Il est tout aussi remarquable que la candidate blairiste dure de droite, tant admirée par les médias, Liz Kendall [parlementaire élue en 2010 dans la circonscription de Leicester West dans le Leicerstershire], n’a eu que 4,5% des voix. Aujourd’hui, le Parti travailliste a donc le leader le plus à gauche depuis George Lansbury dans les années 1930.
C’est beaucoup mieux que tout ce que nous aurions pu espérer. Dans son premier discours comme leader du parti, Corbyn a fait résonner toutes les notes de gauche. Il a souhaité la bienvenue aux nouveaux membres ainsi qu’aux anciens que le blairisme avait chassés [le corps électoral de ces primaires a explosé en passant de 220,000 à plus de 550,000 : il suffisait de payer trois livres pour participer au vote]. Il a dénoncé les lois antisyndicales des Conservateurs, il a pris la défense des institutions sociales, a attaqué l’empire des médias de Rupert Murdoch et a pris la défense des réfugiés. Son premier acte comme leader aura été de rejoindre la Marche pour les réfugiés au centre de Londres qui l’a accueilli avec enthousiasme.
Pour le moment, la plus grande partie des réactions sera le débordement de pleurs blairistes. Toutes leurs pressions brutales, leur chantage moral et leur condescendance ne réussissaient pas à dissimuler leur peur et n’ont pas pu empêcher une base dopée par une occasion unique inespérée, et complètement dégoûtée de se faire tancer de haut depuis des années par la coterie de managers qui occupent le sommet du Labour.
C’est le moment de faire la fête. C’est notre Oxi. Oxi à l’austérité [allusion au Non du référendum du 5 juillet en Grèce]. Oxi au blairisme, Oxi à la politique gérée, Oxi aux médias qui sont passés en mode Projet Peur à l’instant où ils ont vu que Corbyn pouvait avoir une chance, Oxi au racisme et à tous ceux qui le rendent respectable, Oxi au consensus néolibéral.
Tout cela était littéralement impensable il y a quelques mois seulement. Quand Corbyn a présenté sa candidature, il n’avait aucun espoir de gagner. Le sens commun au sommet du Parti voulait que les électeurs eussent rejeté Ed Miliband parce qu’il était trop à gauche [Ed. Miliband était à la tête du Labour depuis 2010 ; le Parti travailliste a perdu 26 sièges en mai 2015 ; en Ecosse il est « écrasé » par le Scottish National Party]. C’est le consensus que Jon Cruddas, député depuis 2001, l’apparatchik du « Labour bleu » [le bleu est la couleur des Conservateurs], a essayé de renforcer avec quelques opérations bidon, un mois avant le vote.
Mais pourquoi certains députés travaillistes ont-ils pris seulement la peine de soutenir la candidature de Jeremy Corbyn et de lui permettre de participer à l’élection du leader du Parti ? A cause du Parti national écossais et des Verts. A cause de la menace que la Grande-Bretagne ait son Syriza ou son Podemos. Ainsi, une candidature Corbyn devait servir à démontrer que le Parti travailliste était toujours encore une « église large » [1] qui laissait une place à la gauche.
Comme l’a fait remarquer Paul Mason, ils ont sous-estimé la colère et la radicalisation souterraine de secteurs de la base militante. Ils ont aussi trop cru eux-mêmes à leurs propres bêtises à propos des électeurs virant à droite. La principale raison pour laquelle Ed Miliband a perdu en 2015, c’est parce que les électeurs ouvriers, largement des jeunes, qui avaient dit qu’ils voteraient Labour, ne l’ont pas fait.
Dans la mesure où ils prirent la peine d’aller voter, ils ont voté Verts, Plaid Cymru [Parti nationaliste gallois] ou Scottish National Party, ou un autre des partis réformistes alternatifs. Mais ils sont ensuite bel et bien allés participer aux grandes manifestations contre l’austérité au début de l’année.
Les marxistes croient souvent savoir que les crises capitalistes sont des événements polarisants. Ce n’est pas toujours directement vrai. Dans le contexte britannique, le réflexe dominant fut de rechercher un terrain rassurant au centre, de faire confiance à une figure centriste qui serait au moins relativement honnête et fair-play dans la gestion de la crise.
Ce fut la base du bref et lamentable « Cleggasme » [Nick Clegg] qui a propulsé le Parti libéral démocrate dans un gouvernement de coalition avec les Conservateurs. Mais très vite, quand l’austérité fut mise en œuvre et approfondie, la polarisation fut plus fortement encore mise en évidence, d’abord avec le mouvement étudiant de 2010, puis par le saut à droite à la suite des « émeutes anglaises de 2011 » [2].
Il s’en est suivi des années de dévastation pour la gauche, ponctuées par des paniques morales successives et une rapide accumulation de votes et de visibilité dans les médias pour la formation raciste, le UK Independence Party. Ce n’est que maintenant, huit ans après la crise bancaire, et après le plus long déclin du niveau de vie depuis la Seconde Guerre mondiale, après des années de coupes dans les aides sociales, particulièrement pour les plus jeunes, alors que pire encore est annoncé, que la polarisation a donné l’avantage à la gauche.
Cet avantage a dépendu de la sous-estimation par la droite du Labour de sa propre fragilité, quelque chose qui est à la fois conjoncturel (l’éradication du Parti travailliste en Ecosse les a sérieusement affaiblis) et structurel (les structures traditionnelles du leadership politique s’érodent dans toutes les démocraties capitalistes). Cette fragilité explique pourquoi une petite entaille dans l’armure de la droite a suffi pour permettre que Corbyn soit propulsé vers la victoire.
Ce n’est pas que la gauche soit forte, c’est que la droite du Parti travailliste est idéologiquement vide et historiquement sans pertinence. Il fut un temps où les blairistes semblaient être une force dynamique dans le Parti travailliste et où une partie de leur rhétorique parlant de démocratiser et réformer le parti semblait pointer de vrais problèmes. Aujourd’hui, ils ont juste l’air arrogants et monotones.
Quiconque a regardé les débats entre les candidats à la direction du Parti aura vu combien la droite du Parti est sans inspiration, lugubre et dérisoire.
Un autre facteur, c’est Jeremy Corbyn lui-même, que sa combinaison unique de vertus a avantagé dans cette élection. Il n’est pas le plus charismatique des orateurs, mais il est aussi d’une manière charmante dénué d’ego. Sa manière modeste pousse ceux qui l’interviewent à le sous-estimer. Toutefois, il a des décennies d’expérience comme parlementaire et cela s’est vu dans ses apparitions devant les médias.
Ses années de militantisme signifient « inéligible » pour le village de Westminster, mais cela veut dire qu’il est coutumier d’une sorte de politique populaire que les vieilles élites du parti, dirigé par des professionnels et des mercenaires politiques engagés pour ça, ne prennent même plus la peine de pratiquer.
Cependant, maintenant que Corbyn a gagné, la contre-attaque blairiste a déjà commencé. Une galerie de députés vedettes du Labour ont soit démissionné de leurs fonctions dans le parti, soit déclaré clairement qu’ils ne participeraient pas à un cabinet-fantôme Corbyn [3]. Les apparatchiks du Labour et les faiseurs d’opinion du Parti se lamentent du haut de leurs chaires de la prochaine fin du monde.
Voilà comment Andy McSmith, un journaliste proche de la hiérarchie du Labour, explique leur perspective : « Les critiques de Corbyn dans le Parti ont été comparativement pleins de retenue jusqu’à présent. Ils disent qu’ils n’ont rien personnellement contre Jeremy, que c’est un bon type. Ils n’ont des objections qu’à sa politique. Mais ce ne sont pas des touristes politiques à trois livres par jour, pour qui l’engagement politique consiste à se loger sur un site, à voter Corbyn et l’annoncer à leurs potes sur Facebook. Eux sont des professionnels qui ont investi une vie de travail dans le Parti travailliste. Ils veulent être à nouveau au gouvernement. »
C’est-à-dire que les gens qui ont imaginé ce système qui permet à n’importe qui de s’enregistrer comme « sympathisant » et avoir le droit de voter dans l’élection interne au Parti, aujourd’hui ridiculisent ce système et raillent ces électeurs comme des simples « clicktivistes » (le clic du vote).
En réalité, ils sont fâchés que ces électeurs ne soient justement pas que des clicktivistes. Ils ne font pas que voter « aime » (like), « retweet » et « partager ». Leurs activités en ligne ont alimenté une campagne d’ampleur nationale de meetings de masse et d’agitation qui, à certains moments, a ressemblé à un mouvement social.
C’est bien là le problème : ces « professionnels » qui avaient détourné le Parti travailliste ne veulent pas de membres actifs, ils veulent des membres passifs qui ancreraient les positions du Labour fermement à droite, et qui servent, à la fois, de vaches à lait et de pions à voter au profit de la machine partisane. C’est donc leur manière de faire de la politique qui est menacée et ils vont se battre amèrement pour garder le contrôle du Parti.
Même avec la victoire écrasante de Corbyn au travers de toutes les sections du Parti travailliste, il y a quelque chose d’incroyablement fragile dans cette situation. Assurément, son important résultat – et le nombre de suffrage désastreux pour Liz Kendall – signifie qu’il ne peut pas y avoir de mouvement immédiat pour déposer Corbyn. La machinerie du Parti va vouloir de la stabilité et de la légitimité dans le processus, et pas une rixe chaotique faisant suite élections. Et il semble peu probable qu’avec un résultat si piteux les blairistes sortent du Parti. Ils ne feraient que couler à pic s’ils faisaient cela.
Non, les blairistes et leurs alliés vont attendre. Ils vont soigner leurs blessures et placer leurs gens et se retrancher en attendant le moment quand ils pourront agir. Il va donc y avoir un certain temps, pas très long, pour que Corbyn et ses partisans se mettent en position pour la guerre de tranchées à venir, pour désigner leurs partisans et les faire élire aux instances du Parti, pour commencer à rédiger leurs propositions pour un changement démocratique dans le Parti et pour commencer à préparer la sélection des candidats aux élections parlementaires et locales.
Parce qu’il y aura la guerre dans le Parti travailliste, le Projet Peur n’aura été que son lancement prématuré, dans la panique, et clairement inefficace. Et dans cette guerre, l’aile droite aura l’appui des médias [4], des faiseurs d’opinion professionnels et autres mages de la politique, de la fonction publique, et d’une bonne tranche des membres du Parti.
A part ces combattants ouverts, il y aura une autre ligne d’attaque plus subtile. Cela va impliquer d’induire Corbyn à abandonner ses principaux engagements, à la recherche d’un compromis qui puisse fonctionner, jusqu’au point où il laisserait échapper son soutien populaire et serait décisivement affaibli.
Bien sûr, Jeremy Corbyn sera bien obligé de faire des compromis sur certains aspects de sa plateforme, simplement parce qu’il doit travailler avec une députation du Parti travailliste au parlement qui reflète encore l’équilibre des forces d’il y a quelques années et reste donc de droite d’une manière écrasante. Mais s’il transige sur des questions clés comme les fusées Trident, il perdra des partisans et pourra renoncer, pour toujours, à récupérer du soutien pour le Parti travailliste en Ecosse. Par conséquent, le Parti travailliste de Corbyn sera un champ de bataille dès le premier jour.
Corbyn a déclaré que sa campagne visait à transformer le Labour en un mouvement social. C’est la seule chance qui s’offre à lui et à ses partisans. L’époque n’est plus des loyautés politiques tribales, quand des puissantes bureaucraties étaient articulées aux masses organisées. La base sociale du Parti travailliste, si elle peut être ressuscitée, sera polyglotte, et ses supporters seront politiquement polygames, voilà ce que les partisans de la purge du Labour n’avaient pas compris.
A l’avenir, les partisans du Parti travailliste auront eu une variété de loyautés politiques dans leur passé immédiat, que ce soit chez les Verts ou les nationalistes, ou chez des trotskistes ou lors de quelques campagnes politiques indépendantes. Les gens agissent là où c’est utile de le faire et s’alignent sur qui que ce soit avec qui c’est utile de collaborer. L’idée du Parti comme un mouvement social inclusif, œcuménique, implique d’être bien conscient de cela. Cela serait le seul contrepoids au pouvoir institutionnel retranché de la droite. (Article publié sur le site Jacobin le 13 septembre 2015)
Notes
[1] L’allusion est à l’Eglise d’Angleterre qui embrasse depuis 500 ans tout l’éventail chrétien depuis les catholiques (certes pas romains) jusqu’aux protestants évangéliques. (Réd A l’Encontre)
[2] Le meurtre par la police de Mark Duggan, le 6 août 2011 à Tottenham, un jeune Noir décrit comme dangereusement armé, mais en fait désarmé, a déclenché des émeutes avec incendies et pillages qui ont englobé pendant une semaine des milliers de jeunes dans plusieurs arrondissements de Londres, à Birmingham, Manchester, Nottingham, Bristol et d’autres villes d’Angleterre. Une terrible répression, policière et judiciaire a suivi avec 3000 arrestations et mille personnes mises en jugement. (Réd. A l’Encontre)
[3] La tradition parlementaire britannique veut que le parti d’opposition constitue un « cabinet-fantôme » c’est-à-dire une espèce de contre-gouvernement qui attribue à chaque ministre et secrétaire d’Etat du gouvernement un vis-à-vis chargé de le surveiller et de lui porter la contradiction sur les questions de son ministère. (Réd. A l’Encontre)
[4] Dans un article daté du 21 septembre 2015, publié sur le site Jacobin, Richard Seymour éclaire les attaques virulentes des médias contre Corbyn. Toute action offre l’occasion d’un assaut contre lui. Il souligne l’unanimité des médias en passant du Guardian au New Stateman’s, du Daily Mail à l’Express. Seymour montre que les sondages concernant les intentions de vote pour le Labour de Corbyn sont fortement biaisés. Seymour insiste sur l’aspect de polarisation socio-politique que révèle la percée de Corbyn. (Réd. A l’Encontre)