Rappelons que depuis les années 1980, les débats publics ont bénéficié d’impulsions dues à des événements politiques touchant le dit monde musulman : la Révolution iranienne (1979), la guerre du Golfe (1990-1991) la tragédie des « années de plomb » en Algérie (1992-1999). Ces événements ont permis à plusieurs entrepreneurs du champ intellectuel, académique et politique de faire valoir leur « expertise ».
Les principaux tenants de cette forme « d’islamophobie intellectuelle » instrumentalisent en fait une série de clichés et de représentations sur l’islam et les musulmans afin de puiser les ressources nécessaires pour avoir des positions soit professionnelles, par l’offre de modèles d’expertises opérationnelles sur la menace islamique ; soit politique, par la légitimation d’une réponse à ce type de menaces ; ou encore philosophique, à travers la défense d’une certaine conception de la civilisation, de l’espace public ou de la laïcité.
Leurs discours s’inscrivent dans une manière bien particulière de problématiser l’islam ainsi que ses interactions avec l’Occident, à travers des postulats essentialistes. Très souvent cela va jusqu’à poser la nécessité de défendre les « valeurs occidentales » qui seraient mises à mal par une visibilité religieuse islamique porteuse de dangers potentiels. Une culture du soupçon se trouve ainsi instillée. Les représentations et les discours ainsi mis de l’avant sont pourtant démentis par la sociologie contemporaine du religieux. Dès lors, l’islam et l’occident sont présentés comme deux notions complètement fantasmées. Les pratiques et les discours associés à une appartenance à l’islam revoient à l’archaïsme, la répression religieuse et l’incompatibilité avec le pluralisme. De même, l’occidentalité est alors identifiée à la modernité, l’émancipation, la sécularité.
La construction de cette polarité se trouve cautionnée par une forme de discours dit savant qui s’élabore parallèlement à une narration autour de la dissidence en islam. Les acteurs qui mobilisent et produisent ce genre de discours « dissident » (1) font référence au fait qu’ils sont ou étaient menacés de mort dans leurs pays d’origine à cause de leurs positions modernistes et sont par conséquent obligés, par mesure de sécurité, de s’exiler en Europe et aux États-Unis.
Sans nier l’existence de tels faits et sans préjuger de leur véracité, on peut s’interroger sur le phénomène qui consiste à les mettre au centre de la représentation de l’islam. Plus encore, en se concentrant sur une explication exclusivement religieuse, ces acteurs minimisent la part de responsabilité des dictatures dans les pays à majorité musulmane. Ces régimes, inféodés très souvent à des intérêts externes sur lesquels pèsent surtout les États occidentaux, se présentent comme les garants de la stabilité régionale usant ainsi d’un anti islamisme de façade pour se maintenir au pouvoir.
Pourtant, on peut constater que ces autocraties sont disposées à pactiser avec les forces les plus réactionnaires au niveau local et global. De ces récits de dissidence, émerge une série d’images stéréotypées qui viennent inconsciemment, mais efficacement, interférer au sein des débats politiques : en témoigne l’argumentation culturaliste qui a entouré le discours de l’administration américaine sous le président Bush justifiant l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak au début des années 2000.
En sus d’un parcours de vie inspirant l’admiration de leurs partisans, les dissidents développent bien souvent une critique de l’islam en phase avec le discours islamophobe : l’essentiel de leur argumentation repose sur l’idée d’un archaïsme inhérent à l’islamité, entraînant des rapports conflictuels avec le monde occidental. Le dit monde musulman serait, d’après eux, emprisonné par son référent religieux alors que l’Occident émancipateur est, quant à lui, perçu comme libéré de toutes formes de superstition religieuse, de fondamentalisme ou tout simplement de conservatisme. Ce discours valorise l’égalité entre les sexes en Occident, comme si elle était pleinement atteinte, en l’opposant au monde musulman qui aurait un retard de nature religieuse ou culturelle. Ce qui objectivement élude des enjeux politiques et des réalités sociales multiples.
Loin de remettre en cause l’authenticité des autobiographies de « dissidents », on constate que leur schéma narratif est assez similaire. Avant d’aboutir sur les étals des librairies ou sur les plateaux de télévision, ces récits passent nécessairement par divers formatages, notamment à travers la mise en marché qui permet à ces biographies d’atteindre un large public.
Dans ce cadre, le récit de Betty Mahmoody, intitulé Jamais sans ma fille, paru en 1987 et adapté au cinéma en 1991, nous semble particulièrement emblématique dans la naissance de ce type de biographie essentialiste : d’abord par rapport à la période à laquelle ce livre a été publié et ensuite dans la forme et la construction de ce récit. Cette publication va inaugurer une nouvelle ère où la question de l’islam (2) va devenir centrale.
Du point de vue de la structure, plusieurs livres vont suivre le modèle de Jamais sans ma fille ; le succès commercial de ce dernier est sûrement un facteur important dans la naissance de cette nouvelle production livresque et télévisuelle. Dans ce livre, sous l’effet des préjugés et représentations, l’Iran prend peu à peu l’allure d’une immense prison où les femmes demeurent des captives malheureuses et passives. La construction narrative de ce récit pousse le lecteur à avoir une perception négative des sociétés musulmanes devenues le lieu par excellence où l’on objective des femmes brimées dans leur droit. Ce type d’analyse est opéré selon un ton journalistique simpliste et la complexité qui caractérise les mondes musulmans n’est pas prise en compte.
L’opposition essentialiste entre le traitement des femmes en Iran et aux États-Unis est présentée de manière idéologique ; elle sous-entend l’infériorité civilisationnelle de l’islam. Les stéréotypes qui ressortent de cette narration se retrouvent dans d’autres biographies de « dissidents » : le musulman fourbe qui n’est jamais occidentalisé, les rapports hommes/femmes dans le monde musulman, l’opposition essentialiste Occident / monde musulman.
Il est évident que l’islam devient un bien commercialisé par ces « dissidents » afin d’accroitre leur renommée. Notre propos ne cherche pas à nier l’existence de toute forme de violence envers les femmes musulmanes, les minorités sexuelles ni les souffrances qui en découlent. Notre critique porte principalement sur les argumentaires et les procédés utilisés pour expliquer cette violence et cette oppression.
Il faut se défaire de la généralisation et l’invocation simpliste de la religion comme facteur explicatif en ce qui a trait à l’islam : une telle approche est trop réductrice. Elle efface les complexités des mondes musulmans tout en justifiant une vision essentialiste et islamophobe du fait religieux.
L’anthropologue Lila Abu Lughod (3) ne cesse d’ailleurs de le rappeler : elle plaide en faveur d’une ethnographie du particulier où les histoires individuelles sont révélatrices des nuances et de la complexité du réel. Plus encore, elle invite à des analyses qui tiennent compte des facteurs endogènes et exogènes : géopolitiques, sociologiques, économiques, culturels… Car les phénomènes de violence, de domination ou d’exclusion sont surtout tributaires de dynamiques se situant à plusieurs niveaux : d’ordre global, régional et local. C’est en ce sens que le récit de ces dissidents demeure partial et partiel. Le regard des intellectuels devrait plutôt contribuer à la connaissance des mouvements de lutte contre l’oppression dans ces pays en nous permettant de prendre la mesure de leur pluralité.
Notes
1- Le terme dissident n’a pas été attribué par nous. Il est mobilisé par les acteurs que nous avons étudiés en marge de ce texte. Nous sommes conscients de la nature polysémique de ce terme et de l’effet de sympathie qu’il peut provoquer.
2- Edward Saïd, L’islam dans les medias, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2011.
3- Lila Abu-Lughod, Do Muslim Women Need Saving ? (Harvard University Press, 2013).
Mohamed-Amine Brahimi est doctorant en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, EHESS. Il travaille sur la pensée islamique contemporaine.