Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Fuir l’Amérique centrale

Deux constats criants. D’une part, l’absence de démocratisation des sociétés centro-américaines – et l’insécurité physique, sociale, environnementale ou politique qui en résulte – comme ressort premier de la nécessité de fuir la région. D’autre part, les conditions de la migration elle-même – entre politiques migratoires inhumaines et criminalité endémique – comme atteinte systémique à l’intégrité des personnes et au droit à la mobilité.

Éditorial de Bernard Duterme :
Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 29 mars 2022
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/03/29/editorial-de-bernard-duterme-fuir-lamerique-centrale/
Avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse

Amérique centrale, terre d’émigration ? La forte mobilité centrifuge des ressortissant·es de l’isthme centro-américain à l’œuvre depuis plus d’un demi-siècle l’atteste à l’envi. L’espoir ou l’obligation de fuir son pays natal y sont devenus aussi familiers que la violence – physique, sociale, économique, politique, climatique… – qui mine la région. Entre 10 et 25% des populations nationales déjà ne vivent plus chez elles. Et des centaines de milliers d’émigrant·es supplémentaires – dont de plus en plus de femmes et d’enfants – tentent leur chance chaque année. Pour, à l’arrivée aux États-Unis ou ailleurs, aider financièrement leur famille restée à domicile, à hauteur d’un huitième à un quart du PIB de leur contrée d’origine.

En Amérique centrale, la migration est consubstantielle à la vie de millions de personnes, c’est un fait. Mais cette migration a une histoire qui renvoie à celle, structurellement injuste, de la formation de ces sociétés périphériques, de ces terres d’exploitation qui ont elles-mêmes longtemps, très longtemps été explorées, colonisées, négociées, dépossédées, touristifiées…, bien avant que ses propres habitants et habitantes n’entrevoient la possibilité de s’en échapper. Comme si, au final, une émigration par le bas, de « gens de peu », venait contrebalancer une immigration par le haut, séculaire celle-là, de nobles et de bourgeois venus nourrir les rangs des oligarchies locales.

Des conquistadors à la CIA

À commencer, dès le 16e siècle par les conquistadors espagnols, qui vont mettre sous leur coupe, pendant quelque 300 ans, des territoires habités jusque-là de peuples… préhispaniques. Une mosaïque de groupes ethniques plus ou moins importants (Talamancas, Nicaraos, Chorotegas, Ramas, Matagalpas, Sumus, Payas, Lencas, Pipiles, Nacos, Mayas Quichés, Kakchiquels, etc.), en mouvement et en interaction plus ou moins conflictuelle eux aussi, que le colonisateur va désormais regrouper, dominer et exploiter sous l’appellation commune d’« Indiens… d’Amérique », puis, au mieux, d’« indigènes » (Torres-Rivas, 1993).

C’est sous le « Royaume du Guatemala » – ou « Capitainerie générale du Guatemala », elle-même inclue dans la « Vice-royauté de la Nouvelle Espagne » qui couvre aussi le Mexique, la moitié des États-Unis et des Caraïbes, et… les Philippines – que s’est sédimentée la relative unité sociopolitique de l’Amérique centrale « historique », composée du Costa Rica, du Nicaragua, du Honduras, du Salvador et du Guatemala1. L’indépendance acquise vis-à-vis de la Couronne espagnole en 1821 par les élites locales « créoles », ces « Blancs nés aux colonies », va ouvrir les « Provinces unies d’Amérique centrale » (1821-1838) d’abord, puis chacun des cinq pays centro-américains, à d’autres appétits, influences et interventions.

Celles des États-Unis au premier chef. La formulation de la « doctrine Monroe » (1823) – du nom du 5e président états-unien – date de l’époque : « L’Amérique aux Américains ! » Elle vise d’abord à tenir les Européens à distance du continent, mais exprime dans le même temps, par double sens géographique, les visées expansionnistes des États-Unis… d’Amérique. Même s’il faut attendre les dernières décennies du 19e siècle pour que le nouvel empire donne un caractère colonialiste à la prophétie de James Monroe. Et entreprenne de se répandre militairement, politiquement et économiquement sur l’Amérique centrale en particulier, son désormais naturel et éternel « patio trasero » (backyard, arrière-cour).

Plus d’un siècle durant, les États-Unis vont y faire et y défaire les gouvernements, en fonction de leurs propres intérêts dans la région. Les intérêts de leurs entreprises et de leurs marchés. Celui de la banane par exemple, comme élément structurant de l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale et de ses « républiques bananières ». Ou comme instrument de pénétration du capitalisme agroexportateur et de consolidation de la position de dépendance économique de l’isthme centro-américain à l’égard du Nord (voir l’excellent documentaire de Mathilde Damoisel, La loi de la banane, Arte, 2017).

Celui du café aussi, comme dans ce très petit pays qu’est le Salvador (deux tiers de la Belgique en superficie), consacré « république caféière » dès le 19e siècle, 7e producteur mondial en 1920 et 3e exportateur d’Amérique latine en 1965, le tout sous domination des « quatorze familles » de l’oligarchie nationale salvadorienne. Oligarchie nationale qui, comme ses voisines, compte en son sein nombre d’immigré·es d’origine européenne, arrivé·es en Amérique centrale entre 1850 et 1910. La communauté allemande guatémaltèque, surreprésentée elle aussi dans le secteur du café, en constitue sans doute l’exemple le plus visible.

La United Fruit Company (UFC), fondée en 1899 et rebaptisée Chiquita en 1989 pour masquer sa mauvaise réputation, va aller jusqu’à contrôler 75% du commerce mondial de la banane et… 65% des terres agricoles du Guatemala ! Au début des années 1950, à la tête d’un de ces gouvernements aux visées national-développementalistes qu’a connus l’Amérique latine de l’après deuxième guerre mondiale, le président guatémaltèque Jacobo Arbenz osera jeter les bases d’une « réforme agraire ». Réforme qui allait inévitablement affecter les affaires de la multinationale fruitière. Mal lui en prit, il sera renversé en 1954 par un coup d’État fomenté par la CIA états-unienne – dont le directeur même était actionnaire de l’UFC – et remplacé par un régime militaire… qui se maintiendra au pouvoir pendant plus de trente ans.

Les stratégies réformistes étant barrées par les oligarchies, les militaires et les États-Unis, des mouvements révolutionnaires vont émerger dans la région, pour tenter de renverser l’ordre des choses. Les guérillas du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) au Nicaragua, du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) au Salvador, de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG) au Guatemala vont défier les pouvoirs établis. Et ces derniers vont riposter au-delà de toute proportion, se rendant coupables de la mort de plus de 90% des centaines de milliers de victimes humaines, surtout civiles (et mayas au Guatemala ; massacres qualifiés d’« acte de génocide » par l’ONU), ainsi que du déplacement interne et externe de millions de Centro-Américain·es.

Seul le FSLN va parvenir à ses fins, en renversant en 1979 à Managua la dictature de la dynastie Somoza, à la tête du pays depuis 1936. Mais, une décennie durant, les États-Unis du président Reagan vont mener une « guerre de basse intensité » contre le Nicaragua sandiniste, par paysans « contre-révolutionnaires » interposés. Et se prémunir ainsi, sur fond de guerre froide aiguë mais finissante, d’une « contamination communiste » de l’Amérique centrale par effet domino. En 1990, le FSLN, devenu parti politique, perdra le pouvoir au terme d’une élection faussée par la menace « yankee » de poursuivre l’agression contre le Nicaragua. Et dans la foulée – l’URSS s’étant effondrée entretemps –, des « accords de paix » seront signés entre les autorités et les révolutionnaires salvadoriens en¿ 1992, et entre leurs équivalents guatémaltèques en 1996.

Las, la quasi non-application de ces accords de paix va laisser intactes les causes des conflits armés et de cette première grande explosion de l’émigration centro-américaine. L’ONU elle-même en fait état, notamment dans son rapport Guatemala, memoria del silencio (Commission pour la clarification historique, UNOPS, 1999). « L’injustice structurelle, la fermeture des espaces politiques, le racisme, l’approfondissement d’un cadre institutionnel excluant et antidémocratique, ainsi que la réticence à promouvoir des réformes substantielles » sont, à ses yeux (et aux nôtres), les facteurs qui déterminent en profondeur tant l’origine des mouvements révolutionnaires et des confrontations passées que le mécontentement social et l’exode actuels. Exode qui ne va donc pas s’interrompre avec le désarmement des guérillas. Au contraire.

Normalisation démocratique ?

Ce que l’on appelle « la normalisation démocratique » de l’Amérique centrale, au sortir des dictatures militaires et des guérillas révolutionnaires, s’apparente au double processus de libéralisation politique et économique que traverse l’ensemble du continent à la fin du siècle dernier. Avec des résultats décevants, particulièrement dans l’isthme. Sur le plan politique d’abord. Si la fin des guerres est un acquis de la période, la démocratisation ne sera, elle, que de façade. Formelle, superficielle, électorale. Et encore. La faiblesse des institutions, « ajustées structurellement » par les politiques du consensus de Washington – privatisations, libéralisation, dérégulation –, est patente. Accointances renouvelées entre élites politiques et économiques, persistance des dominations oligarchiques, pouvoirs néopatrimonialistes et dérives criminelles diverses : corruptions contagieuses et collusions mafieuses.

Sur le plan économique, après les taux de croissance anémiques des années 1980 et 1990, l’Amérique centrale va enregistrer une sérieuse et continue embellie en ce début de 21e siècle, à la faveur du « boom des matières premières » sur les marchés mondiaux, tiré par la forte demande et expansion chinoises. Les prix du café, du sucre, des bananes, mais aussi de la viande, de l’huile de palme, de l’or, de l’argent, du nickel, etc. explosent. La tendance est mondiale. On n’a jamais autant creusé dans les sous-sols latinos et exporté vers les pays riches que ces vingt dernières années. Le phénomène réactualise la structure « extractiviste », extravertie et dépendante des petites économies centro-américaines, surtout au Honduras, au Guatemala et au Nicaragua, en les « re-primarisant » davantage encore.

Leur faible part industrielle se limite presque entièrement à ces unités d’assemblage textile en « zones franches », les maquiladoras, proches des aéroports, où les investisseurs nord-américains et asiatiques échappent à toute contrainte fiscale, sociale et environnementale. Dès lors, la région va se trouver bien démunie quand, à partir de 2014-2015, les cours des matières premières replongent, puis en 2020, lorsque la contraction de l’activité consécutive à la pandémie provoque, selon le Fonds monétaire international, «  la pire récession économique de ces dernières décennies  ». Hautement vulnérable à la volatilité des prix et des marchés internationaux, le modèle de développement privilégié est sans alternative interne : les économies n’ont pas été diversifiées et les fiscalités demeurent parmi les plus faibles et régressives au monde (Duterme 2018). D’où l’important réendettement en cours.

Le bilan social et sociétal de cette même logique de concentration qui préside, en Amérique centrale, à la non-répartition des terres, du patrimoine et des bénéfices depuis des lustres est pour le moins problématique. Et sert de carburant aux violences qui gangrènent ses États les plus pauvres et aux taux élevés d’émigration qu’ils accusent. Si, sur ces cinquante dernières années, plusieurs indicateurs sociaux ont progressé – comme l’espérance de vie ou l’accès à l’éducation primaire, singulièrement celui des filles – et si les niveaux de pauvreté ont pu diminuer jusqu’en 2015-2016, grâce à l’euphorie agroexportatrice de ce début de siècle, les écarts et la précarité restent disproportionnés.

Certes les chiffres diffèrent selon les sources et les critères retenus, mais, globalement, plus d’un·e Centro-Américain·e sur deux vit sous le seuil de pauvreté (CEPAL, 2018). Les pires résultats sont enregistrés, par ordre décroissant, au Honduras (74,3%), au Guatemala (67,7%), au Nicaragua (58,3%), au Salvador (41,6%), puis au Panama (21,4%) et au Costa Rica (18,6%). Le revenu national brut par habitant (RNB/h) le plus bas – 1 900 dollars – est atteint au Nicaragua. Il y est six fois moindre qu’au Costa Rica, trente-quatre fois moindre qu’aux États-Unis, les deux premiers pays de destination de l’émigration nicaraguayenne (data.worldbank.org/country). Mais ce sont surtout les indices d’inégalité qui placent la région parmi les plus injustes. Le coefficient de Gini y tutoie désormais les 50 unités (pour 25 en Belgique et 42 aux États-Unis, 0 correspondant à l’égalité parfaite et 100 à l’inégalité parfaite où un seul individu reçoit l’entièreté des revenus, (fr.countryeconomy.com).

La concentration des avoirs au sein de quelques centaines de familles y est outrancière : à hauteur des trois-quarts du PIB régional pour les 1 000 personnes les plus riches, selon le World Ultra Wealth Report 2019 (wealthx.com). Le phénomène serait particulièrement fort au Nicaragua, avec l’équivalent de plus de deux fois le PIB national pour les 200 premières grandes fortunes du pays, une fois et demi au Honduras, 0,8 fois au Salvador, 0,5 au Guatemala et 0,3 au Costa Rica. Parallèlement, la grande majorité des populations actives n’ont pas accès à un emploi déclaré, et encore moins à l’une ou l’autre forme de protection sociale. Doivent se débrouiller dans le secteur informel 61% de la main-d’œuvre salvadorienne, 70% de la main-d’œuvre hondurienne, 71% de la guatémaltèque et 80% de la nicaraguayenne, selon les Banques centrales respectives.

Résultat dramatique de cet accès très inégal à la table des nantis, l’« insécurité alimentaire aiguë » concerne aujourd’hui au quotidien, pandémie et changement climatique aidant, plus de 7 millions de personnes, rien qu’au Guatemala, au Honduras et au Nicaragua qui en comptent 33,5 millions au total. C’est-à-dire un peu plus d’une personne sur cinq (WFP et FAO, 2021). Au Guatemala, cela fait des années maintenant que la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) répète à intervalles réguliers que dans ce pays tropical humide qui pourrait nourrir aisément plusieurs fois l’ensemble de sa population, un enfant sur deux souffre de dénutrition. Seuls trois pays font moins bien à l’échelle du monde.

Sur les « questions de société », le bilan n’est pas plus encourageant. Dans un contexte religieux où les Églises évangéliques, plutôt conservatrices, rivalisent de popularité avec une Église catholique plutôt traditionaliste, les politiques familiales, sanitaires, éducatives, etc. sont à l’unisson. La culture dominante, résolument patriarcale, reste empreinte d’un machisme et d’un sexisme dévastateurs. La domination masculine sur les femmes connaît peu de failles, sans parler du sort des homosexuel·les. Les lois anti-avortement sont en Amérique centrale parmi les plus strictes au monde, surtout au Nicaragua, au Honduras et au Salvador où il arrive que des femmes passent plusieurs années en prison pour une fausse couche (Montoya, 2021a).

Enfin, le bilan environnemental de la « normalisation démocratique » de l’Amérique centrale ou, plutôt, de la perpétuation d’un modèle de développement qui consacre ses meilleurs sols à l’alimentation du marché mondial en matières premières agricoles, forestières et minières, fait lui aussi peine à voir. Présenté à l’extérieur comme « écoresponsable » pour certaines de ses filières dites « vertes », il procède en interne d’une logique assumée de prédation capitaliste. Utilisation par l’agrobusiness de pesticides interdits en Europe, pollutions en chaîne de l’industrie extractive, déforestation galopante (là aussi, les chiffres de la FAO sont alarmants)…, le tout ajoute à l’extrême vulnérabilité d’une région régulièrement soumise aux « événements » climatiques, sismiques et volcaniques.

Violences criminelles et répressives

On l’a vu, le phénomène migratoire, en croissance depuis les conflits qui ont déchiré l’isthme centro-américain et les « ajustements » néolibéraux qui ont suivi, indique d’abord le bilan d’un modèle de développement inique. Guatemala, Honduras2, Nicaragua, Salvador…, autant d’États de non-droit où la concentration des pouvoirs le dispute à la corruption et à l’impunité. Autant d’économies dont l’exportation dérégulée de matières premières et la sous-traitance en zones franches restent la colonne vertébrale3. L’insécurité alimentaire, la précarité sociale et la vulnérabilité climatique qui en résultent forgent l’envie de fuir.

Mais la violence la précipite, cette envie de fuir. La violence illimitée des maras notamment, ces gangs qui maltraitent le « Triangle Nord » de l’Amérique centrale : le Salvador, le Honduras et le Guatemala. L’ONUDC, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, en parle comme de « la région la plus dangereuse au monde ». En raison surtout de ses « taux d’homicides intentionnels » record. Au fil des ans, le Honduras et le Salvador s’échangent le leadership macabre du palmarès mondial. En tête depuis 2010, le premier a été détrôné en 2015 par le second, avec 105 homicides pour 100 000 habitants. Mais depuis 2019, le Honduras devancerait de nouveau le Salvador. Et le Guatemala n’est jamais très loin derrière (dataunodc.un.org).

Cela fait du « Triangle Nord », au regard de son poids démographique, une zone deux à trois fois plus meurtrière que le Mexique (pourtant éventré par les massacres du narcotrafic), dix fois plus que les États-Unis, cinquante fois plus que l’Europe occidentale. La violence politico-idéologique des pouvoirs militaires et des révolutionnaires d’hier a fait place à une criminalité débridée, oppressante. À une violence anarchique, mafieuse, pire dans ses conséquences humaines et sociales. Avec comme acteur central donc, les gangs, les maras, qui font la loi, sèment la terreur et s’entretuent dans les zones, les quartiers, les familles dont ils se disputent le contrôle.

Importé de Los Angeles au milieu des années 1990, avec le rapatriement forcé des « gangsters » centro-américains dans leur pays d’origine, le phénomène s’est installé durablement là où les armes des affrontements antérieurs circulaient encore (lire notamment dans cet Alternatives Sud, Mario Zúñiga Núñez). C’est aussi cela que fuient les Centro-Américain·es : les menaces quotidiennes, les frustrations qui enragent ou découragent, la précarité, le manque de perspective qui amène les jeunes des quartiers populaires à ne voir d’ascenseur social que dans les bandes armées, petites ou grandes, la criminalité et le racket, puis à ne plus pouvoir échapper à la spirale de la violence que par l’émigration lointaine.

Souvent, il s’agit de fuir ou de mourir. Fuir les maras, ces microsociétés totalitaires aux marques d’appartenance et aux rites d’obéissance aliénants – contraints d’y entrer, interdits d’en sortir. Des maras qui compteraient aujourd’hui entre 50 000 et 80 000 membres, dont environ un quart croupissent en prison. D’après la CEPAL (la Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine et les Caraïbes), 10% des populations en dépendraient, une personne sur dix y serait liée d’une façon ou d’une autre. Les deux principales – Mara Salvatrucha 13 et Barrio 18 –, aux ramifications multiples, conditionnent à leur allégeance des pans entiers de la vie sociale et économique des quartiers.

Fuir le chantage des maras certes, mais fuir aussi, dans le même mouvement, des États incapables de réduire l’impunité : entre 95 et 98% des crimes resteraient impunis, selon l’ONUDC. Des États gangrenés eux-mêmes par d’incessantes affaires de corruption et des collusions à géométrie variable, voire des négociations secrètes ou du marchandage électoral, avec l’une ou l’autre bande armée, avec l’un ou l’autre cartel de la drogue. Toujours selon l’ONUDC, près de 90% du trafic de la cocaïne à destination des États-Unis transiterait désormais par l’Amérique centrale – suite à la concentration des efforts de la DEA (Drug Enforcement Administration, l’agence fédérale états-unienne) au Mexique, dans les Caraïbes et en Colombie. Ce qui attise d’autant l’activité des gangs.

Le plus souvent, au Guatemala, au Salvador et au Honduras surtout, les élections se gagnent à coups de surenchère sécuritaire et de serments anticorruption. Mais une fois au pouvoir, les velléités punitives et les engagements éthiques révèlent vite leur inopérance. Les premières ne peuvent se suffire à elles-mêmes, les seconds ne résistent pas à l’attrait de l’« État-butin », et les unes et les autres se délitent au gré des connivences et redevances – ce que l’on appelle au Guatemala depuis quelques années, le « pacte des corrompus ». La faiblesse structurelle d’institutions publiques qui n’ont plus « le monopole de la violence légitime » dans les zones de non-droit, fait le reste. Et l’idée, chimérique, d’une réelle politique de développement, souveraine et redistributive, qui s’attaquerait à la racine du problème est reportée sine die.

À la violence criminelle comme facteur d’expulsion décisif dans le « Triangle Nord », il faut encore ajouter la violence répressive des autorités. Celle à l’encontre des personnes et des groupes mobilisés contre l’industrie extractive, l’autoritarisme ou la corruption au Guatemala, au Salvador et au Honduras (rien que dans ce dernier pays, une trentaine de militant·es ont été tué·es en 2021). Celle à l’encontre de toute forme d’opposition au Nicaragua, où, depuis l’écrasement des contestations en 2018 (300 morts en trois mois), le régime Ortega-Murillo emprisonne ou pousse à l’exil tout qui est soupçonné de le critiquer, ne serait-ce que par une phrase postée sur un réseau social. Ce climat de terreur politique ajouté aux effets de la crise sociale ont jeté, pour la seule année 2021, plus de 100 000 Nicaraguayen·nes hors du pays (lire dans cet Alternatives Sud, José Luis Rocha).

Fuir l’insécurité : d’un péril à l’autre

L’Amérique centrale et le « Triangle Nord » en particulier « sont rongés par la corruption autant que par la misère. Le crime organisé a mis sous sa coupe les élites politiques […]. Poussant les plus pauvres à l’émigration et les opposants à l’exil » (Montoya, 2021b). Le journal Le Monde résumait ainsi, tout récemment, la situation caricaturale de la région, en introduction à une enquête sur « l’irrésistible érosion démocratique en cours ». À juste titre. Le bilan migratoire de l’année qui vient de s’achever, 2021, a explosé tous les records enregistrés ces dernières décennies à la frontière Sud des États-Unis : 1,7 million de migrant·es y ont été arrêté·es ! Trois fois plus que la moyenne des huit années précédentes.

La plupart sont Centro-Américain·es et Mexicain·es, mais de nombreux·ses Haïtien·nes, des Sud-Américain·es, et aussi des Africain·es et des Asiatiques, qui ont réussi à remonter tout l’isthme mésoaméricain par leurs propres moyens, ont été stoppé·es et le plus souvent refoulé·es, voire directement rapatrié·es. Le phénomène est primordial en Amérique centrale depuis un demi-siècle. Son ampleur le rend, socialement, économiquement, culturellement et politiquement, incontournable. De 2000 à 2020, la région aurait mis sur les routes, en moyenne annuelle, entre 400 000 et 500 000 émigrant·es supplémentaires.

Destination principale – et de loin –, les États-Unis, où quelque cinq millions de ressortissant·es centro-américain·es4 vivraient déjà, dont 50% à 60% dans la clandestinité, sans statut régulier reconnu. Mais beaucoup s’arrêtent aussi au Mexique ou viennent y travailler en tant que saisonniers (lire notamment dans cet Alternatives Sud, Carolina Rivera Farfán). Comme le font au Costa Rica également, plusieurs centaines de milliers de Nicaraguayen·nes qui y résident ou s’y rendent pour des périodes plus ou moins longues de travail. D’autres encore – quelques milliers par an – tentent leur chance en Europe, en Espagne de préférence.

Le profil des partant·es évolue, diffère selon les situations, mais laisse aussi apparaître des traits communs qui renvoient non seulement aux causes des migrations – l’insécurité physique, sociale, environnementale ou politique, objective ou ressentie, qui provoque la décision de fuir –, mais aussi aux dispositions et perspectives des individus ou des familles qui se lancent dans l’aventure. « L’un des principaux visages de la migration vers le Mexique et les États-Unis est celui des familles rurales dont la source de revenus est l’agriculture. La plupart cultive des céréales de base, du maïs, des haricots, du riz, du café ou des courges dans le “corridor sec” », cette sous-région de l’isthme tropical particulièrement affectée par des périodes de sécheresse de plus en plus longues et aigües (CEPAL, 2018). Selon Aviva Chomsky dans cet Alternatives Sud, près d’un tiers des migrant·es centro-américain·es mentionnent les conditions climatiques extrêmes comme raison de leur départ.

Si une féminisation progressive des migrations a été observée cette dernière décennie (lire dans cet Alternatives Sud, Gabriela Díaz Prieto), le nombre de migrants est toujours supérieur de 10 à 20% au nombre de migrantes (ONU, 2020). Bon an mal an, la moitié auraient moins de vingt-cinq ans et près d’un quart seraient des mineur·es, la tendance évoluant clairement en fonction des variations des politiques nord-américaines de rejet ou d’accueil des enfants accompagnés ou non. Près de 60% n’ont pas terminé l’enseignement secondaire (Canales y Rojas, 2018). Et, donnée majeure pour mesurer l’importance du levier « regroupement familial », environ quatre migrant·es sur cinq auraient déjà de la famille aux États-Unis (CEPAL, 2018) !

La migration proprement dite demeure pourtant une démarche extrêmement périlleuse. C’est peu de l’écrire. À défaut d’accès à la voie aérienne légale et aux visas, pour la toute grande majorité des personnes qui partent, le périple terrestre est la seule solution. Et sur les routes de l’exil, à travers le nord de l’Amérique centrale (entre 50 et 2 500 km à arpenter, en fonction du point de départ) et l’immense Mexique (de 2000 à 4 000 km supplémentaires selon que l’on vise la frontière texane ou californienne), les écueils se multiplient. Au gré des politiques et des polices migratoires des pays à franchir ou à atteindre. Et au bon vouloir des passeurs, des trafiquants, des racketteurs et des bandes armées qui hantent le parcours. Sans parler des nombreux accidents qui guettent les transports surchargés et clandestins.

En 2018 par exemple, selon le Réseau mexicain d’organisations de défense des migrant·es, entre 10 et 30% des personnes qui ont dû traverser les seuls États du Chiapas, de Oaxaca et de Veracruz ont déclaré (dans un lieu d’accueil du même réseau) avoir été victimes de l’un ou l’autre crime ou délit. De vols le plus souvent (dans 75% des cas), mais aussi de violences et de viols. Un individu centro-américain en transit au Mexique courrait huit fois plus de risque d’être kidnappé que son alter ego mexicain (Canales y Rojas 2018). Une autre source – le ministère mexicain de l’intérieur – relève qu’en moyenne un·e migrant·e hondurien·ne sur quatre est victime d’abus ou de violence durant sa traversée (gob.mx/segob). Les statistiques des associations de défense des droits humains sont plus inquiétantes encore.

Les passeurs (« los coyotes », « los polleros »…) sont souvent eux-mêmes les premiers abuseurs, monnayant leurs prétendus « bons plans » de quelques milliers de dollars par personne et laissant régulièrement en rade, une fois la frontière atteinte ou même en chemin, leurs proies… incapables de se retourner contre eux, ni légalement ni illégalement. C’est en partie de cette impuissance qu’est né ou a pris de l’ampleur depuis 2018 le phénomène des « caravanes », ces cortèges de plusieurs milliers de migrant·es, partis du Honduras pour la plupart, mais rejoints en chemin par des Salvadorien·nes, des Guatémaltèques et d’autres nationalités encore (lire notamment dans cet Alternatives Sud, Lizbeth del Rosario Gramajo Bauer).

En donnant davantage de visibilité à la migration, la « caravane » lui apporte, dans le même mouvement, davantage de sécurité collective. Et casse les dépendances individuelles aux pistes douteuses et aux pratiques scélérates des passeurs. Au-delà, plusieurs analystes se rejoignent pour y voir la constitution ou l’expression d’«  un véritable mouvement social de résistance  », subversif, autonome et puissant, organisé face aux multiples dominations et violences dont ses membres sont l’objet (Prunier, 2021). Leopoldo Santos Ramírez (2020) y détecte même une stratégie de mobilité massive qui a «  momentanément mis en échec le système migratoire » nord et centro-américain, en « révélant son inefficacité  ».

Pour autant, force est de constater que ce « système migratoire » – défini principalement par les vicissitudes des politiques d’accueil et de refoulement des États-Unis et du Mexique à l’égard de « leur grande réserve de main-d’œuvre centro-américaine » (lire dans cet Alternatives Sud, Jazmín Benítez et Solangel Rejón) – a vite repris le dessus. En bloquant et dispersant manu militari ces caravanes dès la frontière mexicano-guatémaltèque, voire dès celle qui sépare le Guatemala du Honduras. Ou, au mieux, en les faisant escorter par la Protection civile mexicaine, à condition que leurs membres se lancent dans une procédure de demande de permis de séjour sur place. Épuisés par «  le soleil, le froid, la douleur, la faim, la maladie, l’incertitude et la peur  » ou accablés par « les épouvantables conditions de détention », des pans entiers de ces caravanes successives décident même de rebrousser chemin5.

De Trump à Biden, sur fond de pandémie

Les migrant·es commencent à comprendre qu’à ce stade, un an après l’investiture aux États-Unis du président Joe Biden, en dépit des espoirs créés par ses promesses, celui-ci n’a pas complètement rompu avec les pratiques de renvoi quasi systématique mises en place par son prédécesseur Donald Trump. Tout au plus est-il parvenu à revenir sur les politiques d’expulsion massive – de « déportation », comme on les appelle en Amérique centrale – des Centro-Américain·es qui vivent aux États-Unis sans papiers.

On le sait, les années Trump ont aggravé les situations. En assimilant d’abord l’immigration à une menace pour l’identité nationale, et les migrant·es à des « criminels », des « violeurs », des « animaux » ou des « sales types issus de pays de merde ». En multipliant ensuite les mesures restrictives, en matière de droit d’asile, de protection des mineur·es, de permis de travail, etc. Et enfin, en prétendant « murer » la frontière6.

Pire, la principale fierté de Trump en la matière est d’avoir réussi à contraindre le Mexique d’abord, puis le Guatemala, le Honduras et le Salvador ensuite, par le truchement d’« accords de coopération en matière d’asile » signés sous le chantage économique, de fermer leur frontière sud respective. De traiter pour le moins – en tant que supposés « pays tiers sûrs » – les demandes d’asile, désormais obligatoires, de tout·e migrant·e en route vers les États-Unis ou de tout·e migrant·e renvoyé·e dans le « pays d’entrée » par les mêmes États-Unis. Une sorte de « règlement de Dublin » à la sauce tropicale en somme, qualifiée par les spécialistes d’anticonstitutionnelle, de contraire à la Convention de Genève et, accessoirement, d’impraticable. La procédure n’a d’ailleurs pas pu être administrée ni au Honduras ni au Salvador.

Au Mexique et au Guatemala en revanche, elle a participé au raidissement des autorités migratoires, à la militarisation des zones de transit, au pourrissement d’abcès de fixation et à l’éclatement de multiples épisodes de violence répressive. La pandémie de coronavirus est venue, si besoin en était, exacerber le tout. À l’externalisation de la frontière états-unienne en Amérique centrale, à la mise en sous-traitance périphérique de la « menace migratoire » par le président Trump, elle a ajouté l’immobilisation temporaire des populations et la justification « sanitaire » – en sus de l’argument identitaire et sécuritaire – aux pratiques sordides de rétention et de rejet, d’enfermement et d’évacuation.

En chiffres, cela a donné des dizaines, voire des centaines de milliers de migrant·es bloqué·es, en stand-by à tous les étages. Au Guatemala, entre la détention en quarantaine de « retornados » renvoyés des États-Unis et la dispersion brutale de cortèges en provenance du Honduras, du Salvador et du Nicaragua. Au Mexique, dans les camps d’endiguement ou de protection dont les occupant·es attendent qu’on statue sur leur sort, et où le président de gauche élu en 2018, Andrés Manuel López Obrador, est bien en peine lui aussi de tenir ses promesses humanistes de campagne. Et enfin, de part et d’autre de la frontière sud des États-Unis, où la double arme mobilisée par Trump – le programme d’asile Remain in Mexico et la vieille règle de santé publique « Title 42 », ressortie pour la pandémie – autorise ses troupes à remettre du côté mexicain, dans des campements de fortune à la merci des criminels, tout·e migrant·e intercepté·e du côté états-unien.

Sans aucun doute, la rupture avec le « trumpisme » annoncée par Joe Biden explique que, dans ces conditions pourtant adverses, la migration centro-américaine vers les États-Unis ait décuplé en 2021. Surtout si l’on ajoute à cette rupture les impacts socioéconomiques de la pandémie, les deux ouragans dévastateurs de fin 2020, la répression politique au Nicaragua, etc. Cela étant, le nouveau président a vite été amené à mettre en sourdine l’essentiel de son projet, dont par exemple la régularisation en huit ans de 11 millions de sans-papiers résidant aux États-Unis. En cause, l’absence d’une majorité au Congrès pour valider sa réforme migratoire et la chute de sa popularité concomitante à l’« appel d’air » et au « chaos humanitaire » frontalier, consécutifs à son entrée en fonction.

Résultat, l’administration démocrate multiplie les exhortations publiques aux Centro-Américain·es à « rester chez soi », promet le financement en Amérique centrale de programmes « de sécurité et de prospérité » et, à la frontière, s’appuie opportunément (ou contrainte par la justice « républicaine ») sur les deux outils – Remain in Mexico et Title 42 – utilisés par le prédécesseur Trump pour expulser autant que faire se peut7. Toutefois, les mailles du filet sont visiblement plus larges qu’auparavant et justifient sans doute la persistance des migrations et l’adaptation des stratégies des migrant·es.

Débordés, les agents frontaliers états-uniens peinent à appliquer des règles changeantes et à composer avec les conditions évolutives, elles aussi, du Mexique et d’autres pays d’expulsion ou de rapatriement (Brésil, Cuba, etc.) qui parviennent vaille que vaille à imposer les leurs. Au quotidien donc, outre les mineur·es non accompagné·es et d’autres profils vulnérables autorisés à entrer, de nombreuses familles avec enfants en bas âge, ainsi que les bénéficiaires aléatoires de la saturation des zones de tri, passent à travers (lire notamment Sullivan, The New York Times, 6 décembre 2021).

Une fois aux États-Unis, avec droit d’asile ou pas, permis de séjour ou pas, les nouveaux immigré·es y rejoignent souvent des membres de leur famille déjà présents là-bas, majoritairement en Californie, en Floride ou au Texas, et s’insèrent, lorsqu’ils ou elles sont en âge de travailler, dans le marché formel ou informel de l’emploi, pour y exercer des jobs généralement précaires ou déconsidérés, mais qui leur rapportent entre six et dix fois plus que ce que leur valait un même type de travail dans leur pays d’origine. Cela permet à la plupart d’envoyer à leur famille restée à domicile une part importante de ses moyens d’existence. Ces remesas constituent d’ailleurs, pour environ 30% des bénéficiaires, la seule source de revenus. Additionnés, les montants atteignent, bon an mal an, entre 12 et 25% des PIB du Guatemala, du Nicaragua, du Honduras et du Salvador, et dépassent régulièrement la valeur des exportations et des investissements étrangers. En 2021, le total des remesas reçues au Nicaragua a pratiquement égalé le budget national (Orozco, 2021) !

Les retornados, les personnes rapatriées, souvent contre leur gré, ont eu moins de chance. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), elles proviennent principalement des États-Unis, mais une bonne part d’entre elles, entre 25 et 50% selon les périodes, reviennent également du Mexique, volontairement ou non. Ces retornados, quel que soit le pays dans lequel ils sont renvoyés, sont en grande majorité des hommes, à hauteur d’environ 85%. Les analystes observent que le « retour » représente une étape du processus de migration, pas nécessairement la dernière. Beaucoup retentent leur chance en effet. Ou, comme de l’huile sur le feu, constituent de nouvelles recrues potentielles des gangs – qui harcèlent en priorité les bénéficiaires de remesas – ou de nouveaux clients des réseaux de trafic d’êtres humains contrôlés par le crime organisé (lire dans cet Alternatives Sud, Sergio Salazar Araya).

Droits des migrant·es et démocratisation des sociétés centro-américaines

Deux constats criants se dégagent des pages qui précèdent. D’une part, l’absence de démocratisation des sociétés centro-américaines – et l’insécurité physique, sociale, environnementale ou politique qui en résulte – comme ressort premier de la nécessité de fuir la région. D’autre part, les conditions de la migration elle-même – entre politiques migratoires inhumaines et criminalité endémique – comme atteinte systémique à l’intégrité des personnes et au droit à la mobilité.

Sur les deux plans, l’affaire est claire. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un nouveau rapport ou communiqué international vienne faire état de l’urgence de « modifier » les situations. En termes plus ou moins euphémisants. « Le développement et sa durabilité sont la condition d’un changement des comportements migratoires » en Amérique centrale, répétait déjà la CEPAL en 2018. « Il s’agit de faire évoluer les facteurs économiques, environnementaux et sociaux, et d’enrayer les violences croissantes et les crises politiques, pour améliorer le niveau de vie et favoriser ainsi la migration en tant que choix éclairé et non forcé. » Et l’OIM de réinsister en décembre 2021 sur l’importance de mettre fin « le plus tôt possible et de manière définitive » au caractère « inhumain et contraire au droit international » des politiques migratoires états-uniennes appliquées au Mexique.

On en est là. Rien n’indique à ce stade, qu’en marge des vives inquiétudes exprimées, voire des ultimatums lancés par les grandes conférences internationales qui se succèdent (Kourliandsky, 2021), les tendances en cours puissent être inversées. Les accords de libre-échange en vigueur, les rapports de force prévalant au sein des sociétés centro-américaines et entre celles-ci et les États-Unis, les configurations politiques dominantes, les asymétries sociales, la crise climatique… constituent autant de facteurs qui perpétuent l’injustice et dopent l’émigration. Sans égard pour l’indispensable démocratisation de l’Amérique centrale et à rebours du respect élémentaire des droits des migrant·es.

Bernard Duterme8

Bibliographie

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WFP et FAO (2021), Hunger Hotspots – FAO-WFP early warnings on acute food insecurity, Rome.

Alternatives sud : Fuir l’Amérique centrale

CentreTricontinental &Editions Syllepse

Louvain-la-Neuve (Belgique) et Paris 2022, 180 pages, 13 euros

https://www.syllepse.net/fuir-l-amerique-centrale-_r_24_i_885.html

1. L’actuel État du Chiapas, frontalier du Guatemala, en fait alors également partie, avant de rejoindre le Mexique par référendum en 1824, trois ans après la dislocation de l’empire espagnol. L’actuel Belize, au nord-est du Guatemala, longtemps disputé entre la Grande-Bretagne et l’Espagne, rebaptisé Honduras britannique en 1862, n’obtiendra son indépendance de Londres qu’en 1981, mais reste membre du Commonwealth. Et enfin, le Panama ne rejoindra lui l’Amérique centrale qu’en 1903, à la faveur de sa sécession de la Colombie indépendante, ex-vice-royauté de Nouvelle-Grenade, et avec l’aide des États-Unis qui prennent alors le contrôle de la construction du canal interocéanique.

2. Janvier 2022, la rédaction de cet éditorial coïncide avec l’investiture au Honduras de la nouvelle présidente Xiomara Castro. Issue de l’oligarchie libérale, positionnée à gauche depuis une douzaine d’années, elle promet d’en finir avec l’État de non-droit et le néolibéralisme. L’avenir dira si le « socialisme démocratique » dont elle se revendique parviendra à se substituer au modèle d’« accumulation par dépossession » qui prévaut au Honduras (Vásquez, 2021).

3. On l’aura compris, le Costa Rica et le Panama constituent, pour des raisons historiques, démographiques et géopolitiques diverses et distinctes entre elles (lire Torres-Rivas, 1993 ; Rouquié, 1992), des cas à part. On n’y enregistre pas les mêmes taux de pauvreté, de violence et d’émigration que dans les quatre pays du Nord de l’Amérique centrale. Il serait abusif, pour autant, de les considérer comme des social-démocraties apaisées. Y prévaut également un même modèle de développement injuste et prédateur, sensiblement moins inégalitaire au Costa Rica et singulièrement plus financier aux abords du canal de Panama.

4. Entre 1,5 et 2 millions originaires du Salvador, près de 1,5 million du Guatemala, 1 million du Honduras, 500 000 du Nicaragua, 150 000 du Costa Rica et autant du Panama. Estimations approximatives, d’après OIM (2021) et ONU (2020). La quantité d’immigré·es centro-américain·es aux États-Unis auraient augmenté de 137 % entre 1990 et 2020 (de 530 % pour les Hondurien·nes et de 293 % pour les Guatémaltèques).

5. Lire par exemple ces articles de presse de décembre 2021 : « Migrant Caravan turns around citing prisonlike conditions » (www.newsnationnow.com), « Las mujeres y niñas van de último en las caravanas migrantes » (www.plazapublica.com.gt), « ¿ Cuántas caravanas migrantes hay en México ? » (www.milenio.com), etc.

6. Les politiques anti-migrants de Trump ont-elles fait de la destination européenne une « soupape de décompression » ? En (petite) partie, oui. 5 000 en 2017, 8 000 en 2018, les Centro-Américains·es ont été plus de 10 000 en 2019 à demander l’asile au « vieux continent ». Jusqu’en Belgique, où les demandeurs·euses salvadorien·nes ont d’abord bénéficié d’un octroi quasi automatique du statut de réfugié·e (en 2018), pour ensuite (depuis 2019) essuyer des refus… quasi systématiques. Ni les motifs de fuir le Salvador ni les critères officiels belges n’ont pourtant changé entretemps. Sans doute la peur de l’« appel d’air » (Duterme, 2020).

7. « Why “Remain in Mexico” Is Worth Preserving », The Washington Post, 4 janvier 2022.

8. Directeur du CETRI – Centre tricontinental, auteur ou coordinateur de plusieurs livres et études sur l’Amérique centrale.

Bernard Duterme

Auteur pour le site Reporterre (France).

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