Édition du 10 septembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Faut-il tolérer l’impérialisme russe ?

Entretien avec Christian Zeller, propos recueillis par Patrick Le Tréhondat

Nous sommes guidés par les principes d’autolibération, d’émancipation et d’autodétermination de la classe ouvrière et de tous les peuples opprimés, au-delà de toutes considérations géopolitiques. En ce sens, nous sommes également solidaires du peuple palestinien, qui lutte pour son autodétermination depuis des décennies. De même, nous soutenons les peuples kurde et arménien et tous les autres peuples menacés d’occupation, d’oppression nationale et culturelle.

30 août 2024 | tiré du site Entre les lignes entre les mots

Pourquoi as-tu proposé cette déclaration [1] ? Après deux ans de guerre en Ukraine, à quels besoins répond-elle ?

Depuis le début de la guerre, nous réagissons à la dégradation de la situation en Ukraine et aux débats de plus en plus contradictoires et bizarres au sein de la gauche dans de nombreux pays. Nous sommes solidaires de la résistance ukrainienne depuis le début de la grande offensive russe contre la population ukrainienne le 24 février 2022. Dans le cadre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (ENSU/RESU), nous avons réussi à organiser des échanges réguliers sur la dynamique politique et militaire immédiate et nous avons développé des relations stables avec des militants en Ukraine, tout particulièrement avec les camarades de Sotsialnyi Rukh, dans les syndicats traditionnels, dans les nouvelles initiatives de syndicalisation comme sois comme Nina, les groupes féministes et les organisations étudiantes. C’est important et cela nous aide à comprendre la situation difficile de la société ukrainienne.

Les débats et les jugements sur la guerre russe au sein de la gauche au sens large varient toutefois considérablement d’un pays à l’autre. En Espagne, en Italie, en Allemagne et en Autriche, il existe une forte tradition pacifiste. Celle-ci s’accompagne parfois d’une vision purement géopolitique de la politique mondiale, souvent entretenue par des organisations post-staliniennes. De nombreux courants dits trotskistes analysent également la guerre en grande partie, voire exclusivement, d’un point de vue géopolitique et en concluent que les Ukrainiens ne sont que des « idiots utiles » qui mènent une guerre par procuration au service de l’impérialisme américain. Ils s’opposent à la résistance ukrainienne ou veulent au moins lui refuser toute aide militaire et s’opposent souvent aussi aux sanctions économiques contre le régime de Poutine. Cela revient en fin de compte à tolérer l’impérialisme russe.

En France, en Belgique et en Suisse, ainsi que dans les pays scandinaves, les forces qui, par une position anti-impérialiste fondamentale et universelle, se solidarisent clairement avec la résistance ukrainienne contre les troupes d’occupation russes, peuvent également obtenir une certaine audience auprès du grand public. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, les deux positions opposées ont, l’une et l’autre, une certaine influence et les débats internes à la gauche sont donc très durs. Les dynamiques politiques et les débats se déroulent donc différemment selon les pays. Nous n’en sommes souvent pas conscients. C’est pourquoi un échange régulier, par exemple dans le cadre de RESU, est extrêmement important.

Un problème est cependant devenu de plus en plus évident au fur et à mesure que la guerre se prolongeait. Nous devons constamment réagir de manière défensive au déroulement de la guerre et aux grands affrontements politiques, sans avoir de vision propre à moyen terme sur les perspectives de reconstruction de l’Ukraine et, surtout, sur la dynamique de l’ensemble du continent européen.

La conférence sur la paix organisée par le gouvernement suisse en accord avec le gouvernement ukrainien les 15 et 16 juin près de Lucerne a ouvert la possibilité d’aborder le désir de paix, mais de définir cette paix de manière qualitative. Quelles sont les conditions de la paix ? Quelles sont les forces qui doivent soutenir la paix ? C’est à ces questions que nous devons répondre avec notre propre vision.

Il est évident que la paix n’est possible qu’avec l’application du droit à l’autodétermination nationale pour la population ukrainienne. Cela signifie que les troupes russes doivent quitter le territoire ukrainien. Si l’agresseur parvenait à s’imposer, cela provoquerait rapidement l’apparition d’autres régimes frères autoritaires dans l’esprit de Poutine et l’attaque de régions voisines. Mais dans l’immédiat, il est urgent de soutenir la population ukrainienne dans son droit à la protection contre la terreur quotidienne des bombes et des missiles des troupes de Poutine. Cela signifie logiquement que les puissances, c’est-à-dire les États d’Europe et d’Amérique du Nord, qui disposent d’armes efficaces, doivent les fournir à l’Ukraine. Ceux qui disent que l’Ukraine a le droit de se défendre, mais qui ne veulent pas lui fournir les armes nécessaires, agissent de manière illogique et hypocrite. Il s’agit de réaffirmer cet état de fait. C’est pourquoi cette déclaration fait suite à la déclaration commune que j’ai publiée en août 2022 avec des camarades russes, ukrainiens, allemands, autrichiens et suisses [2].

L’objectif central de la déclaration « Ukraine : une paix populaire, pas une paix impériale » est de lancer un processus commun de compréhension entre les organisations, initiatives et collectifs médiatiques signataires sur la manière dont nous pouvons contribuer à renforcer la solidarité avec la résistance ukrainienne. Mais derrière cette tâche immédiate, il est également important d’échanger sur des problèmes fondamentaux tels que l’autodétermination nationale, la rivalité interimpérialiste, la pensée géopolitique en blocs, répandue et néfaste dans la gauche, le réarmement et la militarisation, les stratégies anti-impérialistes et écosocialistes ainsi que les mobilisations émancipatrices de la classe ouvrière. Ces discussions doivent être menées au sein des mouvements sociaux progressistes comme le mouvement féministe, le mouvement écologiste, le mouvement de solidarité avec les migrants et les syndicats, et bien sûr au sein des organisations écosocialistes, anarchistes et communistes émancipatrices.

Plus fondamentalement, nous voulons initier un dialogue entre les signataires pour une compréhension programmatique et stratégique plus large d’une transformation anticapitaliste et écosocialiste de l’ensemble du continent européen dans une perspective de solidarité globale.

Lors d’une récente rencontre que vous avez organisée, une militante ukrainienne, Hanna Perekhoda, a expliqué que la guerre en Ukraine signifiait que nous devions construire une alternative de gauche à l’échelle du continent européen. En quoi votre déclaration contribue-t-elle à la construction de cette alternative ? Je pense notamment à la question de la sécurité en Europe et à la contradiction entre le désarmement et notre demande d’envoi d’armes à l’Ukraine.

Oui, je pense que nous avons besoin de toute urgence d’une vision et d’une idée commune de la manière dont nous voulons organiser la société sur l’ensemble du continent européen. Il est évident que les néolibéraux n’ont pas de réponse crédible à proposer, même de loin, à un seul défi. Mais les organisations et les courants du mouvement ouvrier classique, c’est-à-dire avant tout les sociaux-démocrates et les différents projets qui ont succédé aux partis communistes, restent eux aussi prisonniers des schémas de la période passée. Il y a une crise d’orientation globale, tant au niveau des élites que de la gauche au sens large du terme. Elle est apparue aussi lors des récentes élections au Parlement européen. Il semble qu’il n’y ait plus de projets. Dans cette situation qui dure depuis longtemps, les forces nationales conservatrices et fascistes gagnent en influence. Le régime de Poutine est le fer de lance de ce mouvement et le pousse au niveau international.

En même temps, nous devons constater que tout tournant, même modeste, vers une transformation socioécologique, un Green New Deal ou même de modestes réformes contre l’industrie fossile est une illusion. Au contraire, nous assistons depuis peut-être trois ans à un véritable « choc en retour » fossile dans de nombreux pays du monde, mais surtout en Europe. Les grands groupes fossiles sont de nouveau plus confiants et augmentent leurs investissements.

Cela signifie que différents développements dangereux se rejoignent et se renforcent mutuellement.

* La guerre de la dictature de Poutine contre la population ukrainienne et la répression contre sa propre classe laborieuse et les populations non-russes opprimées par l’État russe.

* La rivalité impérialiste qui s’intensifie entre la puissance impérialiste toujours la plus forte, les États-Unis, et l’impérialisme chinois en plein essor.

* La crise persistante du profit et de l’accumulation dans la plupart des secteurs de l’économie.

* L’absence de perspectives pour une grande partie des élites, hormis la conservation immédiate du pouvoir.

* La faiblesse du mouvement ouvrier.

* Le manque de capacité à s’imposer et le déclin relatif du mouvement climatique.

* L’adaptation et la subordination étendues de la gauche classique à l’ordre existant et le manque de crédibilité d’une orientation anticapitaliste globale.

Face à cette évolution tendanciellement chaotique et qui pousse à la fragmentation, certaines fractions de la classe dirigeante cherchent désormais une réponse dans des formes de gouvernement de plus en plus autoritaires. Une partie des couches tendanciellement et relativement privilégiées des classes salariées, des forces petites-bourgeoises, mais aussi une partie de la classe ouvrière classique espèrent maintenir leur position en votant pour les nationaux-conservateurs et les fascistes. Ces tendances, associées à la guerre menée par la dictature de Poutine, au soutien de cette guerre par des forces fascistes et nationales-conservatrices et l’acceptation de cette situation par des gauches dégénérées, nous conduisent à une situation compliquée.

Dans cette situation sombre, il est urgent que les forces qui misent sur un vaste bouleversement écosocialiste par le bas et sur l’auto-organisation, qui se placent toujours et partout du côté des opprimés et des exploités, au-delà de tous les conflits géopolitiques et des formations de front, ouvrent un dialogue au niveau continental. Il ne s’agit pas d’une solution européenne en opposition à d’autres parties du monde, mais au contraire d’une perspective écosocialiste dans une solidarité globale.

Ce qui complique encore la situation, c’est le besoin militaire urgent de l’Ukraine pour sa défense existentielle. Les forces dominantes en Europe et en Amérique du Nord prennent prétexte de la guerre russe contre la population ukrainienne pour imposer politiquement des programmes de réarmement de grande envergure déjà préparés auparavant. Mais dans le même temps, ces mêmes forces refusent de doter l’Ukraine d’armes modernes et efficaces pour sa défense. Elles obligent l’Ukraine à se défendre en serrant le frein à main, pratiquement sans sa force aérienne. Ce n’est que depuis quelques semaines que l’armée ukrainienne est autorisée à tirer sur le territoire russe avec des armes modernes et uniquement dans des limites étroitement définies. Cela signifie que l’artillerie russe peut encore tirer sur les villes ukrainiennes à de nombreux endroits sans craindre d’être prise pour cible par les défenseurs. De cette manière, les puissances occidentales affaiblissent l’Ukraine et prolongent ainsi la guerre.

C’est pourquoi nous écrivons dans cette déclaration qu’un soutien militaire efficace à l’Ukraine ne nécessite en aucun cas une nouvelle vague de réarmement. Il s’agit plutôt de mettre un terme aux exportations d’armes lucratives et profitables pour des pays comme l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie et Israël. Ces régimes terrorisent leurs peuples voisins et leur propre population avec ces armes. L’Ukraine, en revanche, se défend dans l’urgence et ne reçoit pas l’aide nécessaire, ou alors de manière limitée et soumise à des conditions très désavantageuses. Nous nous opposons donc aux programmes de réarmement de l’OTAN et aux exportations d’armes vers des pays tiers.

Au lieu de cela, les États d’Europe et d’Amérique du Nord doivent fournir, à partir de leurs immenses arsenaux existants, les armes qui aideront l’Ukraine à se défendre efficacement. Dans ce sens, nous exigeons que l’industrie de l’armement ne serve pas les intérêts de profit du capital – au contraire, nous voulons œuvrer à l’appropriation sociale et au contrôle démocratique de l’industrie de l’armement. Cette industrie doit servir les intérêts immédiats de l’Ukraine. Une augmentation ciblée de la production d’armes spécifiques est possible sans déclencher une vague générale de réarmement.

Parallèlement, nous soulignons, pour des raisons sociales et écologiques urgentes, la nécessité d’une conversion démocratique de l’industrie de l’armement en une production socialement utile à l’échelle mondiale. Nous ne devons jamais perdre de vue cette orientation fondamentale. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il est vraiment décisif que les forces et les mouvements émancipateurs coopèrent au niveau transnational, continental et finalement mondial, tant sur le plan programmatique que stratégique et très pratiquement de manière activiste dans des campagnes concrètes.

Mais dans l’immédiat, nous sommes confrontés à une question vraiment difficile et la réponse à cette question doit nous faire sortir de notre routine actuelle : que faire face à une dictature qui mène la guerre sans tenir compte des pertes humaines dans ses propres troupes ? C’est un défi particulier : en Algérie, les troupes françaises ont essayé de limiter leurs propres pertes. Pour les troupes américaines au Vietnam, les propres pertes, qui ont finalement atteint 56 000, ont constitué un énorme problème et ont été l’une des raisons de la montée en puissance du mouvement antiguerre. Pour les troupes soviétiques également, les pertes en Afghanistan sont finalement devenues si élevées qu’elles ont dû battre en retraite. De même pour l’armée américaine dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak en 2003. L’armée israélienne veille probablement plus que toute autre à minimiser ses propres pertes. Mais Poutine passe littéralement ses troupes au « hachoir » sans se soucier des pertes. Oui, les soldats sont utilisés pour ménager le manque de matériel, et non l’inverse.

Des décennies de dictature stalino-bureaucratique, un éclatement et un développement capitaliste chaotiques de l’ex-URSS dans les années 1990 et deux décennies de régime poutinien, qui s’est entre-temps transformé en une dictature proche du fascisme, ont manifestement épuisé la société, l’ont atomisée et ont atrophié toute conscience collective de soi. C’est pourquoi le mouvement antiguerre en Russie n’a eu aucune chance jusqu’à présent.

Qu’est-ce que cela signifie pour la résistance aux troupes d’invasion et d’occupation ? Qu’est-ce que cela signifie pour notre orientation antimilitariste fondamentale ?

Nous sommes donc confrontés à des questions similaires à celles qui se sont posées à la résistance antifasciste avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mais nous avons aussi besoin d’une vision positive. C’est même crucial. Comment voulons-nous organiser nos sociétés en Europe ? Nous devons lancer un débat sur une transformation radicale de l’Europe. Nous voulons contribuer à développer une perspective européenne commune pour des réformes socioécologiques radicales et, à terme, pour une transformation écosocialistefondamentale de l’ensemble du continent européen dans le cadre d’une solidarité mondiale. Dans ce cadre, nous soutenons la volonté du peuple ukrainien d’adhérer à l’UE. Cela peut paraître paradoxal. Car nous rejetons bien entendu les fondements néolibéraux de l’UE et nous nous opposons également à toutes les tentatives de former un impérialisme de l’UE, sans pour autant renoncer à la résistance contre les impérialismes nationaux classiques. La politique de l’UE appauvrit des millions de personnes et aggrave les inégalités de développement en Europe. Mais le peuple ukrainien doit avoir le droit de rejoindre l’UE s’il le décide par référendum ou lors d’élections.

Nous écrivons dans la déclaration : Nous saisissons l’occasion de la perspective de l’adhésion de plusieurs pays d’Europe de l’Est et du Sud-Est pour réfléchir ensemble à la manière d’amorcer une telle transformation socioécologique radicale dans toute l’Europe. Cela implique une stratégie énergétique commune, une transformation écologique de l’industrie, des systèmes de retraite par répartition, une protection efficace du travail, une politique migratoire solidaire, des transferts inter-régionaux et la sécurité militaire ainsi que la reconversion de l’industrie de l’armement. Les forces syndicales, féministes, écologistes, antiautoritaires de gauche et socialistes d’Europe de l’Est devraient jouer un rôle important dans ce débat.

Il est évident, et cela va de soi, qu’une telle orientation doit rompre avec les fondements de l’UE. Mais nous ne rompons pas en excluant d’autres sociétés. Nous ne rompons qu’ensemble, sur l’ensemble du continent, et les sociétés européennes ne se limitent pas à l’UE. Nous concluons donc notre déclaration par un plaidoyer en faveur d’une stratégie de transition socioécologique radicale. Cette stratégie doit contribuer à impulser une dynamique de rupture et de bouleversement écosocialiste proprement révolutionnaire.

Je suis convaincu que seule une vision commune d’une Europe solidaire et écologiquement durable, c’est-à-dire en fin de compte une rupture et un bouleversement écosocialistes, nous permettra de contrer efficacement l’offensive des nationaux-conservateurs, des fascistes, l’austérité néolibérale et le choc en retour fossile.

Réussirons-nous à mettre en place un processus révolutionnaire commun ou glisserons-nous vers la barbarie ?

Il s’agit maintenant de réfléchir à la manière dont nous pouvons amener les forces qui défendent une telle transformation de l’ensemble du continent européens à générer un processus d’échange d’expériences, d’apprentissage et d’action commune. Nous avons besoin d’une convergence transnationale et continentale. Lançons les discussions sur la manière de faire avancer ce processus.

Notes

[1] « Une paix populaire, pas une paix impériale », déclaration commune d’organisations éco-socialistes, libertaires, féministes, écologistes et de groupes en solidarité avec la résistance ukrainienne et pour une reconstruction sociale et écologique autodéterminée de l’Ukraine. Le texte a été publié dans Adresses, n°3, p.5 et sur le entre les lignes entre les mots, reproduit à la fin de l’entretien
[2] Ilya Budraitskis, Oksana Dutchak, Harald Etzbach, Bernd Gehrke, Eva Gelinsky, Renate Hürtgen, Zbigniew Marcin Kowalewski, Natalia Lomonosova, Hanna Perekhoda, Denys Pilash, Zakhar Popovych, Philipp Schmid, Christoph Wälz, Przemyslaw, Wielgosz, Christian Zeller, « Soutenir la résistance ukrainienne et combattre le capital fossile », Inprecor, n°701-702, octobre-novembre 2022. et sur entre les lignes entre les mots.
Voir aussi Christian Zeller, « Accepter l’occupation pour mettre fin à la guerre ? », Inprecor, ibid.

Christian Zeller
Christian Zeller enseigne la géographie économique et les études mondiales à l’Université de Salzbourg (Autriche). Il est membre du comité de rédaction de Emanzipation, revue de stratégie écosocialiste et du RESU.
Propos recueillis par Patrick Le Tréhondat

*-*
Une paix populaire, pas une paix impériale

Le gouvernement suisse organisera les 15 et 16 juin 2024 une conférence internationale pour un processus de paix en Ukraine sur la montagne Bürgenstock, près de Lucerne. Le gouvernement ukrainien soutient cette conférence.

Cette conférence a lieu dans une phase décisive de la guerre. Depuis des mois, les forces d’invasion russes trouvent des failles dans les défenses ukrainiennes. L’armée ukrainienne les colmate au prix de lourdes pertes. Les dirigeants russes ont annoncé une grande offensive et attaquent les habitants de Kharkiv, une ville qui compte plusieurs millions d’habitants.

Nous soutenons toutes les mesures en faveur d’une paix qui permette au peuple ukrainien de reconstruire son pays de manière autodéterminée. La paix exige le retrait complet des forces d’occupation russes de l’ensemble du territoire de l’Ukraine. Dans cette optique, nous espérons que la conférence de paix en Suisse contribuera au rétablissement de la souveraineté de l’Ukraine.

Les conditions pour y parvenir sont extrêmement difficiles. Les représentants du régime de Poutine déclarent régulièrement qu’ils ne reconnaissent pas une Ukraine indépendante et nient l’existence du peuple ukrainien. Le régime de Poutine poursuit un projet de Grande Russie. Il soumet la population des territoires occupés par la terreur et vise à éradiquer la culture ukrainienne. Le régime au pouvoir en Russie commet régulièrement des crimes de guerre contre la population ukrainienne.

L’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, lancée le 24 février 2022, ne remet pas seulement en question l’indépendance de l’Ukraine. Elle encourage également d’autres régimes autoritaires à menacer les populations voisines, à occuper des territoires et à expulser massivement les personnes. Afin d’éviter toute résistance chez elle, l’armée russe recrute désormais aussi des citoyens de pays voisins et du Sud pour servir de chair à canon.

En raison de la résistance massive – et surprenante – de la population ukrainienne, les gouvernements d’Europe et d’Amérique du Nord ont commencé à soutenir l’armée ukrainienne dans sa défense contre les forces d’occupation russes. Cependant, ils soutiennent l’Ukraine pour affirmer leurs propres intérêts dans la rivalité impérialiste mondiale. Les États-Unis visent à affaiblir leur homologue russe tout en montrant leur force face à la Chine, puissance montante, et en donnant le ton aux puissances européennes qui sont à la fois partenaires et rivales. Mais bien que le Congrès américain ait finalement approuvé le 20 avril 2024 un programme d’aide pour l’Ukraine, qui avait été bloqué par le Parti républicain pendant neuf mois, le soutien à l’Ukraine est toujours resté sélectif et insuffisant.

De même, les sanctions économiques qui ont été imposées par les gouvernements de l’UE et des États-Unis contre la Russie et les représentants du régime de Poutine sont sélectives, mal ciblées et insuffisantes. Elles n’empêchent pas la Russie de continuer à exporter du pétrole et du gaz, ainsi que d’autres matières premières stratégiquement importantes, pour remplir son trésor de guerre. Certains pays européens ont même considérablement augmenté leurs importations de GNL en provenance de Russie depuis le début de la guerre. D’autres, comme l’Autriche, achète plus de 90% de leurs importations de gaz naturel à la Russie. Les gouvernements de ces pays obligent les consommateurs de gaz à financer la guerre de Poutine contre la population ukrainienne.

Le gouvernement suisse, hôte de la conférence de paix, n’a pas seulement accordé des allègements fiscaux aux oligarques russes depuis des décennies, il a également refusé de confisquer les biens de ces oligarques depuis le début de l’invasion russe. En tant que plaque tournante majeure du commerce international des matières premières, la Suisse offre depuis de nombreuses années aux capitaux russes d’excellentes possibilités de s’enrichir. De nombreux politiciens bourgeois ont volontiers accueilli ces entreprises en Suisse. Par la vente de produits à double usage, la Suisse contribue à l’équipement de la machine de guerre russe. Enfin, le secteur financier suisse facilite le commerce du pétrole russe.

Aux États-Unis comme en Europe, de plus en plus de voix s’élèvent au sein de l’establishment politique et économique pour lier leur soutien à l’Ukraine à certaines conditions. Leur objectif est de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle cède de vastes territoires et plusieurs millions de personnes au régime de Poutine. Une telle paix, imposée par les grandes puissances impériales, renforcerait le régime de Poutine et ne parviendrait pas à jeter les bases d’une reconstruction démocratique durable de l’Ukraine.

Nous avons besoin d’une paix qui soit basée sur les intérêts du peuple et des travailleurs en Ukraine et en Russie avec leur soutien. Une telle perspective ne peut aboutir que si les syndicats, les organisations de femmes, les initiatives environnementales et autres organisations de la société civile d’Ukraine et de Russie jouent un rôle de premier plan dans les pourparlers de paix.

L’occupation est un crime !

Nous sommes guidés par les principes d’autolibération, d’émancipation et d’autodétermination de la classe ouvrière et de tous les peuples opprimés, au-delà de toutes considérations géopolitiques. En ce sens, nous sommes également solidaires du peuple palestinien, qui lutte pour son autodétermination depuis des décennies. De même, nous soutenons les peuples kurde et arménien et tous les autres peuples menacés d’occupation, d’oppression nationale et culturelle.

Sur la base de notre positionnement, soutenant la résistance ukrainienne contre l’occupation russe, nous voulons contribuer à développer une perspective européenne commune pour des réformes socioécologiques radicales et, à terme, pour une transformation écosocialiste de l’ensemble du continent européen dans une solidarité globale.

En soumettant cette déclaration à la discussion, nous voulons contribuer à un processus transnational de compréhension et de clarification politique entre les forces de gauche qui partagent ces convictions importantes dans toute l’Europe et au-delà.

Douze principes pour une paix juste en Ukraine au sein d’une Europe basée sur la solidarité et l’écologie

Nous, les organisations et initiatives soussignées, voulons promouvoir un processus de paix qui adhère aux douze principes suivants :

1) La réalisation d’une paix socialement juste et écologiquement durable exige le retrait inconditionnel et complet des forces d’occupation russes de l’Ukraine et le retour de l’ensemble du territoire dans ses frontières internationalement reconnues.

2) La Russie détruit systématiquement les villes, les infrastructures et l’environnement pour démoraliser la population et déclencher une grande vague de réfugiés. Contre cette terreur quotidienne, nous exigeons que les gouvernements « occidentaux » soutiennent l’Ukraine dans la protection de sa population et de ses infrastructures contre les bombardements et les attaques de missiles par la puissance d’occupation russe. Nous sommes favorables à un soutien humanitaire, économique et militaire massif des États riches d’Europe en faveur de l’Ukraine. La population ukrainienne a besoin de toute urgence d’être protégée des bombes et des roquettes russes.

3) Nous nous opposons aux tentatives des gouvernements « occidentaux », des représentants de l’OTAN et de l’UE de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle fasse des concessions massives à la puissance occupante russe. Nous nous opposons à l’idée que l’Ukraine doive céder plusieurs millions de concitoyens au régime de Poutine. C’est au peuple ukrainien de décider comment faire face à cette situation atroce d’occupation permanente, voire croissante. Nous soutenons la résistance armée et non armée des Ukrainiens contre la puissance occupante russe.

4. Nous demandons que tous les Russes qui refusent le service militaire bénéficient d’un statut de résident sûr dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord. La désertion massive est importante pour affaiblir la machine de guerre russe.

5. Nous soutenons la lutte politique des syndicats ukrainiens, des organisations de femmes et des initiatives environnementales contre les politiques néolibérales anti-ouvrières du gouvernement du président Volodymyr Zelenskyy. Ces politiques sapent la défense socialement étendue de l’Ukraine contre l’occupation russe et rendent impossible une reconstruction socialement juste et écologiquement durable.

6. Nous sommes solidaires du mouvement antiguerre, de l’opposition démocratique et des luttes ouvrières indépendantes en Russie. Nous sommes également solidaires des nationalités opprimées en Russie qui souffrent particulièrement de la guerre et luttent pour leur autodétermination. C’est leur jeunesse qui est exploitée comme chair à canon par le régime de Poutine. Ces mouvements sont déterminants pour parvenir à une paix juste et à une Russie démocratique.

7. La Russie a emprisonné de nombreuses personnes originaires d’Ukraine en tant que prisonniers politiques. Beaucoup ont été condamnés à des décennies de prison et de camps pénitentiaires. Nous exigeons leur libération inconditionnelle. Nous exigeons que la Croix-Rouge internationale soit autorisée à maintenir un contact régulier avec tous les prisonniers de guerre. La libération des prisonniers de guerre est une condition préalable à toute paix juste.

8. La Russie doit payer des réparations au peuple ukrainien. Les oligarques de Russie et d’Ukraine doivent être expropriés. Leurs biens doivent être mis à disposition pour la reconstruction de l’Ukraine et, après la chute du régime de Poutine, du développement démocratique de la Russie.

9. Nous exigeons que les gouvernements « occidentaux » annulent immédiatement la dette financière de l’Ukraine. C’est une condition cruciale pour la reconstruction démocratique du pays. Les États riches d’Europe et d’Amérique du Nord doivent mettre en place des programmes de soutien complets et étendus en faveur du peuple ukrainien et de la reconstruction de son pays. Cette reconstruction doit se faire sous le contrôle démocratique de la population, des syndicats, des initiatives environnementales, des organisations féministes et des quartiers organisés dans les villes et les villages.

10. Nous nous opposons à tous les projets des gouvernements européens et nord-américains, des organisations internationales, qui visent à imposer un programme économique néolibéral au peuple ukrainien. Cela prolongerait et aggraverait la pauvreté et la souffrance. Nous dénonçons également tous les efforts visant à vendre les biens et les actifs de la population ukrainienne à des sociétés étrangères. La récupération et la réorganisation de l’agriculture, de l’industrie, des systèmes énergétiques et de l’ensemble de l’infrastructure sociale doivent servir à la transformation socioécologique de l’Ukraine, et non à la fourniture de main-d’œuvre, de céréales et d’hydrogène bon marché aux pays d’Europe de l’Ouest.

11. Un soutien militaire efficace de l’Ukraine ne nécessite pas une nouvelle vague d’armements. Nous nous opposons aux programmes de réarmement de l’OTAN et aux exportations d’armes vers des pays tiers. Au contraire, les pays d’Europe et d’Amérique du Nord doivent fournir, à partir de leurs énormes arsenaux existants, les armes qui aideront l’Ukraine à se défendre efficacement. En ce sens, nous demandons que l’industrie de l’armement ne serve pas au profit du capital. Au contraire, nous voulons travailler à l’appropriation sociale de l’industrie de l’armement. Cette industrie doit servir les intérêts immédiats de l’Ukraine. En même temps, pour des raisons écologiques sociales et urgentes, nous soulignons l’impératif de convertir démocratiquement l’industrie de l’armement en une production socialement utile à l’échelle mondiale.

12. Nous voulons lancer un débat sur une réorganisation radicale de l’Europe. Nous voulons contribuer à développer une perspective européenne commune pour des réformes socioécologiques radicales et ultérieurement pour une transformation écosocialiste fondamentale de l’ensemble du continent européen dans la solidarité mondiale. Dans ce cadre, nous soutenons la volonté du peuple ukrainien d’adhérer à l’UE, même si nous rejetons les fondations néolibérales de l’UE qui appauvrissent des millions de personnes et favorisent un développement inégal en Europe. Nous prenons la perspective d’une adhésion de plusieurs pays d’Europe de l’Est et du Sud-Est comme une occasion de réfléchir ensemble à la manière dont un changement socioécologique radical peut être initié dans toute l’Europe, notamment par une stratégie énergétique commune, une reconversion industrielle écologique, des systèmes de retraite par répartition, une réglementation sociale du travail, une politique migratoire solidaire, des paiements de transferts interrégionaux et une sécurité militaire accompagnée d’une reconversion de l’industrie de l’armement. Les forces syndicales, féministes, écologiques, antiautoritaires et socialistes d’Europe de l’Est devraient jouer un rôle important dans ce débat.

Ukraine : une paix populaire, pas une paix impériale

Publié dans Adresses n°4

Source : revue Emanzipation.
Ukraine : A People’s Peace, not an Imperial Peace

Ukraine : ein Frieden der Bevölkerungen, kein imperialer Frieden
https://emanzipation.org/wp-content/uploads/2024/06/2024_06_04_Ukraine_Friedenskonferenz_Brief_Erklaerung.pdf

Ucrania : ¡Por una paz de los pueblos, no una paz imperialista !
https://emanzipation.org/wp-content/uploads/2024/06/2024_06_04_Ukraine_Conferencia_de_Paz_carta_declaration.pdf

Ucrânia : uma paz popular, não uma paz imperial
https://emanzipation.org/wp-content/uploads/2024/06/2024_06_04_Ukraine_conferencia_pace_letra_declaracao.pdf

Ukraina : Pokój ludowy, nie imperialny
https://emanzipation.org/wp-content/uploads/2024/06/2024_06_04_Ukraine_konferencje_pokojowego_list_deklaracja.pdf

Ucraina. Una pace per i popoli, non una pace imperiale !
https://emanzipation.org/wp-content/uploads/2024/06/2024_06_04_Ukraine_conferenza_di_pace_lettera_dichiarazione.pdf

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