrestation en novembre 1926), il y a des mouvements sociaux, des grèves, qui sont évidemment réprimés plus durement que dans la période précédente, mais on ne se situe pas encore dans le cadre de l’État fasciste tel qu’il s’impose à la fin des années 1920.
Effectivement, comme Omar l’a souligné, la fascisation procède de manière différente selon la position dans la société et notamment selon l’appartenance ou non aux minorités religieuses et ethnoraciales qui sont en général la cible principale non seulement des fascistes, mais aussi de l’État en phase de fascisation : toutes ces personnes qu’on peut perquisitionner sans motif réel ; toutes ces personnes dont on peut dissoudre les organisations ; toutes ces personnes qu’on peut contrôler dans la rue, palper, violenter, humilier, etc. C’est pourquoi nous disons avec Ludivine Bantigny que le fascisme est à la fois là et pas là : il n’est pas là au sens où il n’y a pas à proprement parler d’État fasciste, sinon il n’y aurait pas de médias indépendants ou de syndicats indépendants de l’État, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ne survivraient sans doute pas très longtemps, la gauche radicale non plus… Mais le fascisme est là au sens où il y a des éléments et des processus de fascisation qui sont à l’œuvre et qui touchent en particulier les minorités, les Rrom·e·s, privé·e·s par exemple de leur droit de scolarisation dans certaines communes, les migrant·e·s évidemment (sans cesse pourchassé·e·s et violenté·e·s), les musulman·e·s, les habitant·e·s des quartiers populaires et d’immigration, etc.
C’est pourquoi il est difficile de trouver les termes adéquats pour définir le régime politique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Est-ce que c’est une démocratie ? On voit bien que si l’on prend les mots au sérieux, c’est-à-dire la démocratie comme pouvoir populaire (au sens étymologique du terme), ça semble difficile de prétendre que nous serions en démocratie. Est-ce qu’on est dans une dictature ? Non. Avec Ludivine, nous avons voulu mettre des mots derrière cette situation qui nous semble intermédiaire, dans un entre-deux, entre une démocratie capitaliste classique (disposant d’institutions politiques relevant du libéralisme au sens classique) et une dictature de type fasciste. Une des hypothèses liées à l’idée de fascisation, c’est que le néolibéralisme autoritaire, que Macron incarne parfaitement, n’est pas le stade ultime de ce processus parce qu’il constitue un mode de domination politique structurellement instable. Ce pourrait n’être qu’une étape vers la construction d’un autre type de pouvoir, une manière d’ouvrir la voie à un pouvoir de type fasciste, si du moins le processus n’est pas enrayé…
Omar Slaouti – Ou alors il y aura peut-être une transformation interne de l’État, qui s’accélère avec un pouvoir néolibéral des plus classiques et qui va accentuer encore la fascisation, selon les rapports de forces avec les mouvements sociaux, ce dont on a déjà discuté au début de l’entretien. À mon sens, c’est un premier point. Le deuxième, c’est qu’il y a un écueil à éviter et qui consisterait à s’interroger sur le moment de la croisée des chemins pour déterminer si « on y va ou on n’y va pas » pour en découdre avec ce système. Notre préoccupation du moment, c’est qu’on a une tendance fascisante contre laquelle il faut dès maintenant évidemment s’opposer. Je dis ça parce que certains disent : « On n’est quand même pas en période fasciste, il n’y a pas obligatoirement urgence dans la période. » C’est très dangereux parce que ça a des conséquences extrêmement graves dès maintenant, pour les migrant·e·s, pour tous les racisé·e·s et pour toutes nos libertés syndicales, politiques et associatives. Mais c’est aussi dangereux car la fascisation prépare le fascisme si rien ne s’y oppose. L’autre écueil à éviter, je crois, c’est qu’on ne doit pas être prisonnier de l’histoire, c’est-à-dire qu’on ne gagnerait rien à appréhender les temps présents en essayant de faire un copier-coller avec les scénarios historiques hérités du passé. Les fascistes ont une capacité d’adaptation face aux nouvelles configurations du moment, y compris par rapport à ce qui existait hier. Leurs discours et leurs pratiques ne peuvent pas être les mêmes : c’est la raison pour laquelle le FN, fasciste par nature, adapte son discours. Bien sûr, il existe des constantes. L’une des constantes des périodes fascistes ou fascisantes, c’est que la bourgeoisie puisse continuer à faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire dégager de la plus-value dans le rapport capital-travail et financiariser davantage l’économie à partir des dividendes. Une autre constante est que la fascisation ne peut s’appuyer que sur une construction essentialisée et stigmatisée de ceux qui représenteront le « eux », opposé à un « nous » moderne, pur et civilisé. C’est pourquoi le racisme institutionnel est si important, car il prépare un terreau favorable à ce processus total et totalitaire.
Si le racisme institutionnel, lui, relève finalement de la non-intentionnalité, au sens où il ne s’agit pas, pour les institutions, d’écrire noir sur blanc ou de dire ouvertement qu’il faut discriminer les gens à partir d’une couleur de peau, d’une religion supposée ou réelle (même si, dans les faits, ces institutions vont discriminer : ça c’est factuel et largement documenté par de nombreux sociologues, juristes, syndicalistes et y compris par des structures très centre droit), le racisme par l’État est quant à lui ouvertement assumé par les propos et l’arsenal juridique. Bien sûr, ces modalités d’expression du racisme peuvent tout à fait se croiser et s’enrichir mutuellement. Au point où, par exemple, les musulman·e·s en France sont plus discriminé·e·s à l’emploi que ne le sont les Noir·e·s aux États-Unis, ou encore que la quatrième génération héritière des immigrations postcoloniales reste elle aussi victime du racisme. Le racisme étatique dans sa triple dimension – racisme dans l’État (racisme institutionnel), racisme d’État (racisme propre à la création de l’État-nation), racisme par l’État (ensemble des propos et textes de lois racistes) – incarne, finalement, ce qu’une grande partie de la gauche n’a cessé de nier, à chaque fois qu’elle a rabattu la question du racisme sur la dimension individuelle, en psychologisant et donc en dénaturant cette oppression structurelle et systémique.
La Dispute – Dans le prolongement des définitions que vous venez de proposer, une dernière question d’ordre général : comment voyez-vous le rapport entre luttes antifascistes et antiracistes ?
Ugo Palheta – Une dimension souvent méconnue de nombreuses luttes antifascistes historiques, c’est la participation centrale des minorités. Et ça renvoie bien à ce que tu disais, Omar, sur l’occultation des luttes des populations minorisées, racialisées, d’ailleurs que ce soient les juif·ve·s dans le contexte européen ou les Africain·e·s-Américain·e·s aux États-Unis ou évidemment les immigré·e·s postcoloniaux dans le contexte français. Dans l’entre-deux-guerres, effectivement, le mouvement ouvrier prenait en charge l’antifascisme à une échelle de masse, avec par ailleurs en son sein de nombreux travailleurs immigrés (qu’on pense par exemple au rôle, dans la résistance au nazisme et à la collaboration vichyste, des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, FTP-MOI). Mais si tu prends une mobilisation antifasciste aussi importante historiquement en Angleterre que la bataille de Cable Street, en 1936, quand les quartiers de l’Est londonien mettent dehors les fascistes et empêchent leur démonstration de force, cette victoire est inconcevable sans la mobilisation des juif·ve·s de ces quartiers (organisés notamment dans le cadre du Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism), en alliance avec des dockers irlandais (qui ont aidé à construire des barricades) et avec des groupes plus liés au mouvement ouvrier, à la gauche du Labour. Ce qui a permis cette mobilisation et cette victoire, qui a eu un rôle important dans le recul de la British Union of Fascists de Mosley, c’est donc l’alliance entre la gauche du mouvement ouvrier et les minorités.
En France, l’antifascisme est souvent perçu comme un mouvement essentiellement blanc, mais l’antifascisme aux États-Unis, dans les années 1960-1970, est en grande partie un antifascisme noir. C’est le moment où le Black Panther Party (BPP)[6] dit explicitement qu’il y a une dimension fasciste dans l’État américain dans la mesure où celui-ci réprime très brutalement l’essentiel des mouvements militants afro-américains, allant parfois jusqu’au massacre. Les militant·e·s du BPP proposent ainsi l’idée qu’il y aurait des éléments de fascisme présents au sein de l’État, dans une société structurée par l’esclavage puis l’apartheid (lois Jim Crow). Ce que n’a pas réussi historiquement le mouvement antifasciste dans pas mal de pays, c’est la connexion nécessaire avec celles et ceux qui subissent en premier lieu l’autoritarisme et la répression d’État, qui sont la cible principale des extrêmes droites, et qui sont, de manière disproportionnée, les membres des minorités ethno-raciales. Que ce soit les juif·ve·s dans les sociétés européennes de l’entre-deux-guerres, avec un antisémitisme absolument central et endémique dans la culture politique de ces sociétés, en particulier dans les élites d’ailleurs mais avec une imprégnation de l’ensemble des populations, les Noir·e·s aux États-Unis, et les musulman·e·s aujourd’hui en Europe de l’Ouest notamment.
Il n’y aura pas de renforcement de l’antifascisme, en France en particulier, s’il n’y a pas une connexion qui se crée, organique, avec les collectifs antiracistes, les collectifs de familles contre les violences policières, ou les fronts contre l’islamophobie, etc. Et d’ailleurs certains groupes antifascistes se donnent aujourd’hui cet objectif avec raison. Pendant très longtemps, on a dit : « Le FN est le pire ennemi des travailleurs. » Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La première cible des fascistes actuels, ceux et celles qu’ils pointent comme leur « ennemi principal », ce sont les migrant·e·s, les musulman·e·s, les Rrom·e·s, et c’est en les attaquant de manière systématique (verbalement et parfois physiquement) qu’ils bâtissent leur récit de la nation menacée, submergée, assiégée, en phase de délitement, etc. Si on rate ça, et si on n’est pas capable de pointer l’articulation avec le racisme systémique, de mettre en évidence le rôle de l’État, on ne peut pas combattre sérieusement le fascisme, on ne peut pas s’adresser à celles et ceux qui sont ciblé·e·s par l’extrême droite, et on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’ils et elles se sentent mobilisé·e·s par le danger que représente le fascisme.
Omar Slaouti – Ce que j’entends souvent de la part de celles et ceux qui sont victimes du racisme en continu, c’est : « Moi, le FN/RN ne m’a rien fait dans mon quotidien. Ce que je vis en continu, c’est ce racisme dans telle ou telle institution, c’est l’islamophobie dans les médias, dans la bouche, les actes, les décrets et les lois, ce sont les violences policières, etc. C’est cela qui me plombe, et toutes les inégalités produites par ce système qui me précarise, m’insécurise socialement, casse l’école de mes enfants et ruine notre santé. » Et régulièrement, elles et ils sont amené·e·s à s’opposer à cette logique du système. C’est le cas de la lutte des femmes de l’hôtel Ibis Batignolles : bien sûr qu’il y a une dimension de classe, mais, évidemment, il y a aussi une dimension de genre et de race. Et elles tiennent tous les bouts de la lutte, ces femmes racisées, et pas de manière mécanique ! C’est ça la force de l’intersectionnalité : il n’y a pas de curseurs préétablis du type où commence la race, où commence la classe et où commence le genre, il y a une interpénétration dynamique de toutes ces oppressions jusqu’à en faire des singularités nouvelles. Celles et ceux qui se vivent dans une lutte de confrontation avec la fascisation de l’État, même si ce n’est pas les termes utilisés, ce sont en premier celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans les quartiers populaires.
Les résistances des mouvements des sans-papiers, extrêmement fortes, ont contraint les syndicats à devoir les suivre, et c’est une bonne nouvelle. De même, les collectifs de lutte contre les violences policières ont mis en exergue le racisme structurel dans la police, et c’est ce qui a permis aux Gilets jaunes de libérer la parole sur cette violence institutionnelle : ce sont là des cadres de rencontres et d’articulations prometteurs.
Ces résistances se retrouvent y compris dans les solidarités alimentaires mises en place durant le couvre-feu. On a été obligé de construire des solidarités actives, communautaires, à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou même d’une ville comme Marseille, avec cette lutte exemplaire de l’Après M où la lutte des travailleurs d’un McDo a donné lieu à la réquisition du restaurant pour en faire un espace solidaire. Donc ces solidarités vivantes, évidemment, font peur, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont teintées de religion musulmane, pour les raisons historiques évoquées précédemment.
Je ne veux pas faire des habitant.e·s des quartiers populaires des sujets révolutionnaires par nature ou par essence, mais objectivement, parce qu’elles et ils sont au carrefour d’une exploitation capitaliste violente et en même temps d’un autoritarisme raciste indéniable, elles et ils ont toutes les raisons d’en découdre avec ce système néolibéral en cours de fascisation. Si les quartiers populaires en France, peuplés de gens du Sud global, sont les premières victimes du néolibéralisme, ce n’est pas sans lien avec cette histoire mondiale. Le pays qui a servi de laboratoire au néolibéralisme, c’est le Chili sous Pinochet dans les années 1970. En 1975, c’est là où on en expérimente les grandes lignes, ce qui montre, pour celles et ceux qui en douteraient encore, que l’État néolibéral capitaliste, probourgeois, et l’État fasciste, tortionnaire, dictatorial et militaire, ça se marie très bien ensemble. Rien d’étonnant à ce que le potentiel de résistances puisse se révéler et exploser aux confins du monde blanc. Et en effet, ce n’est pas étonnant que, dans l’histoire, on ait des groupes racisés d’en bas de la hiérarchie raciale, qui se retrouvent aux avant-postes de la lutte antifasciste.
On peut dire sans risque que les Noir·e·s, les Arabes, les Tsiganes opèrent déjà des luttes antifascistes, même si elles et ils n’y accolent pas forcément le nom, car ils s’opposent dans tous leurs combats à la police et à l’armée d’un État fascisant. Restent les articulations qu’il faut construire avec toutes les résistances en cours ici, dans les Outre-mer colonisés et ailleurs dans le monde du Sud global, et qui sont si nécessaires à la perspective d’un monde déracialisé et conjuguant toutes les égalités.
Notes
[1] Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur, Syllepse, Paris, 2021.
[2] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’ époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.
[3] Sur Oriana Fallaci, voir Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « Les intellectuels italiens et l’islamophobie », Contretemps, février 2012, URL : https://www.contretemps.eu/intellectuels-italiens-islamophobie/.
[4] Pierre Tévanian, Le Voile médiatique, un faux débat : « L’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, Paris, 2005.
[5] Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Réflexions sur les affaires de voile islamique », in Interventions, 1961- 2001. Science sociale & action politique, Éditions Agone, Marseille, 2002.
[6] Parti révolutionnaire noir fondé en 1966 à Oakland (Californie), notamment par Bobby Seale et Huey P. Newton.
Illustration : Syfotag Celiwe, 2016
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