« Nous devons indiquer et montrer, même lorsqu’elles sont cachées, toutes les relations du pouvoir politique qui contrôle actuellement le corps social, l’opprime ou le réprime ». (Michel Foucault in de la nature humaine, justice contre pouvoir – entretien avec Noam Chomsky - Cahier de l’Herne 2007).
Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique avec 85 millions d’habitants pour une superficie de 1,1 million de km², la République fédérale démocratique d’Éthiopie se situe dans la corne de l’Afrique. Seul pays du continent à avoir échappé aux colonisations européennes jusqu’en 1935, l’Éthiopie sera alors agressée et envahie par l’armée du régime mussolinien et sera libérée du fascisme en 1941. Cependant, les liens économiques et politiques entre l’Italie et l’Éthiopie sont biens antérieurs à cette époque et se poursuivent encore aujourd’hui.
Actuellement, le pays est dépendant économiquement des apports de l’aide étrangère à hauteur de 90% de son budget. De plus, l’Éthiopie fait partie des pays pauvres très endettés, dans le cadre de l’initiative PPTE initiée par le FMI et la Banque mondiale |1|. Cela signifie que l’Ethiopie a obtenu l’effacement d’une partie de sa dette en échange de mesures économiques draconiennes d’inspiration néolibérale, comme le « tout à l’exportation » concernant notamment ses ressources potentielles en énergie hydroélectrique.
Une politique énergétique pour qui ?
Seuls 12% des Ethiopiens ont accès au réseau électrique centralisé. C’est une des moyennes les plus basses du monde. 90% de la population dépend principalement de la biomasse |2| pour ses besoins énergétiques de base, à cause d’un manque d’infrastructures d’énergies alternatives mais aussi en raison du prix élevé de l’électricité fournie par la société nationale de distribution électrique, l’Ethiopian Electric Power Corporation (EEPCo). Cette dépendance à la biomasse a participé à la déforestation désastreuse du pays : il ne reste que 7% de la forêt primaire.
En 2005, le gouvernement a lancé un programme énergétique sur 25 ans préparé par une étude de la société canadienne Acres International Ltd |3| datant de 2003. Ce plan prévoyait à son origine des investissements de 3,4 milliards de dollars entre 2005 et 2015, somme revue à la hausse à 7 milliards de dollars, provenant à 90% de l’endettement.
La construction de nouveaux sites de production d’électricité a absorbé à elle seule 70% des investissements initiaux, mais le plan initial ne prévoyait pas d’infrastructures pour la distribution rurale et le renforcement du réseau national rendu nécessaire par l’augmentation de la demande. Les populations n’ont jamais été consultées à ce sujet et les dettes contractées dans ce cadre n’étaient pas destinées à l’amélioration de leurs conditions de vie, mais visaient plutôt à fournir de l’électricité au marché mondial. On retrouve donc là tous les ingrédients d’une dette odieuse !
En 2005, l’objectif annoncé par le gouvernement était de tripler la production en 5 ans alors que l’étude d’Acres ne prévoyait initialement que son doublement en 10 ans (passant de 473 MW à 981 MW). Il apparaît que le gouvernement a surestimé volontairement la demande intérieure, dépassant largement les projections les plus optimistes, afin de produire pour l’exportation sans aucune garantie d’achat finalisée avec d’autres pays.
De plus celui-ci se focalise sur la production hydroélectrique issue de méga projets sans opter pour une stratégie de diversification des sources d’énergies renouvelables. Le potentiel géothermique du pays est estimé à lui seul à 1000 MW alors que le plan ne prévoit la construction que de deux sites pour une capacité totale de 37 MW !
Gibe 3 : un éco-cide en marche ...
La basse vallée de la rivière Omo est inscrite au patrimoine archéologique mondial par l’UNESCO. De nombreux fossiles d’Hominines y ont été découverts et ont donné à cette région une grande valeur paléoanthropologique. L’arrivée d’une armada mécanisée pour construire un complexe de barrages géants aura des effets désastreux sur le paysage et les vestiges encore cachés de notre histoire commune. Au-delà de ces vestiges, la vallée est le lieu de vie d’une multitude de populations.
Crocodiles, hippopotames et plus de 40 espèces de poissons s’y sont développés depuis des siècles, et bien sûr une population humaine estimée à quelques 200 000 agro-pasteurs, entièrement dépendants des crues alluvionnaires de la rivière pour leur existence. La rivière termine son parcours dans le lac Turkana en territoire kényan. Les modifications engendrées par la construction de ces barrages aura des répercussions funestes sur le niveau du lac qui reçoit 90% de son approvisionnement hydrique de l’Omo. Le lac et sa riche biodiversité sont la principale source de nourriture et de revenus pour plus de 300 000 pêcheurs et agriculteurs.
Néanmoins, le gouvernement éthiopien a autorisé la construction d’un complexe de barrages le long de cette rivière (Gibe I, II et III) et projette d’en construire deux autres (Gibe IV et V) sans une réelle consultation des populations éthiopiennes affectées par ces projets et sans aucune consultation des populations kényanes.
De plus, l’eau retenue par Gibe 3 servira à la production d’agro-carburants et autres productions néfastes de l’agro-industrie, sur des terres que le gouvernement éthiopien est en train de céder aux multinationales du nord.
La construction du projet hydroélectrique Gibe 3 a débuté en 2006 lorsque la compagnie éthiopienne d’électricité EEPCo a signé dans la précipitation un contrat avec la multinationale italienne Salini Costruttori. Un contrat sans appel d’offres et sans une analyse élémentaire des risques sociaux, économiques, techniques et écologiques liés à ce type de méga-projets, en complète violation des lois du pays et des standards internationaux.
La législation éthiopienne sur l’environnement stipule qu’une évaluation d’impact environnemental et social (EIES) doit être menée avant l’approbation de tout projet. Malgré cette législation, l’Agence fédérale éthiopienne de protection de l’environnement a approuvé l’EIES de manière rétroactive, en juillet 2008, deux ans après le commencement des travaux.
L’EIES a été menée par l’entreprise italienne CESI et a été financée par l’EEPCo et Salini Costruttori, qui sont donc juge et partie, ce qui pose un grave problème juridique. La collusion entre le gouvernement éthiopien, l’ancienne puissance coloniale et l’une de ses grandes sociétés privées est clairement mise en lumière. Le rapport publié en janvier 2009 soutient le projet, prétendant que l’impact sur l’environnement et les peuples concernés sera ‘négligeable’, voire ‘positif’.
La première phase de construction de Gibe III s’est arrêtée, faute de moyens. Le gouvernement s’est alors tourné vers certains acteurs financiers étrangers pour parachever ce projet.
... rendu possible par les institutions financières internationales
La Banque mondiale qui, pour cause de non appel d’offres, ne financera pas directement le projet, aidera cependant à mobiliser le financement auprès des investisseurs privés en fournissant une garantie. Pirouette hypocrite mais légale, selon les statuts si particuliers de la Banque.
La Banque européenne d’investissement (BEI) a déjà prêté la somme de 91 millions de dollars pour la construction des barrages Gibe I et II alors que les conditions d’appel d’offres ne rencontraient pas ses directives opérationnelles ni celles de l’Union européenne dont elle dépend, mais aussi en contradiction avec les standards internationaux et les recommandations de la Commission mondiale des barrages. Elle a été à nouveau contactée par la société publique EEPCo pour Gibe III.
Alors que dans un document présentant le projet, la BEI affirme que « les mesures de mitigations sont le résultat d’une large consultation avec les populations locale », les associations locales et les groupes écologistes affirment le contraire et dénoncent une campagne d’intimidation brutale réalisée par le gouvernement pour faire taire les voix dissidentes et empêcher toute réunion publique sur le sujet.
La Banque africaine de développement (BafD) est aussi de la partie et, à l’instar de la BEI, affirme que toutes les conditions d’analyse de risques et de consultations des populations sont remplies.
En finançant ce projet à travers son agence de coopération au développement, le gouvernement italien va favoriser les bénéfices de sa multinationale en utilisant l’argent de l’aide publique au développement tout en faisant payer le prix fort aux populations qui rembourseront les prêts concernés si rien ne change.
Imposer le refus de ces méga-barrages
Une campagne internationale demande l’arrêt de ce projet inacceptable. Elle est le fruit d’un collectif d’ONG qui fait pression sur les différents protagonistes |4|. Les mobilisations populaires contre certains projets technologiques présentés par leurs promoteurs comme sources de progrès ne datent pas d’hier. Et certaines d’entre elles ont mené à des blocages "définitifs" là où les populations ont été les plus combatives. Ces luttes environnementales et sociales doivent venir en écho à celles pour l’annulation d’une dette illégitime et largement odieuse, promue par le CADTM.
Mais tant que l’idéologie du développement imposée par les institutions financières internationales ne sera pas stoppée et rejetée pour ce qu’elle est vraiment, c’est à dire un moyen organisé par et pour les élites dans le seul but de maximiser leurs profits, il faudra sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier.
Notes
|1| Pour comprendre les mécanismes et enjeux de l’initiative PPTE : http://www.cadtm.org/Initiative-PPT...
|2| Essentiellement le bois et le charbon de bois.
|3| Cette société a été accusée de corruption lors d’une étude réalisée pour un projet hydroélectrique au Lesotho. Voir : http://www.odiousdebts.org/odiousde...
|4| Une pétition est en ligne : http://stopgibe3.org/
Source CADTM.org