Les gouvernements européens ont accueilli avec soulagement cette annonce, quel que soit le flou qui l’entoure. Que le gouvernement grec demande une révision des prévisions budgétaires par rapport au plan établi par la Troïka (FMI, BCE, Union européenne), que le plan d’austérité ne soit pas totalement arrêté, que les partis discutent encore sur les modalités, qu’il ne soit pas sûr que tous les partis politiques signent leur reddition, comme l’exigent les responsables européens, qu’importe. L’important est de pouvoir annoncer un accord, afin d’envoyer un message rassurant aux marchés : la Grèce ne sera pas en banqueroute. Les échéances de 14,5 milliards d’euros dues le 20 mars seront honorées.
La nouvelle a été reçue par les marchés financiers comme les responsables européens l’escomptaient. L’euro a progressé à 1,3275 dollar, les taux d’intérêt italien et espagnol, objet de toutes les surveillances, se sont détendus, pour tomber respectivement à 5,48 % et 5,27 % pour les obligations à dix ans.
Jeudi soir, la réunion de l’eurogroupe a donc pu poursuivre la discussion sur le nouveau plan d’aide de 130 milliards d’euros pour la Grèce. Le Parlement grec doit voter ce nouveau plan d’austérité dimanche. Les membres de la Troïka vont mettre au point les derniers termes du plan de sauvetage grec. Les créanciers privés continuent de préparer leur prochaine réunion à Paris où ils doivent entériner le plan de rééchelonnement de la dette grecque.
Tout sera mis en œuvre pour donner le sentiment que les événements se déroulent comme prévu, que la crise de la zone euro est parfaitement sous contrôle. « Les pièces du puzzle vont se mettre en place », a assuré Mario Draghi.
En dépit des apparences, l’Europe risque de ne s’être achetée, une fois de plus, qu’un peu de temps. Mais cette fois-ci, elle est menacée d’avoir épuisé son crédit pour résoudre la crise de l’euro. Chacun pressent qu’un cycle est en passe de se terminer. Deux ans de remèdes miracles, de fausses solutions, d’obstination idéologique s’achèvent sur une impasse économique, une crise sociale et un effacement politique et démocratique.
Car le plan de réforme structurel n’apporte aucun soulagement aux maux de la Grèce. Les mesures imposées par la Troïka sont déjà considérées comme inapplicables. En contrepartie d’une nouvelle aide de 130 milliards d’euros, de nouvelles « réformes structurelles » sont exigées. Ainsi, le salaire minimum dans le privé doit être diminué de 22 %, pour être ramené à moins de 600 euros. Les contrats de travail dans le privé seront révisés pour permettre une nouvelle flexibilité. Les droits à la retraite, qui ont déjà été révisés, seront revus à nouveau à la baisse.
Les dépenses publiques doivent être réduites derechef de plus de 3 milliards d’euros dès 2012. Après l’éducation, les transports, c’est la santé qui est visée. 1,1 milliard d’économies a déjà été approuvé sur les dépenses de santé, alors que plus d’un tiers des Grecs sont déjà exclus du système, faute de moyens. Les dépenses dans la défense vont être réduites de 400 millions d’euros, tout comme celles des collectivités territoriales. Alors que 30.000 emplois ont déjà été supprimés dans la fonction publique, 15.000 autres devraient à nouveau disparaître. Au terme des discussions de mercredi, il restait encore 320 millions d’économies à trouver pour faire le compte. En moins de six heures, ils auraient été trouvés.
« On ne peut plus »
Manifestation à Athènes.Manifestation à Athènes.© Reuters
« Ça suffit, on ne peut plus » ; « Non à l’austérité et à la pauvreté ». Mardi, 20.000 personnes ont défilé, avec ces mots d’ordre, dans les rues d’Athènes, à l’appel des deux plus grands syndicats grecs. Ceux-ci ont en outre appelé à une nouvelle grève générale vendredi et samedi pour s’opposer aux nouvelles mesures d’austérité.
« Ces mesures douloureuses qui créent de la misère pour les jeunes, les chômeurs et les retraités, ne nous laissent pas beaucoup d’issue. Nous ne pouvons les accepter. Nous allons vers un soulèvement social », prévient Ilias Iliopoulos, secrétaire général du syndicat Adedy, un des deux grands syndicats grecs.
Après trois années de politique d’austérité, plus aucun d’entre eux ne comprend où cette voie les mène. Les salaires et les retraites ont été diminués, les taxes et les impôts n’ont cessé d’augmenter, les dépenses publiques ont été écrasées, les services publics sont malmenés. Résultat : l’économie grecque est exsangue. Le pays entame sa cinquième année de récession consécutive, les faillites s’accumulent dans les entreprises et les commerces, la production industrielle a chuté de plus de 11 % en décembre.
Les dernières statistiques publiées jeudi font état d’un taux de chômage dépassant les 20 % de la population active et touchant 48 % des jeunes. « La chute de l’emploi en un mois est sans précédent », assure un analyste.
En dépit de ces chiffres, le FMI et l’Europe tablent sur un scénario d’un excédent budgétaire primaire (hors charges d’intérêts) de 4,5 % en 2014 dans le cadre du plan de sauvetage. Même avec beaucoup d’imagination, cet objectif paraît surréaliste.
« Nous allons vers un autre drame en Grèce avec beaucoup de questions non résolues. C’est une situation insoluble où on leur demande de réduire leur déficit sans croissance. C’est un piège », expliquait Patrick Legland, responsable de la recherche à la Société générale sur Bloomberg TV. « Ces mesures n’aident pas au sauvetage de la Grèce », estime de son côté la banque UBS qui estime désormais à 50 % – contre 22 % auparavant – l’éventualité d’une sortie de la Grèce de la zone euro dans les dix-huit mois.
Il est rare que les populations et le monde financier partagent les mêmes analyses. Même le FMI a des doutes sur la voie empruntée par l’Europe. « Beaucoup de critiques à l’étranger sous-estiment le fait que la Grèce a déjà fait beaucoup, à un prix très élevé pour la population », a reconnu Paul Thomsen, chef de mission du FMI. De nombreux experts s’interrogent sur le bien-fondé de toutes les mesures d’austérité exigées par l’Europe.
Pourtant, les curseurs ne bougeront pas, ni sur le plan d’austérité, ni sur la restructuration de la dette. Avant même que celle-ci ne soit adoptée, elle paraît déjà insuffisante. Facialement, pourtant, elle est impressionnante : pas moins de 70 % de la dette détenue par les créanciers privés doivent être effacés. Mais les 100 milliards d’euros de réduction accordés (sur un total de 300 milliards) par les créanciers privés ne permettront pas un allégement significatif de la charge financière du pays, compte tenu des modalités retenues de l’échange et de la nécessaire recapitalisation des banques grecques. L’objectif, pourtant bien peu ambitieux, du FMI d’atteindre un niveau d’endettement de 120 % du PIB à l’horizon 2020 paraît d’ores et déjà inatteignable.
Charles DallaraCharles Dallara© Reuters
Les créanciers privés, représentés par Charles Dallara, président de l’institut de la finance internationale, secondé dans les dernières négociations par Joseph Ackerman, le président de la Deutsche Bank, ont déclaré qu’ils n’iraient pas au-delà. La banque centrale européenne, qui est devenue un des principaux créanciers de la Grèce depuis ses interventions sur le marché secondaire, est sollicitée à son tour pour faire un effort.
A la suite des rachats massifs de dette grecque sur le marché secondaire, ces deux dernières années, la BCE est devenue une des principaux créanciers d’Athènes. Son portefeuille est évalué à 40 milliards d’euros. Toute la question était de savoir si la BCE accepterait de participer à la restructuration et de prendre une perte sur les obligations détenues.
La réponse de Mario Draghi a été de la plus grande clarté : « Les discussions sur des possibles pertes de la BCE sur les obligations grecques sont infondées. » En clair, la BCE refuse de participer à la restructuration de la dette grecque et semble exclure tout mécanisme, comme un transfert de ses titres vers le fonds européen de sécurité financière, qui aurait pu, par la suite, participer à la restructuration. Tout juste évoque-t-elle la possibilité de reverser aux gouvernements le profit qu’elle pourrait enregistrer, à la suite du remboursement à taux plein de ses titres acquis à vil prix.« Donner une leçon à la Grèce »
Derrière la résistance de la BCE, il y a celle des autres membres de la zone euro. Toute perte de la banque centrale dégraderait un bilan déjà fortement mis à mal. Une augmentation de capital pourrait s’imposer pour renforcer des fonds propres bien faibles. Et les Etats européens ne veulent pas mettre à nouveau la main à la poche pour la Grèce. Le deuxième plan de sauvetage suffit. Pour le reste, la Grèce paiera, selon une rengaine bien connue depuis le traité de Versailles.
L’intransigeance européenne est dictée par la volonté de « donner une leçon à la Grèce » et de dissuader tout autre membre de la zone euro à emprunter des chemins de traverse. Pour l’Europe, comme elle l’a promis au monde financier, la Grèce doit rester un « cas unique ». « Nous avons dit que la Grèce était unique et la Grèce est unique… en tout (rires). Ce n’est pas une expérience que nous voulons réitérer », a martelé à nouveau Mario Draghi aujourd’hui.
Le précédent créé, cependant, est lourd de sens pour l’idéal européen. Car à la déflation économique s’ajoute un effacement démocratique organisé. Après le référendum avorté de novembre, les responsables européens ont obtenu une reddition sans condition d’une classe politique, il est vrai, discréditée pour avoir conduit le pays à la ruine, par son clientélisme, son affairisme et son incurie.
Mais cette capitulation n’apparaît pas suffisante pour les Européens. Avant la réunion de jeudi soir, le ministre néerlandais des finances, Jan Kees De Jager, insistait sur l’impératif d’un contrôle extrême : « Nous avons posé des conditions strictes, et nous devons vérifier réellement que c’est le cas », a-t-il déclaré. De son côté, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, durcissait le ton : « Nous venons de très loin mais nous ne sommes pas allés assez loin encore. Nous redirons ce soir à la Grèce et aux négociateurs de la Grèce les conditions posées pour le second plan de sauvetage. »
L’Allemagne cache à peine l’objectif qu’elle veut atteindre : une mise sous tutelle de fait de la Grèce. La semaine dernière, le ministre allemand des finances avait demandé que la Grèce soit placée sous la tutelle d’un commissaire européen chargé d’approuver tous les choix budgétaires et de vérifier la mise en place des réformes exigées. Devant le tollé des autres capitales européennes, Angela Merkel avait dû reculer, déclarant que ce n’était pas le moment de parler d’une telle mesure, sans la désavouer.
Mais le projet allemand n’a pas disparu pour autant. Il revient juste sous une autre forme. L’Allemagne propose désormais que l’aide de 130 milliards d’euros apportée par l’Europe et le FMI soit placée sur un compte bloqué, destiné au paiement des intérêts de la dette et placé sous la signature de l’Europe. Lundi, Nicolas Sarkozy s’est rallié au projet allemand. Cette idée semble avoir toujours cours.
« On tourne autour d’une logique plutôt malsaine qui consiste à dessaisir progressivement la Grèce de son pouvoir économique. Comme, jusqu’à présent, les décisions imposées à la Grèce ont conduit à un recul de la croissance économique, cette mesure n’a ni sens ni légitimité », relève Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP Europe et économiste à l’Institut de l’entreprise, dans un entretien au Monde.
Vers une sortie de l’ euro ?
Les ingrédients d’une crise politique et sociale majeure sont réunis. Et les élections législatives prévues en avril risquent de ne pas suffire pour trancher, tant elles mettent en jeu les mêmes acteurs politiques discrédités. Cette impasse économique et politique amène à penser l’impensable : une sortie de l’euro. Pour certains économistes, elle est désormais inéluctable, l’Europe ayant totalement échoué à bâtir un plan crédible pour la Grèce et un cadre européen solide.
Mardi, la commissaire européenne grecque, Maria Damanaki, a reconnu dans un entretien au journal To Vima tis Kyriakis que des scénarios alternatifs d’un abandon de l’euro par la Grèce sont « ouvertement étudiés ». Pour des raisons radicalement différentes – la solidarité européenne, même réduite aux acquêts, pesant à certains –, des pays sont prêts à soutenir ce départ. La commissaire néerlandaise aux hautes technologies, Nellie Kroes, a déclaré mardi dans un journal néerlandais que « le départ de la Grèce de la zone euro ne serait pas catastrophique ». « Ils nous ont toujours dit que si un pays demandait à partir, tout l’édifice s’écroulerait. Ce n’est pas vrai », a-t-elle expliqué.
De son côté, Angela Merkel, a de plus en plus de mal à convaincre sa majorité de soutenir la Grèce. Pour de nombreux responsables de la CDU, toute aide supplémentaire n’est que gaspillage d’argent. Ils estiment par ailleurs qu’après deux années de crise, le système financier a eu le temps de préparer la sortie de la Grèce de la zone euro. Selon eux, les conséquences seraient moins graves aujourd’hui qu’en 2010.
« Nous voulons que la Grèce reste dans l’euro », a répliqué José Manuel Barroso, président de la commission européenne, avant d’ajouter cet argument définitif qui en dit long sur l’état d’esprit européen : « Les coûts d’une sortie de la Grèce de l’euro seraient plus élevés que les coûts pour continuer à soutenir la Grèce. » Y a-t-il encore un responsable européen qui se rappelle les principes fondateurs qui ont présidé à la construction européenne ?