Tiré d’À l’encontre.
Jeremy Kimbrell, opérateur de machines de contrôle à l’usine, a déclaré dans le cadre de l’annonce faite par l’UAW : « Chez Mercedes, Hyundai et des centaines d’autres entreprises, les travailleurs et travailleuses de l’Alabama ont rapporté des milliards de dollars aux dirigeants et aux actionnaires, mais nous n’avons pas obtenu notre juste part. Nous allons changer les choses avec ce vote. Nous allons mettre fin à la politique de dumping régnant dans l’Alabama. »
Le dépôt de la demande d’adhésion au syndicat intervient alors que 4300 travailleurs de l’usine Volkswagen de Chattanooga (Tennessee), d’une superficie de 35 hectares, se préparent à voter pour rejoindre l’UAW entre le 17 et le 19 avril lors d’une élection organisée par le National Labor Relations Board (NLRB-Conseil national des relations du travail).
Les résultats chez Volkswagen et Mercedes constitueront un test clé pour l’UAW, qui tente de traduire l’élan de sa grève historique chez les trois grands constructeurs automobiles [Stellantis, Ford, General Motors] par de nouveaux recrutements. L’UAW fait le pari que si les travailleurs des entreprises du Sud se syndiquent, le reste des citadelles non syndiquées de main-d’œuvre bon marché pour l’assemblage automobile disparaîtront également à travers les Etats-Unis.
Plus de 10 000 travailleurs de 13 constructeurs automobiles sans présence syndicale, répartis sur deux douzaines de sites à travers le pays, ont signé leur bulletin d’adhésion syndicale depuis novembre dernier, date à laquelle l’UAW a annoncé son objectif ambitieux de syndiquer 150 000 travailleurs et travailleuses dans les principales usines non syndiquées d’automobiles et de batteries.
Les travailleurs d’une usine Toyota dans le Missouri sont en passe d’obtenir 50% d’appui, ce qui laisse présager une troisième votation dans les mois à venir.
L’UAW a engagé 40 millions de dollars jusqu’en 2026 pour soutenir la syndicalisation dans les usines d’automobiles et de batteries non syndiquées. Sous une présidence précédente [celle de Ron Gettelfinger], le l’UAW s’était engagé à engager 60 millions de dollars sur quatre ans pour une campagne de syndicalisation, mais la somme n’a jamais été effectivement dépensée.
Les efforts de syndicalisation déployés chez Mercedes et Volkswagen au cours de la dernière décennie ont échoué de justesse ou se sont évanouis avant d’aboutir à un vote, à l’exception d’un groupe de travailleurs qualifiés de Chattanooga qui a obtenu une présence syndicale sectorielle chez VW. Mais depuis, les griefs se sont multipliés et les travailleurs en ont assez.
L’un des rares points d’appui pour les travailleurs syndiqués de l’automobile dans le Sud se trouve chez Daimler Truck North America, qui est lié au groupe Mercedes. Mercedes est le principal actionnaire de Daimler Truck. La société a été détachée du groupe Mercedes-Benz, anciennement Daimler AG, en 2021.
Sept mille travailleurs de Daimler Truck ont voté à 96% en mars 2024 pour autoriser une grève si nécessaire après l’expiration de leurs contrats, le 26 avril, sur six sites en Caroline du Nord, en Géorgie et au Tennessee. Le président de l’UAW, Shawn Fain, s’est réuni avec les travailleurs, ce mardi 2 avril, en Caroline du Nord.
« Depuis des siècles, l’économie du Sud relève d’un régime truqué, un système conçu pour enrichir quelques privilégiés aux dépens du plus grand nombre », a déclaré Shawn Fain. « C’est un système dans lequel les riches et les puissants ont accaparé les richesses et monopolisé le pouvoir… Alors, vous les patrons et les dirigeants politiques : allez-y, versez vos larmes de crocodile et hurlez votre rage contre l’inévitable. Mais sachez ceci : les travailleurs et travailleuses du Sud se soulèvent, et nous ne nous relâcherons pas tant que justice n’aura pas été rendue. »
Construit en 1997 dans une forêt de pins proche de Tuscaloosa [ville de l’Alabama], le complexe de l’usine Mercedes, recouvert de panneaux métalliques étincelants, comprend un atelier de carrosserie et un atelier de peinture qui alimentent deux usines d’assemblage. L’entreprise a récemment ajouté une usine de batteries électriques à proximité, où les contremaîtres de l’entreprise se sont livrés à certains des pires actes de démantèlement de syndicats, selon les salarié·e·s de l’usine.
Les deux usines états-uniennes non syndiquées de Mercedes, celle de l’Alabama et celle de Caroline du Sud, sont les seules usines non syndiquées de l’entreprise dans le monde entier.
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Les ouvriers de l’usine Mercedes-Benz d’Alabama fabriquent des SUV de luxe GLE très rentables et la Maybach GLS à 170 000 dollars. Ces produits de luxe ont attiré les travailleurs parce que Mercedes était considérée comme un employeur de référence en raison de ses prestations sociales et de ses salaires élevés.
Mais aujourd’hui, les travailleurs se sentent trahis. « En 17 ans, nous avons obtenu une augmentation [horaire] d’environ 4,50 dollars », a déclaré Jacob Ryan, un carrossier qui a commencé comme intérimaire. « Nous fabriquons des véhicules de luxe. L’entreprise réalise des bénéfices records année après année, tout en nous ponctionnant de plus en plus d’argent. » Mercedes a engrangé 156 milliards de dollars de bénéfices au cours de la dernière décennie, souligne le syndicat.
Selon les travailleurs et travailleuses, Mercedes a commencé à supprimer des prestations sociales à mesure que la main-d’œuvre se diversifiait. Mercedes a réduit les indemnités pour les bleus de travail de la marque, par exemple, et a augmenté les primes de l’assurance maladie.
Les conditions de travail dans les usines se sont détériorées. Moesha Chandler a commencé à travailler dans l’usine de batteries, à quelque 4 km de là, à Woodstock. « La durée de travail était très longue et nous travaillions six jours par semaine, mais je n’avais pas à me plaindre car il ne s’agissait pas d’un travail manuel pénible », explique-t-elle. Mais plus tard, elle est passée à la chaîne de montage, où le travail est plus éreintant et plus dur. Des travailleurs ont uriné sur eux-mêmes de peur de quitter la ligne, a déclaré Moesha Chandler, parce que les contremaîtres les réprimandaient et les forçaient à rester jusqu’à ce qu’ils atteignent l’objectif de production de l’équipe.
« C’est une chose de travailler de longues heures », a déclaré Sammie Ellis, un autre ouvrier de la chaîne de montage. « C’en est une autre d’imposer des pénalités pour aller aux toilettes. Ils nous privent de nos droits humains. »
Mercredi 3 avril, l’UAW a porté plainte contre Mercedes-Benz Group AG, société mère de la filiale américaine (Mercedes-Benz U.S. International, ou MBUSI) qui gère l’usine d’Alabama. L’UAW accuse Mercedes d’avoir violé la loi allemande sur les obligations de diligence des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement [Gesetz über die unternehmerischen Sorgfaltspflichten in Lieferketten, entrée en vigueur le 1er janvier 2023] et les droits de l’homme des travailleurs en sept occasions distinctes. Si l’entreprise est reconnue coupable, Mercedes pourrait se voir infliger des milliards de dollars de pénalités et se voir interdire l’accès aux marchés publics.
Les travailleurs et travailleuses ont déclaré que la stratégie consistait à ligoter l’entreprise sur le plan juridique aux Etats-Unis et en Allemagne avant la réalisation de la votation fin avril. La semaine dernière, les travailleurs ont déposé plusieurs plaintes pour pratiques déloyales de travail auprès du National Labor Relations Board, demandant une décision contre MBUSI pour mettre fin aux représailles illégales de l’entreprise.
Sur la ligne de finition, les travailleurs manipulent 430 véhicules au cours de leurs dix heures de travail. « A chaque minute d’arrêt de la ligne, nous risquons de perdre des voitures », a déclaré Sammie Ellis. « Lorsque vous montez une voiture et qu’elle est prête à être envoyée dans une autre zone, il y a une zone tampon. Cette zone tampon peut contenir dix voitures. Dans les deux ou trois minutes qui suivent le moment où une personne va aux toilettes, nous devons faire la course pour rattraper le retard, car nous risquerions de ne pas atteindre le nombre de voitures que nous devons terminer dans les dix heures. »
En outre, l’entreprise est régulièrement en sous-effectif, ce qui empêche les travailleurs de prendre des vacances.
Entre-temps, les salaires ont stagné. Ryan a fait le calcul : « Le salaire le plus élevé était de 27,77 dollars horaire en 2007. Cela représenterait 41 dollars aujourd’hui [étant donné l’inflation]. Au moment de la campagne de syndicalisation, nous étions à 32 dollars de l’heure. Nous étions en retard sur l’inflation ! »
Les travailleurs sont particulièrement mécontents du système de « tiered pay » [système de salaire qui différencie le salaire horaire de ceux qui viennent d’être engagés, qui détermine une durée avant un rééchelonnement de ce salaire, qui peut intégrer aussi des critères de performance de production], qui a été instauré en 2020. « Le fait que des collègues qui travaillent là depuis deux ans de plus que moi, et qui font exactement le même travail que moi, gagnent cinq dollars et demi de plus par heure pour faire exactement le même travail à un niveau de qualifications relativement identique, me choquait », a déclaré David Johnston, un travailleur de l’usine de batteries.
Mercedes n’a jamais réembauché les travailleurs qui avaient été licenciés en 2008 [lors de la crise dite financière] et a enfermé les intérimaires dans un système à deux vitesses [two-tier system]. L’entreprise a proposé des indemnités à certains travailleurs, mais beaucoup ont eu l’impression d’avoir été forcés de partir. « Certains ont été récemment réembauchés dans le cadre du two-tier system, ce qui a abouti à ce qu’ils touchent un salaire moins élevé que celui qu’ils touchaient lorsqu’ils ont quitté l’entreprise, près de 15 ans auparavant, en 2008 », a déclaré Jeremy Kimbrell, qui travaille dans l’entreprise depuis plus de 20 ans.
Mais même les nouveaux embauchés connaissent la manière dont l’entreprise traitait les travailleurs. « J’ai appris que Mercedes avait traîné les pieds lorsque l’entreprise a changé d’agence de recrutement », a déclaré David Johnston. « Les intérimaires ont été embauchés après janvier 2020, de sorte qu’ils n’ont plus bénéficié du même taux de rémunération, alors que ces personnes travaillaient depuis trois jusqu’à six ans dans l’attente d’être embauchées par l’entreprise. Ils ont été relégués dans un “tiered system” qui ne tenait pas compte des droits liés à l’ancienneté. »
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En février, un mois après que les travailleurs et travailleuses eurent signé des bulletins d’adhésion au syndicat avec 30% de leurs collègues, Mercedes a annoncé qu’elle augmenterait le salaire le plus élevé de 2 dollars et qu’elle supprimerait le système salarial (« wage tiers »). Selon Jeremy Kimbrell, la rémunération de l’échelon supérieur passerait ainsi de 32 à 34 dollars de l’heure, tandis que celle de l’échelon inférieur s’élèverait à 34 dollars seulement au bout de quatre ans.
Les travailleurs ont interprété cette mesure comme une tentative d’enrayer la dynamique syndicale. Cela n’a pas fonctionné. Outre la carotte, Mercedes a essayé le bâton. Selon un communiqué de presse de l’UAW, le travailleur actif syndicalement Al Ezell a été licencié parce qu’il avait son téléphone sur la chaîne de montage au cas où son médecin l’appellerait pour renouveler une ordonnance destinée à traiter un cancer du poumon de stade 4. Les problèmes de la chaîne d’approvisionnement médical avaient empêché Al Ezell de renouveler son ordonnance.
Al Ezell a déclaré : « La direction m’a convoqué dans son bureau pour me punir d’avoir laissé mon téléphone sur le sol. Ma responsable m’a regardé en face et m’a dit qu’elle se fichait que j’aie un cancer ou que j’aie une autorisation, qu’elle allait appliquer la politique de tolérance zéro de l’entreprise. Nous n’avons jamais eu de politique de tolérance zéro concernant la présence d’un téléphone sur le sol. La direction essaie simplement de nous faire peur, mais nous ne reculerons pas. » L’UAW a porté plainte au niveau fédéral pour cette affaire et d’autres pratiques déloyales.
En février, le Department of Labor a obtenu 438 625 dollars d’arriérés de salaires, de primes non payées et de dommages et intérêts pour deux travailleurs de Mercedes-Benz, qui accusaient l’entreprise d’avoir violé leurs droits à des congés protégés en vertu de la loi sur les congés familiaux et médicaux (Family and Medical Leave Act-FMLA).
Lakeisha Carter, une autre travailleuse favorable au syndicat, affirme qu’elle s’est également vu refuser une demande de congé pour raisons familiales et médicales, et qu’elle attribue ce refus à son travail syndical. « Je suis une partisane déclarée du syndicat et Mercedes m’a illégalement sanctionnée pour des absences médicales qui étaient clairement couvertes par mes demandes de FMLA », a-t-elle déclaré dans un communiqué de presse du syndicat. « Il s’agit tout simplement de représailles de la part de Mercedes, mais je ne me laisserai pas intimider. »
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Les travailleurs ont des raisons d’être déterminés. Ils ne s’attaquent pas seulement à l’entreprise, mais aussi à des hommes politiques de l’Alabama et à des représentants de l’industrie automobile.
Le PDG [depuis 2019] de Mercedes-Benz U.S. International, Michael Göbel, a déclaré aux travailleurs que la création d’un syndicat signifierait des grèves, des cotisations coûteuses et des obstacles à la résolution des conflits, rapporte Josh Eidelson pour Bloomberg, après avoir écouté un enregistrement audio qu’un travailleur lui a fourni. « Je ne crois pas que l’UAW puisse nous aider à nous améliorer », a déclaré Michael Göbel.
A l’instar de Walmart et de Tyson en Arkansas, Mercedes et Volkswagen exercent une formidable influence sur les Etats où ils sont implantés. Volkswagen exploite un parc à côté de son usine de Chattanooga. Mercedes sponsorise la principale salle de concert de Tuscaloosa et a participé aux efforts de reconstruction après les tornades dévastatrices de 2011. L’un des griefs des travailleurs et travailleuses de la région est que le « rôle civique » de l’entreprise a diminué au fil du temps, y compris les journées familiales parrainées par l’entreprise et les concerts à l’amphithéâtre de Tuscaloosa.
La gouverneure de l’Alabama [depuis avril 2017], Kay Ivey [Parti républicain depuis 2002, avant, démocrate !], a écrit une tribune dans laquelle elle s’engage à s’opposer aux campagnes syndicales dans l’Etat, non seulement chez Mercedes, mais aussi chez Hyundai. Kay Ivey est allée plus loin en déclarant que la campagne syndicale de l’UAW signifiait que le « modèle de réussite économique de l’Alabama était attaqué ».
Shawn Fain a réagi à ce commentaire mardi 2 avril. « Elle a tout à fait raison ! Il est attaqué parce que les travailleurs en ont assez de se faire avoir », a déclaré le président de l’UAW.
La secrétaire au Commerce de l’Alabama, Ellen McNair, a repris le même discours, déclarant que la campagne de syndicalisation « met en danger le principal moteur économique de notre Etat ».
Les travailleurs et travailleuses ont balayé ces commentaires antisyndicaux et veulent que les politiciens ne se mêlent pas de leur décision syndicale. Faisant référence à la gouverneure Ivey, Moesha Chandler a déclaré : « Elle n’est pas là pour marcher dans et avec nos souliers. » (Article publié le 5 avril 2024 dans The American Prospect ; traduction rédaction A l’Encontre)
Luis Feliz Leon est un syndicaliste, un journaliste et un spécialiste indépendant de l’histoire des mouvements sociaux
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