Édition du 17 décembre 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Genre et numérique : les fausses promesses d’égalité

Quatre questions pour amorcer la discussion et décoder plusieurs idées reçues en matière de genre à l’heure du numérique.

tiré de : Entre les lignes et les mots Lettre n°34 - 15 aout 2020 : notes de lecture, textes, vidéo et pétition

LES TIC COMME SOUTIEN À L’AUTONOMISATION DES FEMMES ?

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont promues par les principales institutions mondiales [1] comme un outil puissant, offrant des perspectives nouvelles, pour l’autonomisation des femmes à travers notamment l’accès à l’information, la remise en question de normes sociales réductrices, l’e-learning, les opportunités d’activités économiques, etc.

Toutefois, les enjeux du genre dans le domaine des TIC font l’objet d’une approche biaisée. Le concept de genre lui-même est souvent incompris par les instances internationales, détourné, employé comme synonyme du besoin de parler, d’ajouter, d’inclure des femmes.

Alors que le genre induit aussi et surtout une réflexion sur les rapports de pouvoir au cœur des relations entre les sexes ainsi que sur l’enchevêtrement complexe des formes d’oppression (genre, « race », classe notamment), ces deux éléments cruciaux – potentiellement transformateurs – sont la plupart du temps évacués.

Dans le domaine des technologies de l’information et de la communication pour le développement (ICT4D), les préoccupations de genre se sont focalisées sur l’idée d’insérer les femmes « insuffisamment incluses », en particulier « les femmes du Sud » dans le marché du numérique pour qu’elles en retirent des bénéfices et pour que « la fracture » se réduise.

Cette vision simpliste n’est évidemment pas sans rappeler le paradigme de la modernisation et s’inscrit dans les schémas d’un développement mainstream, qui « invite les femmes à se réinventer en tant que sujets néolibéraux, entrepreneuriaux, censés être constamment autonomes, flexibles, responsabilisés, rationnels et compétitifs » (Mc Carrick et Kleine, 2020).

Par le biais de l’autonomie et de l’empowerment redessinés, les femmes sont appelées, à travers l’appropriation de nouvelles technologies, à « saisir l’opportunité numérique pour surmonter les obstacles sexospécifiques à la participation au marché » (Gurumurthy, 2020) et à prendre en charge leur destinée économique et professionnelle.

Deux corollaires découlent de cette proposition. D’une part, leur maintien ou non dans la pauvreté devient le résultat de leurs performances et mérites en tant qu’« entrepreneures ». L’hyper responsabilisation des femmes est encouragée tandis que les acteurs politiques et économiques se déresponsabilisent [2]. D’autre part, l’accent est mis dans cette approche sur leur autonomisation économique, ignorant les conditions de leur autonomisation politique ou sociale.

Dans le secteur de la coopération et de la solidarité internationale, des organisations non gouvernementales, soucieuses de mettre en avant les résultats de leurs actions, adoptent parfois aussi ce penchant, en relayant ou en focalisant leur attention sur des success stories et des réalisations individuelles qui laisseraient entendre qu’elles pourraient être dupliquées/reproduites facilement. Mais en agissant de la sorte, les rapports de pouvoir genrés, les défis structurels auxquels les femmes (qui ne constituent pas un ensemble homogène) sont confrontées, sont oubliés et impensés.

LES TIC, UNE OPPORTUNITÉ POUR REBATTRE LES CARTES EN MATIÈRE DE DIVISION DU TRAVAIL ?

Actuellement, l’économie numérique, orchestrée par de gigantesques plateformes de commerce électronique [3], est dominée par un petit nombre d’entreprises qui répondent à des logiques « extractivistes » et d’exploitation qui ont démontré de longue date leurs effets destructeurs sur les environnements et les corps (Gurumurthy, 2020).

Elle repose, en dépit des discours et des promesses, sur une division du travail inchangée qui se calque sur un ordre social et des inégalités en vigueur dans l’économie traditionnelle. La distribution des rôles y est là comme ailleurs profondément marquée par la race, la classe sociale, le sexe et la géographie. Une hiérarchie du travail ordonne l’économie numérique. Il y a le travail auquel on reconnaît de la valeur et celui qui est dévalorisé, il y a les travailleurs qui comptent et ceux qui ne comptent pas, ceux qui sont visibles ou invisibles.

Les travailleurs pauvres, féminisés, racisés occupent les segments les plus bas des économies, que ce soit de l’avant ou de l’après numérique. Un continuum peut être dressé entre la contribution des femmes dans les entreprises familiales ou celle des travailleuses « bas de gamme » dans les chaînes d’approvisionnement mondial et la place des femmes dans cette nouvelle version de l’économie, telles que les petites agricultrices qui assurent l’approvisionnement des plateformes de commerce électronique de produits alimentaires, les opératrices dans des centres de données qui réalisent des tâches monotones et répétitives ou encore les aides ménagères dont on commande les services, comme on commanderait une pizza.

Autre invariant, cette nouvelle configuration de l’économie privilégie, sans ciller, « le profit sur la vie », la production à la reproduction. La disponibilité de l’e-commerce 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 repousse plus loin encore les exigences du profit et de l’accumulation, fondés sur l’exploitation des travailleur.euses, auxquel.les on impose bas salaires, sous condition de travail et flexibilité à tout crin. Les droits du travail et les mesures de protection sont inexistants ou inadaptés à l’ère numérique. Sans réelle alternative, cette main-d’œuvre se retrouve à la merci de puissantes entreprises de plateformes de commerce électronique, sans marge de manœuvre ni possibilité de négocier, « piégées dans un système qui les exploite de plus en plus » (Gurumurthy, 2020b).

CRISE DU COVID-19 : LE COMMERCE ÉLECTRONIQUE, UN SERVICE ESSENTIEL ? MAIS ENCORE…

Dans de nombreux pays, dont la Belgique, le commerce électronique (livraison et expédition) a été placé sur la liste des services essentiels durant la crise du covid-19. Une consécration pour les entreprises du commerce électronique qui comptent parmi les gagnants de cet épisode pandémique.

Pour un nombre élevé de consommateurs, la perception dominante de l’e-commerce est celle d’un « facilitateur transparent de l’activité économique ». Une vision idéalisée qui occulte les liens invisibles entre économique numérique et réelle, et qui ne révèle pas « l’architecture du travail qui étaye l’économie numérique en plein essor » (Idem).

En Inde, pour ne prendre que cet exemple, des chaînes d’approvisionnement ont été brisées à plusieurs niveaux. Des entreprises de livraison de produits alimentaires, telles que Big Basket, dépendant des agriculteurs pour l’acheminement des produits vers les centres de collecte, ont connu des problèmes en cascade lorsque le verrouillage a été décrété. Les livreurs ont été harcelés et battus, bloqués et abandonnés sur les routes par la police, car considérés comme en infraction, sans que leur rôle indispensable dans les livraisons du commerce électronique ne soit reconnu.

En réaction à cette situation, les travailleurs migrants qui représentent la majorité du personnel dans les entrepôts de l’entreprise et des ouvriers agricoles ont tout laissé en plan pour rejoindre leur village d’origine ; tandis que les agriculteurs (55% des actifs en Inde pour seulement 16% du PNB [4]) ont quant à eux subi des pertes de revenus importantes, leurs produits ayant été rendus impropres à la vente en quelques jours, en raison de la fracture de la chaîne d’approvisionnement à plusieurs niveaux. Dans un contexte d’avant-covid déjà particulièrement morose, marqué par une baisse significative des revenus et par la paupérisation de millions de ruraux indiens, il ne fait pas de doute que le « bien-être économique » d’une majorité de travailleur.euses à l’extrémité de la chaîne d’approvisionnement, notamment celui des femmes agricultrices, sera affecté à long terme.

UN AVENIR NUMÉRIQUE « FÉMINISTE » ?

Le digital est un « univers conçu, programmé, installé et maintenu par quelques hommes blancs de milieu professionnel favorisé » (Collet, 2019). Un des enjeux cruciaux des luttes féministes à l’heure du digital est dès lors d’étudier la restructuration des rapports de genre dans le paradigme numérique et de décoder les structures de pouvoir qui se cachent derrière les données afin de pouvoir les exposer, les démanteler ou les transformer.

Avec la « plateformisation » de l’économie mondiale et l’atomisation du travail [5] qui en découle, les rapports de genre sont demeurés globalement inchangés. Les femmes – en raison des normes de genre dominantes – se situent toujours dans les segments les plus bas et les moins valorisés en termes de création de valeurs. À l’inverse des promesses énoncées en faveur de l’autonomisation des femmes, les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et l’automatisation ont affecté à la baisse à la fois la qualité et la quantité des emplois féminins dans un contexte d’hyper libéralisation du commerce numérique.

Pour que notre avenir numérique soit féministe, les chaînes de valeur des données devraient venir « renforcer les économies locales de production et d’innovation, dans lesquelles les femmes sont visibles et appréciées et les écosystèmes naturels respectés ». Pour que cela soit possible, les pays devront « assumer un rôle de catalyseur sur le marché numérique » (Gurumurthy, 2020) et penser les plateformes comme des biens publics qui soutiennent certaines catégories de personnes, notamment à travers des politiques d’« action affirmative » (pour qualifier autrement la discrimination positive) (Collet, 2019), afin d’agir pour plus d’égalité et de justice numérique.

Aurélie Leroy

https://www.cetri.be/Genre-et-numerique-les-fausses

NOTES

[1] https://botpopuli.net/no-magic-bullets-reclaiming-the-transformatory-potential-of-e-commerce-for-womens-empowerment

[2] Lire à ce sujet Leroy A. (2018), « De l’usage du genre », Alternatives Sud, Vol XXV, n°2, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.

[3] Lire à ce sujet Leterme C. (2020), « Impasses numériques », Alternatives Sud, Vol XXVII, n°1, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.

[4] https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/blog/economie-indienne-face-au-coronavirus.pdf

[5] https://www.agirparlaculture.be/numerique-vers-un-travail-en-micromiettes/

BIBLIOGRAPHIE

Collet I. (2019), Les oubliées du numérique, Le Passeur-éditeur.

Gurumurthy A. (2020), A feminist future of work in the post-pandemic moment, Digital Justice Project, Issue Paper 3, avril.

Gurumurthy A., Zainab K., Sanjay. S (2020b), « Covid-19 lockdown exposes gaping holes in e-commerce and farm food supply chains », The Hindu Business Line, 14 avril.

Hashmi Khan A. (2020), « Imagining a Feminist Future of Work in the Global South », Bot populi, 4 mars.

Leterme C. (2020), « Impasses numériques », Alternatives Sud, Vol XXVII, n°1, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.

Leroy A. (2018), « De l’usage du genre », Alternatives Sud, Vol XXV, n°2, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.

Mc Carrick H., Kleine D. (2020), « Inclusion numérique, entrepreneuriat féminin et sujets néolibéraux », Alternatives Sud, Vol XXVII, n°1, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.

Aurélie Leroy

Historienne, chargée d’étude au CETRI.

https://www.cetri.be/_Aurelie-Leroy_

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