Tiré de Médiapart.
Une fournaise infernale touche en ce moment même près d’un cinquième de l’humanité. Depuis deux mois, l’Inde et le Pakistan font face à des températures hors normes. Au Pakistan, on parlait dès le mois de mars de « June Hot », soit une chaleur similaire à celle du mois de juin, raconte le correspondant de Mediapart.
En Inde, mars a été le mois le plus chaud que le pays ait connu depuis le début des relevés, il y a 122 ans. Le 15 mai dernier, le mercure est monté à 49 °C à New Delhi. Dans un pays où moins d’un⸱e habitant⸱e sur cinq a accès à la climatisation, des pics à 51 °C ont été enregistrés à la frontière avec le Pakistan.
En conséquence de cette canicule létale – quatre-vingt-dix décès ont pour l’instant été dénombrés dans les deux pays –, la sécheresse s’est considérablement aggravée. L’Inde et le Pakistan ont respectivement des déficits pluviométriques de 71 % et 62 %. Dans certains États agricoles de l’Inde, les paysan⸱nes ont perdu jusqu’à 35 % de rendement de leurs cultures alors que le pays est considéré comme le grenier à blé de l’Asie, et dans un contexte où le prix des céréales s’est envolé à la suite de l’agression russe en Ukraine.
Selon une récente étude du World Weather Attribution, le changement climatique aurait rendu cette funeste vague de chaleur trente fois plus probable. « Des milliers de personnes dans cette région, qui ont très peu contribué au changement climatique, en subissent maintenant les conséquences et continueront de le faire si les émissions ne sont pas réduites de façon significative à l’échelle mondiale », a rappelé la chercheuse Arpita Mondal, hydroclimatologue à l’Institut indien de technologie de Bombay.
C’est que les 1 % les plus riches de la planète émettent plus de deux fois plus que les 50 % les plus pauvres. Et un Français ou un Américain possède une empreinte carbone environ dix à quinze fois plus élevée qu’un Indien ou un Pakistanais.
Or les populations les plus pauvres et les plus vulnérables courent un plus grand risque lors d’événements climatiques extrêmes. Entre 1970 et 2019, plus de 91 % des décès dus aux conditions météorologiques, climatiques et hydriques dans le monde se sont produits dans les pays du Sud.
Le gouvernement du xénophobe et suprémaciste hindou Narendra Modi, qui vient de décider d’augmenter sa production de charbon alors que 70 % de l’électricité du pays est déjà produite à partir de la houille, ou la France, un des plus grands émetteurs historiques de CO2, sont tout autant responsables de ces impacts climatiques.
Des conséquences mortifères liées au réchauffement planétaire qui font fi des frontières : l’accumulation de gaz à effet de serre exerce une violence indirecte, à travers notre atmosphère, qui peut affecter aussi bien le monde agricole indien que français. Autrefois cantonnée aux seuls pays du Sud, une sécheresse extrême est en passe de devenir une condition commune, qu’importe que l’on vive dans le Nord industrialisé ou en Asie méridionale.
L’épisode traversé par la France en ce moment en est un exemple flagrant. Et ce ne sont pas les pluies arrivant après un épisode de chaleur particulièrement long et précoce qui permettront de remplir les nappes phréatiques : celles-ci sont en déficit depuis le début de l’hiver sur une majeure partie de l’Hexagone. Les mois de février, mars et avril ont été particulièrement cruels : le déficit de précipitations y a dépassé les 35 %. Résultat, localement, il a fallu limiter l’usage de ressource hydrique avant même que l’été démarre.
Au 24 mai, dix-neuf départements étaient ainsi concernés par des arrêtés préfectoraux de restriction – principalement dans le centre-ouest et sur la Côte d’Azur. Entraînant une limitation des prélèvements à usage agricole, alors que l’on se trouve en pleine saison de cultures. C’est la première fois que de telles alertes arrivent aussi tôt dans l’année.
Le manque d’eau et de précipitations en cette période clé ne sera pas rattrapable. Ce sont des épis de blé qui seront moins fournis, des graines de betterave qui ne germeront pas, une herbe qui ne poussera pas bien haut dans les prairies… et in fine des rendements moindres un peu partout. Sur le long terme, ce seront des sols appauvris, disposant de moins en moins de ressources souterraines, de plus en plus gagnés par l’érosion.
La carte publiée par le ministère de la transition écologique montre que le risque de sécheresse ne concerne plus seulement l’arc méditerranéen, traditionnellement touché par les épisodes extrêmes. C’est même plutôt l’inverse : le phénomène monte vers le nord et l’est de la France. Au total, vingt-deux départements se trouvent déjà en risque « très probable » de sécheresse d’ici à la fin de l’été 2022, et quarante-sept en risque « probable ».
Il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel ou isolé. Avant l’été 2022, il y a eu l’été 2020. Et les étés 2019, 2018… « La norme de demain, c’est les records d’aujourd’hui, dit l’agroclimatologue Serge Zaka dans un récent entretien au think tank Agricultures Stratégies. Il faut s’attendre à une augmentation de la récurrence des phénomènes extrêmes : les pluies vont être plus intenses en hiver, plus rares en été, en parallèle d’épisodes caniculaires plus fréquents. »
C’est ainsi qu’on est passé, explique-t-il, d’une moyenne de 5 % de surfaces en sécheresse en France en 1959 à 12 % en 2020. Selon ses estimations, en 2050, c’est un cinquième du territoire qui sera concerné. Or le secteur agricole avale déjà près de la moitié de la consommation d’eau du pays…
Il est temps que l’agriculture, à la fois victime et partie prenante des dérèglements climatiques – elle représente 19 % des émissions françaises de gaz à effet de serre –, accepte un partage plus équitable de la ressource en eau.
Il est temps d’arrêter l’aggravation de nos déficits hydriques, comme le prône une partie de l’agriculture productiviste qui continue d’étendre ses surfaces. Ces grands irrigants, cultivateurs de maïs en tête, pompent artificiellement de l’eau au profit d’une variété qui n’est pas adaptée à leur territoire.
Pourtant, il y a trois ans, le « Varenne de l’eau », réunissant usagers de l’eau et acteurs de la protection des milieux aquatiques, était parvenu à un objectif de réduction des prélèvements d’eau de 10 % en cinq ans et de 25 % en quinze ans. Des ambitions laissées lettre morte.
Dernier avatar de cette fuite en avant : les mégabassines agricoles, contre lesquelles monde paysan et luttes écologiques convergent aujourd’hui pour arrêter l’accaparement de l’or bleu au profit d’intérêts particuliers.
Invité la semaine dernière dans l’émission quotidienne de Mediapart « À l’air libre », Julien Le Guet, du collectif Bassines non merci, en faisait le constat : ces bassines, « ce n’est nullement une solution, c’est même une mal-adaptation. Ces bassines viennent ancrer un modèle agricole qui s’est construit quand on pensait que l’eau était abondante et une ressource illimitée ».
Signe que ces infrastructures sont problématiques, la cour d’appel de Bordeaux a jugé le 17 mai que cinq d’entre elles, en Charente-Maritime et dans les Deux-Sèvres, étaient illégales.
- Cesser de gérer les crises par le versement, après coup, d’une assurance récolte inéquitablement répartie.
Bien d’autres pistes sont possibles que tirer l’eau des nappes phréatiques. Cultiver des variétés moins demandeuses d’eau, dont les racines vont chercher davantage en profondeur, planter des arbres et couvrir les sols, afin de retenir l’humidité dans la terre… Les méthodes agroécologiques permettent, précisément, de s’adapter aux nouvelles conditions climatiques sans aggraver les dégâts. Remplacer, par exemple, « le maïs par le sorgho, le blé par le mil, utiliser du chanvre », pour reprendre les propos de Serge Zaka. Et cesser de gérer les crises par le versement, après coup, d’une assurance récolte inéquitablement répartie.
Un tel virage, cependant, ne peut se faire ni en laissant agriculteurs et agricultrices livrés à eux-mêmes, ni en laissant les intérêts particuliers, céréaliers de la FNSEA en tête, dicter la politique agricole de la France. Il ne peut se faire non plus en maintenant, comme c’est le cas dans l’organigramme du nouvel exécutif, l’agriculture à l’écart de la « planification écologique ».
Seule une transition d’ampleur, cohérente et pilotée, permettra de contenir et, dans le meilleur des cas, d’atténuer les dégâts des sécheresses. C’est-à-dire une véritable politique publique, avec formations adéquates et réorientation des subventions de la PAC (politique agricole commune), afin que les fermes soient accompagnées, techniquement et financièrement, dans l’adoption de ces nouvelles méthodes moins gourmandes en ressource hydrique.
Usages de l’eau à l’échelon national, politique climatique à l’échelon international : face à ces sécheresses étroitement liées aux bouleversements du climat, les États riches, comme la France, ne peuvent plus faire l’autruche.
- Pour les pays du Sud, le coût des destructions liées au chaos climatique est estimé à 500 milliards d’euros par an d’ici à 2030.
C’est pourtant ce qui s’est encore produit lors de la dernière conférence internationale sur le climat, la COP 26 de Glasgow en novembre dernier. Les États les plus vulnérables avaient proposé un mécanisme de financement pour les pertes et dommages irréversibles causés par les événements climatiques.
Pour les pays du Sud, le coût des destructions liées au chaos climatique est estimé à 500 milliards d’euros par an d’ici à 2030. Mais lors des négociations, ce dispositif de solidarité financière a été torpillé par les États-Unis et l’Union européenne, France en tête, qui redoutent des actions en justice susceptibles d’entraîner d’importantes compensations financières du fait de leur responsabilité historique dans les émissions carbone.
Les pays riches ont par ailleurs échoué durant cette COP à tenir leur promesse de mobiliser, dès 2020, 100 milliards de dollars par an à destination des pays du Sud pour les aider à réaliser leur transition écologique. Ils assurent désormais qu’ils y arriveront à partir de 2023, alors que cet engagement avait été acté il y a déjà douze ans lors de la COP 15 à Copenhague.
Solidarité climatique Nord-Sud plutôt qu’abandon des plus vulnérables, anticipation plutôt que gestion de crise, planification plutôt qu’arrangement entre intérêts particuliers, atténuation et adaptation plutôt qu’aggravation : face aux sécheresses désormais récurrentes, en France comme à l’étranger, les populations directement touchées ont droit à une politique à la hauteur de l’enjeu.
Mickaël Correia et Amélie Poinssot
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