Depuis les débuts de la crise de la dette dans ces pays, on a assisté à la fabrication progressive, à coups de déclarations gouvernementales, d’éditoriaux, de reportages « objectifs » et de polémiques, d’une représentation mystifiée de ces peuples qui aujourd’hui apparaît être un fait allant de soi chez de nombreux citoyens de l’Union européenne. Typiques de cette production de l’idéologie dominante, les propos d’Angela Merkel tenus devant des sympathisants de la CDU en mai 2011 : « Il faudrait que dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, on ne parte pas à la retraite plus tôt qu’en Allemagne, que tous fassent un peu les mêmes efforts, c’est important ».1 Un mois plus tard, la chancelière allemande précisait son propos en pointant du doigt les grèves dans les pays européens.2 Le sous-entendu aura été compris par tous : les Allemands qui gagnent leur pain à la sueur de leur front n’ont pas vocation à payer la note des peuples gagnés par la paresse.
Ces clichés ont pourtant été démentis par les statistiques économiques dans plusieurs opérations de fact checking. Der Spiegel a par exemple rapporté, suivant les données de l’OCDE de 2010, que l’âge moyen de départ à la retraite effectif – à distinguer de l’âge de départ à la retraite officiel fixé par la loi – de la Grèce (61,9), de l’Espagne (61,8) et du Portugal (67) est au même niveau, et même supérieur, au niveau de l’Allemagne (61,8).3 Malgré ces faits, le cliché d’une Europe du Sud paresseuse continue de structurer le débat politique en Europe, tant à gauche qu’à droite.
Il s’ensuit donc que le discours dominant sur la paresse, tenu à l’égard des Grecs et des autres pays du Sud de l’Europe, rejoint les discours typiques des rapports de domination, notamment des rapports coloniaux. Voici, par exemple, la description des peuples de la Germanie par Tacite : « [ils] n’ont de vigueur que pour un effort violent ; ils ne font pas preuve de la même endurance pour peiner et travailler ; (…) L’argent et l’or leur ont été refusés par les dieux (…) La possession et l’usage de ces métaux ne les occupent pas comme nous [les Romains]. » (La Germanie, IV : 2-3 et V : 3, 98 ap. J.-C.) Ces mêmes traits caractéristiques des Barbares méprisant l’effort et les richesses se retrouvent dans la Guerre des Gaules de César (58-51 av. J.-C.). Dans ces bulletins militaires sur la conquête des Gaules, César écrit à propos des peuples de la Bretagne (la Grande-Bretagne actuelle) : « De tous les habitants de la Bretagne, les plus civilisés, de beaucoup, sont ceux qui peuplent le Cantium ; leurs mœurs ne diffèrent guère de celles des Gaulois. Ceux de l’intérieur, en général, ne sèment pas de blé ; ils vivent de lait et de viande, et sont vêtus de peaux. » (Livre V, 14). Puis, au sujet des Germains outre-Rhin : « Toute leur vie se passe à la chasse et aux exercices militaires (…) L’agriculture les occupe peu et leur alimentation consiste surtout en lait, fromage et viande. » (Livre VI, 21-22). L’absence d’une agriculture, et des richesses qui vont de pair, est montrée par les auteurs romains comme constitutive de ces peuples barbares ou semi-barbares ; elle fournit une base de légitimité pour leur conquête par les Romains, porteurs d’une civilisation supérieure selon ce discours typiquement colonial.
Le discours tenu à l’égard des colonisés aux XIXe et XXe siècles fournit un autre exemple de la paresse employée comme argument pour la domination. Albert Memmi soulignait, dans le Portrait du colonisé (1957) la fonction réelle de ce discours sur la paresse : « Ce qui est suspect, c’est l’unanimité de l’accusation (…) de sorte qu’aucun colonisé n’en est sauvé, et n’en pourrait jamais être sauvé. (…) En fait, il ne s’agit nullement d’une notation objective, donc différenciée, donc soumise à de probables transformations, mais d’une institution : par son accusation, le colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse est constitutive de l’essence du colonisé. »
Seul un tel acte d’institution peut expliquer le décalage entre la réalité et les mythes colportés sur la paresse de l’Europe du Sud. Les classes dirigeantes des puissances capitalistes de l’Union européenne cherchent ainsi à légitimer la mise en place d’un rapport de domination sur les pays « secourus » de la périphérie européenne. Suite à l’accord conclu à Bruxelles le 21 février, le gouvernement de la Grèce est placé sous leur tutelle afin d’assurer le paiement de ce que le pays doit à ses créanciers. De même, le Mécanisme européen de stabilité prévoit des sanctions quasi-automatiques pour les « mauvais gestionnaires » des finances publiques. En somme, l’un des enjeux politiques de la crise de la dette en Europe est la centralisation accrue du pouvoir des puissances capitalistes vis-à-vis des pays périphériques de l’Union européenne. Les accusations et les mensonges au sujet d’une Europe du Sud paresseuse n’ont de sens véritable qu’à la lumière de cette lutte géopolitique des dominants contre les peuples.