Depuis quelques années, l’offensive des gouvernements successifs contre les prétendus obstacles, sur lesquels buterait le marché du travail en France, semble définir l’unique leitmotiv de la politique de l’emploi et de lutte contre un chômage endémique (« structure [1] »). Cette ligne de conduite (néo)libérale paraît connaître un nouveau tournant avec l’arrivée des « socialistes » au pouvoir en 2012. Acquiesçant sans cesse aux injonctions et aux doléances d’un patronat plus que jamais déterminé, Médef en tête, le pouvoir exécutif ne cesse depuis de faire allégeance à l’orthodoxie économique, laquelle établit un lien direct, « scientifique », entre taux de chômage et rigidité du Code du travail – rigidité étant parfois nommée pudiquement complexité. Or, de l’ANI (Accord National Interprofessionnel) à la fameuse Loi Macron, les mesures se suivent sans pour autant réussir à démontrer cette « probante » corrélation, véritable gris-gris de la pensée néoclassique. Et pour cause : une telle démonstration n’existe pas. Ce que confirme, d’ailleurs, le très libéral économiste David Thesmar (ce qui est, avouons-le, fort ironique) : « Dans la littérature académique, on ne trouve pas, à ce jour, de corrélation forte entre flexibilité du contrat de travail et créations d’emplois »
En ce sens, une telle relation relève moins d’une vérité établie empiriquement que de la fable (idéologique). Et, lorsque l’on évoque la question de la flexibilité, il est fort probable que le fabliau qui nous vient spontanément à l’esprit est Le Chêne et le Roseau de La Fontaine, dont la variante contemporaine a beau jeu de souligner que le Roseau, en pliant sans rompre, résiste mieux à la tempête – métaphore de la crise économique ? – que le Chêne rejoignant « l’empire des morts ». Toutefois, une telle lecture orientée occulte curieusement une évidence « botanique » : il est sans doute plus aisé de trouver un chêne centenaire qu’un roseau du même âge... En d’autres termes, il faut bel et bien un redoutable orage – une stratégie de choc, dirait Naomi Klein – pour venir à bout d’un arbre aussi costaud, fier symbole, certes fragilisé, des luttes passées…
Pour comprendre cette « persistance dans l’erreur », il importe d’invoquer, d’une part, ses véritables enjeux, et, d’autre part, les errances méthodologiques sur lesquelles s’appuie son argumentation, entièrement contenue dans une vision normative (abstraite) de la vie économique.
Les enjeux de la flexibilité
Dans un contre-rapport publié par la Fondation Copernic, En finir avec la compétitivité [2], ses auteurs rappellent sans ambages que l’actuelle « déréglementation des marchés du travail » est le parfait « complément des politiques d’austérité ». Dit autrement : loin de se contredire, rigueur budgétaire et fluidification de la main d’œuvre participent d’une même logique et poursuivent les mêmes objectifs : la baisse du « coût du travail » – ou, plus exactement, de celui de la force de travail – et le renforcement corollaire du taux d’exploitation en faveur des classes dominantes.
Aussi les mécanismes déployés pour atteindre cette finalité peuvent-ils revêtir deux formes complémentaires : la « flexibilité interne ou qualitative » et la « flexibilité externe ou quantitative ». Derrière ces appellations quelque peu techniques se cachent néanmoins des procédures relativement simples à déchiffrer – tant les conséquences socioéconomiques sont ostensiblement désastreuses.
1) La flexibilité interne renvoie au modèle de production dit néotayloriste, dont la particularité est, au sein d’une entreprise, d’articuler (et non de substituer...) aux anciens modes « verticaux » de commandement hiérarchique les nouvelles méthodes « horizontales » du management contemporain, axé sur la notion de compétences interchangeables [3]. Sous couvert d’une nécessaire adaptation aux réalités sans cesse changeantes propres à la mondialisation et à la fluctuation aléatoire de la demande, il s’agit bien d’une intensification inédite du travail, dont la conséquence est sans surprise l’« aggravation sans précédent de la souffrance au travail ».
2) La flexibilité externe, quant à elle, concerne les diverses mesures, législatives et/ou contractuelles, visant à répondre en permanence aux « exigences de la valorisation du capital ». Parmi les plus courantes, nous retrouvons la question du temps de travail (fractionnement des horaires, remise en cause des 35 heures, croissance du temps partiel imposé, etc.), celle des statuts (généralisation des contrats de travail à durée déterminée et de l’intérim), celle des salaires (individualisation des rémunérations) et celle des modalités de licenciement (simplification des « plans sociaux »).
Ainsi cette hydre à deux têtes définit-elle un dispositif tout à fait cohérent, dans la mesure où elle correspond au projet, désormais assumé médiatiquement (« on brise des tabous », dit-on...), de « ramener la force de travail à son pur statut de marchandise ». Un tel constat n’est pas sans dévoiler une autre « vérité » : le mode de production capitaliste, a fortiori dans sa phase néolibérale, repose bel et bien sur des rapports sociaux antagonistes – sur l’exploitation du travail comme vecteur de la création de richesses –, que de vagues considérations économétriques, adossées à une « affabulation théorique », arrivent péniblement à recouvrir...
Une confusion méthodologique
Selon une croyance propre aux théoriciens orthodoxes, la flexibilité de l’emploi, combinée à la modération/régression de la masse salariale, permettrait de réduire significativement le chômage, tout en assurant un dynamisme économique enfin en harmonie avec son temps. Or, comme nous l’avons vu dans un précédent article [4], la baisse généralisée du « coût du travail » (c’est-à-dire des salaires) ne peut guère déboucher sur une période stable de prospérité, puisqu’une telle politique contribue a contrario à affaiblir à terme, d’un point de vue macroéconomique, la demande solvable globale. D’où le véritable dessein de ces deux artefacts de la pensée néoclassique : « installer une répartition des revenus défavorable aux salariés » [5]. Qui plus est, déduire stricto sensu la faiblesse relative du taux de chômage d’une réduction des salaires ou d’une flexibilité accrue omet délibérément des raisons plus complexes et plus subtiles (l’évolution démographique, la croissance, l’investissement public, les « artifices statistiques », etc.). Comme le surligne Michel Husson, le succès d’un pays comme le Danemark, célébré ad nauseam pour sa « flexisécurité », doit l’essentiel de son « miracle économique » à une rétraction du taux d’activité... et à l’essor concomitant d’emplois précaires.
En fait, un tel modèle saugrenu, imputant mécaniquement le taux de chômage à la réglementation du marché du travail, repose sur une confusion qui n’a rien d’une subtilité purement formelle. Comme l’explique de nouveau Husson, lorsque nous abordons la notion de flexibilité, il importe de distinguer deux questions : d’abord, celle de la réactivité de ce marché ; ensuite, celle du volume d’emplois créés.
En ce qui concerne le premier point, il suffit de réitérer que, contrairement au « bon sens néolibéral », aucune étude ne corrobore l’hypothèse selon laquelle un marché du travail plus souple, plus « libéral », se traduirait par une plus grande spontanéité. Des pays comme la France et le Royaume-Uni, réputés pour leurs différences législatives en matière de droit du travail, ont, par exemple, des délais d’ajustement [6] tout à fait comparables (environ 3 trimestres).
Et même si tel était le cas – second aspect –, il serait fort hasardeux d’en conclure « que la flexibilité pourrait être une source [durable] de créations d’emplois » : en effet, si l’on peut supposer que celles-ci seraient plus rapides lors des phases de reprise, les destructions le seraient tout autant lors des cycles de ralentissement.
Bref, la théorie s’écroule d’elle-même... Mais, semble-t-il, il en faut davantage à ses partisans, toujours prompts à se réfugier dans des modélisations abstraites, plus aptes à défendre les intérêts particuliers (minoritaires) de certains qu’à enrichir notre compréhension du monde social...
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Bien que la critique de la notion de flexibilité se soit ici essentiellement concentrée sur ses implications économiques, s’escrimant à illustrer ses faiblesses théoriques et empiriques, il n’en est pas moins primordial d’en rappeler les rouages idéologiques, lesquels ne sont pas sans structurer matériellement les rapports sociaux (de production). D’où la nécessité d’aller à contre-courant des idées préfabriquées, dont le lustre s’écaille au premier coup de burin.
Une autre manière de dire que, contrairement au Roseau de la fable, il devient urgent de ne point courber l’échine face aux vents dominants...