Pour commencer, avant d’aborder les questions politiques, je voudrais profiter du fait que tu sois économiste pour connaître ton opinion sur la situation présente de l’économie en Espagne. Est-il vrai, comme il est dit, que l’on s’attend à une reprise de l’économie espagnole ?
En 2014, selon Eurostat, l’augmentation de la production annuelle a atteint presque 1,15%, renversant la tendance négative des deux exercices précédents. Selon les données du gouvernement espagnol, le produit intérieur brut (PIB) a augmenté l’année passé de 1,4% après trois années consécutives de récession. La Banque d’Espagne affirme qu’en 2015 le PIB croîtra de 3,1% par rapport à l’année précédente et elle annonce pour 2016 une croissance de 2,7%. Ces prévisions participent du discours du président Mariano Rajoy en défense de sa politique. Elles peuvent être exagérées avec un objectif électoraliste. Mais les institutions internationales pointent dans la même direction. Si les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) se réalisent, la tendance des prochaines années sera modérément ascendante. Mais si nous n’analysons pas de plus près les éléments, ceux-ci ne nous servent à rien pour approcher la réalité. La reprise est fragile, avec des pieds d’argile. [Selon les données d’Eurostat, en date du 13 novembre 2015, la croissance au troisième trimestre 2015, par rapport au même trimestre de 2014, se situe à 3,4% ; par rapport aux deux trimestre précédents – en volume et corrigée des variations saisonnière – la croissance au troisième trimestre 2015 est estimée à 0,8%, par rapport à 0,9% et 1% les deux premiers trimestres de 2015].
Pourquoi ?
En premier lieu parce que le PIB est un indicateur économique – bien entendu très critiqué par les économistes écologistes parce qu’il n’évalue pas les effets économiques des dégradations du patrimoine naturel ou les coûts engendrés par les dimensions nocives de l’activité productrice – qui mesure en termes monétaires la production annuelle de biens et de services mais qui, en soit, n’explique pas l’évolution et le contenu de l’économie. C’est un indicateur arbitraire. En voici un exemple : le PIB espagnol a augmenté de 0,4% du jour au lendemain dès que l’on a commencé à calculer le volume économique estimé de la prostitution et du trafic de drogues, deux « commerces » très importants dans ce pays.
Mais, pour revenir à ta question, dans le cas espagnol une partie de la croissance est due à des facteurs externes qui peuvent varier rapidement, des facteurs que ni le gouvernement, ni les entrepreneurs espagnols ne contrôlent : diminution du prix du pétrole dont l’Espagne est très dépendante ; augmentation des exportations en raison du cours faible de l’euro ou encore l’augmentation spectaculaire du tourisme en raison des situations de guerre et d’instabilité politique d’autres destinations touristiques en Méditerranée [en 2014, l’Espagne a compté 65 millions de touristes ; en 2015 le plafond de 68 millions de touristes – entre autres d’Allemagne, de France et du Royaume-Uni – devraient être atteint]. Dans un contexte de crise de certains pays émergents comme c’est le cas du Brésil ou d’un ralentissement de la croissance en Chine, avec l’instabilité de la zone euro qui n’est pas sortie de la crise des dettes ainsi que la faible reprise de la demande européenne, destination principale des ventes de produits espagnols, la fragilité de la reprise est très élevée. En outre, cette reprise est très limitée si l’on prend en compte d’autres indicateurs ainsi que le type de modèle productif pratiqué actuellement.
A quoi fais-tu référence ?
Le niveau de production atteint en 2014 était inférieur de 5% à celui de 2007. L’économie productive ne remonte pas la pente : la production industrielle a connu une grande chute, en 2013 elle était de 12% inférieure au niveau de 2007. La formation brute de capital en 2014 était inférieure de 14% à celle de 2007. La régression en termes de recherche, de développement et d’innovation est très importante : en 2009, l’effort d’investissement atteignait le 1,35% du PIB (soit 321,9 euros par habitant) et en 2013 il approchait seulement 1,24% (279,3 euros par habitant). La population active a diminué d’un demi-million de personnes depuis 2011 en raison du retour d’une partie de la population immigrée dans leurs pays d’origine ainsi qu’à la suite du départ de jeunes espagnols (http://alencontre.org/europe/espagne/espagne-combien-despagnols-ont-ils-ete-expulses-par-la-crise.html) à la recherche d’emploi.
Le modèle productif mis à nouveau en avant par le Parti populaire (PP) a échoué : construction de logements dans un pays qui a de nombreuses maisons vides [1] ainsi que la promotion de travaux publics pharaoniques qui endettent le trésor public sans créé des avantages pour la population. La bulle financière et bancaire qui a éclaté en 2008 en Espagne ne se comprend pas sans la bulle du secteur immobilier (http://labreche.org/wp-content/uploads/2011/04/Rev06_Espagne.pdf) et des travaux publics dans l’intérêt des grandes transnationales espagnoles du secteur ainsi que des banques espagnoles et allemandes. D’un autre côté, l’économie espagnole a une difficulté à sortir de la crise : la réduction de la demande interne suite à la contraction de la consommation et à l’affaiblissement de l’investissement – ce qui renforce la menace déflationniste – a fait croître de manière exorbitante la dette publique (de 30 à 100% du PIB au cours des quatre années de gouvernement conservateur [2011-2015]). Cela empêche le désendettement nécessaire public et privé – ce dernier atteint 300% du PIB, en particulier de la part des banques et des transnationales – ce qui accentue la dépendance des exportations pour l’économie dans un contexte où ces dernières ne sont pas assurées.
Comment la crise a-t-elle affecté l’existence des secteurs populaires ainsi que celle des jeunes ?
Depuis plusieurs années avant l’éclatement de la crise, les salaires diminuaient année après année, ce qui impliquait une augmentation des bénéfices des entreprises qui trouvèrent une nouvelle source de rentabilité sur les marchés financiers. Les banques tirèrent le secteur commercial au moyen des crédits massifs à très bon marché, auxquels eurent recours en grande partie la classe laborieuse afin d’acquérir un logement et d’autres biens de consommation durable. Comme le niveau de l’emploi était élevé [8,2% de chômage en 2007], personne ne craignait de ne pas pouvoir rembourser. Disons que l’augmentation des inégalités a conduit les classes laborieuses avant 2007 à palier les pertes salariales au moyen de crédits bon marché. Le niveau d’endettement des ménages était très élevé [fin 2008, il atteignait 913 milliards ; au printemps 2015 il était de plus de 742 milliards], tout comme l’était celui des entreprises [935,2 milliards au printemps 2015, El País, 1.04.2015] et des banques elles-mêmes.
Lorsque la crise éclata, les effets furent dévastateurs. J’ai déjà indiqué la diminution de la population active et parallèlement le chômage augmenta (il a atteint, le mois dernier, environ 23% pour l’ensemble de la population, celui des jeunes, de 25 ans et moins, étant supérieur à 51%). Si l’on tient en compte le fait qu’un contrat de travail de seulement une heure un seul jour au cours d’un seul mois est considéré comme un emploi, alors que ne sont pas calculées convenablement les heures quotidiennes complètes annuelles par personne, cela signifie que le chiffre réel du chômage est d’évidence plus important que ce qu’indiquent les chiffres officiels. Environ 10% des familles ont l’ensemble de leurs membres au chômage et le nombre de chômeurs et chômeuses de longue durée augmente – c’est-à-dire les personnes sans travail depuis plus d’une année [selon l’enquête sur la population active, en juillet 2015, 1,2 millions de personnes étaient au chômage depuis quatre ans ou plus]. Le travail précaire augmente comme celui à temps partiel, avec des salaires sont au-dessous du salaire minimum et sans droits contractuels.
Cela a aboutit à l’augmentation des inégalités : le total des revenus du capital sont supérieurs à celui du travail pour la première fois dans ce pays. En outre, au sein des salarié·e·s les inégalités ont crû entre le 5% qui gagne le plus et le 50% qui gagne le moins. Nous pourrions utiliser la métaphore des ciseaux pour décrire l’augmentation des inégalités. Le coefficient de Gini qui mesure les inégalités entre les revenus est très élevé, 0,347 [0 signifie l’égalité parfaite ; 1 l’inégalité totale].
Selon un rapport que vient de publier Caritas – une organisation liée à l’Eglise catholique, que l’on ne peut soupçonner d’anticapitalisme – indique que disposer d’un emploi ne signifie pas une sortie de la pauvreté. Selon l’Institut national de statistique (INE), en 2013, 22,2% des espagnol·e·s se situent en dessous du seuil de pauvreté. Je ne vais pas t’assommer avec plus de chiffres, mais ils sont significatifs. Le résultat est terrible, quelques indices : une augmentation de la pauvreté énergétique [les personnes privées d’électricité – donc souvent de chauffage ; un rapport récent indique que le nombre de ménages « en situation de pauvreté énergétique » est passé de 3,6% en 2007 à 9,88% en 2013] ; le nombre de personnes sans maison [selon la Banque d’Espagne, au premier trimestre 2013, on enregistrait 330’000 personnes sans domicile ; l’augmentation de la malnutrition infantile dans les quartiers populaires.
Le résultat des élections catalanes [du 27 septembre] reflète deux domaines. Celui du Oui et celui du Non à l’indépendance. Est-ce ainsi ? Que démontre le résultat de ces élections et quelle est l’attitude de Podemos ?
Il existait en Catalogne une identité nationale catalane fondée sur son identité culturelle et sur sa langue qui ne se traduisait pas en un projet politique indépendantiste. La bipolarisation politique autour de la question de l’indépendance est un fait récent. Il y a quatre ans, le peuple catalan approuva une réforme de son Statut, votée à la majorité par le parlement catalan ainsi que par le parlement espagnol. Mais le PP a présenté un recours auprès du Tribunal constitutionnel, organe très conservateur, qui a finalement supprimé de manière antidémocratique des aspects importants de la nouvelle loi. Cela, conjugué à diverses campagnes du nationalisme espagnol contre les sentiments catalans, a débouché sur une distanciation politique d’une grande partie du peuple catalan vis-à-vis de l’Etat espagnol.
La Constitution espagnole et les partis qui l’appuient – le PP et le Parti socialiste (PSOE) – empêchent l’exercice du droit à la libre autodétermination des nationalités. En parallèle à l’indépendantisme nationaliste catalan de type identitaire est apparu (et a crû) l’indépendantisme de caractère politique qui défend la souveraineté politique du peuple catalan à décider de son avenir. Cet indépendantisme est en ascension autant parmi des secteurs bourgeois que populaires, y compris des secteurs des classes laborieuses dont l’origine familiale provient d’autres régions de l’Etat espagnol et établis en Catalogne suite à la grande migration qui s’est déroulée à l’époque du développement industriel des années 1960.
Ce que montre le résultat des élections pour le parlement catalan c’est la montée des positions en faveur de l’indépendance au détriment des unionistes – qui, de leur côté, sont très diverses, entre des fédéralistes et ceux qui proposent un degré plus fort de centralisation « espagnoliste ». Il est également clair que seule la société catalane peut trouver la solution face au carrefour politique devant lequel elle se trouve, et cela au moyen du libre exercice du droit à décider. Le résultat devrait être contraignant et, par conséquent, respecté par l’Etat et les partis.
Il est évident que l’organisation territoriale issue suite à la mort du dictateur Franco [1936/9-1975], l’Etat des Autonomies [l’Etat espagnol est divisé en 17 communautés autonomes auxquelles il faut ajouter les deux enclaves de Ceuta et Melilla et les îles Canaries – chaque communauté autonome dispose de son parlement, de son exécutif, de prérogatives fiscales et éducatives], ne donne pas satisfaction au peuple catalan.
Podemos s’est très mal positionné dans ce conflit. La secrétaire générale du parti en Catalogne, Gemma Ubasart, a démissionné le 10 octobre en critiquant Pablo Iglesias, qui menait la campagne électorale, en raison d’une approche confuse de discours unioniste qui comprend le droit à décider, mais qui n’accepte pas que ce soit le peuple catalan qui décide mais « tout le monde » suite à un processus à l’échelle de l’Etat espagnol.
Le résultat électoral a été très mauvais, inférieur à ce que prédisait les sondages deux mois avant que ne débute la campagne, mais également inférieur (http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-catalogne-le-oui-a-lindependance-gagne-mais-le-chemin-sera-difficile.html) à celui obtenu lors des élections autonomes précédentes par l’une des composantes à laquelle participait Podemos [Catalunya si que es Pot], Iniciativa per Catalunya-Verds [« branche » d’Izquierda Unida en Catalogne]. C’est-à-dire : au lieu d’augmenter le nombre de suffrages, la coalition en a perdu. Podemos est resté dans un no man’s land avec une campagne « espagnoliste » honteuse qui l’a éloignée des secteurs les plus à gauche du mouvement populaire. Cela a favorisé la montée du parti de gauche indépendantiste et anticapitaliste CU : Candidature d’unité populaire. La crise interne de Podemos en Catalogne, à l’approche des élections générales [20 décembre 2015], est une mauvaise chose.
Quelle est la relation de la gauche et du nationalisme au sein de l’Etat espagnol et comment est-elle liée à l’histoire de la Transition [soit le « passage » de la dictature franquiste à la « démocratie » entre 1975 et 1982] ? Comment est-il répondu à la question complexe classe et nation ?
L’Espagne n’est pas le Royaume-Uni. Dans ce dernier pays il existe des nations au sein desquelles l’Angleterre est l’une d’entre elles et toutes peuvent continuer à être unies ou non. En revanche, le nationaliste espagnol n’admet pas l’existence d’autres nations que la nation espagnole qui se situe « au-dessus » des différences nationales ou régionales qui existent au sein de l’Etat espagnol. La souveraineté nationale, pour le nationalisme espagnol, réside dans l’ensemble espagnol, raison pour laquelle il nie le droit à décider en Cataluña, Euskalherria [pays basque] ou Galicia.
Une grande partie des classes laborieuses de Madrid ou d’Andalousie ont une identité nationale espagnole et, en général, elles ont une faible sensibilité vis-à-vis d’une identité nationale différente que de secteurs très vastes des classes laborieuses catalane ou basque. De même, nous pouvons parler d’un nationalisme bourgeois espagnol et d’un nationalisme bourgeois parmi les nationalités sans Etat.
La gauche majoritairement social-démocrate abandonna la défense du droit à l’autodétermination des nationalités en 1978 en faisant sienne la Constitution qui remplaça le régime franquiste. Les eurocommunistes, en pratique, oublièrent la revendication. La Transición ne résolut pas la question nationale, bien au contraire. Pour ne pas offrir une solution démocratique spécifique aux revendications populaires sur les nationalités, elle inventa l’Etat des autonomies pour les nationalités et les régions, de telle sorte que s’il y a bien eu des compétences d’« auto-gouvernement », elles restèrent limitées. La gauche révolutionnaire continua à défendre ce droit mais, pendant des années, jusqu’à l’irruption du 15M [15 mai 2011, début du mouvement des indigné·e·s], elle eut peu de forces dans l’ensemble géographique de l’Etat, à l’exception d’Euskadi. Mais l’aspect déplorable est que la collaboration entre les différents groupes de la gauche radicale dans tout l’Etat espagnol a été très faible pendant des années.
En 1978, il aurait été possible de construire un Etat fédéral ou confédéral si avait été reconnu d’office le droit à l’autodétermination, y compris la possibilité de l’indépendance. Aujourd’hui c’est impossible. En 1978, cela aurait été plus possible. Certes, il aurait été nécessaire que la classe laborieuse dirige – ou ait une influence déterminante – un processus constituant. Ce qui aurait impliqué une orientation de solidarité internationaliste entre toutes les composantes des classes laborieuses de l’Etat espagnol. De plus, il aurait fallu qu’elle dispose d’un projet propre d’organisation territoriale, c’est-à-dire qu’elle joue un rôle clé dans le processus politique. Or, dans cette phase, la classe laborieuse ayant déjà perdu une autonomie politique (entre autres sous l’effet des accords de Transition : Pacte de la Moncloa, signé en octobre 1977), l’affaire a été résolue entre les élites provenant du régime franquiste et les partis ouvriers majoritaires [PSOE et PCE].
Pour revenir au présent : pour que se résolve la question nationale de manière démocratique, il sera nécessaire d’impulser des processus constituants (au pluriel) au sein des toutes les composantes qui forment le territoire espagnol actuel ; processus qui permettent, à partir d’une possibilité réelle d’exercer l’indépendance, d’établir le type modèle de rapports entre les composantes : séparation, fédération ou tout autre genre d’association imaginable. Et le faire en conditions d’égalité et de liberté. Cela implique une rupture avec le régime de 1978.
La question nationale et la question de classe ne sont pas des réalités pures séparées. Les classes ont des identités nationales et la classe laborieuse n’est pas une exception. L’internationalisme réside dans la mise sur pied de projets émancipateurs des classes subalternes qui convergent, qui trouvent un terrain commun au-delà des intérêts territoriaux, capables de rompre avec la direction bourgeoise de la nation, de chaque nation. Mais cela exige, en retour, que le prolétariat, au sens large, se transforme en « dirigeant de la société » – y compris parmi les nationalités opprimées – et qu’au cours de ce processus, dans une dialectique complexe, les gauches révolutionnaires gagnent l’hégémonie au sein de la gauche et des classes laborieuses. Substituer le travail politique d’unification de la question nationale et de la question sociale par un internationalisme abstrait revient au même que de renoncer à mettre en avant les idées socialistes internationalistes, ce qui équivaut à laisser aux mains de la bourgeoisie le gouvernement de la nation et les processus d’organisation politique supra nationale et supra étatique. La gauche des nationalités opprimées devra se mettre à la tête de la lutte démocratique pour le droit à décider et pour la défense de la souveraineté nationale. La gauche de la nation dominante devrait jouer un rôle actif d’éducation de « son salariat » afin d’encourager le respect du droit à décider des autres nationalités… et une solidarité active.
Quelles sont les perspectives en vue des élections générales de décembre ? La gauche peut-elle exprimer une volonté pour le changement ?
Malheureusement, les partis du régime de 1978 – PP et PSOE – se remettent de la surprise qu’a été l’apparition de Podemos. Pour ce qui est de la droite, le capital a encouragé la montée d’un parti de riposte, Ciudadanos, qui supplée les carences d’un PP corrompu et immobiliste qui a déçu une partie de son électorat. Ciudadanos c’est le « populisme » de droite qui gagne une partie du terrain sur le « populisme » de gauche.
Le régime de 1978 fait certes encore face à des problèmes importants, mais l’indignation et la mobilisation populaires diminuent. Une volonté de changement existe, mais elle ne s’incarne pas encore en un programme concret et simple de rupture avec le régime de 1978 ainsi qu’en opposition aux politiques d’austérité. Ce qui est pire, les élections à venir verront s’affronter au moins trois listes de gauche.
Nous aurait-il été possible d’impulser un processus d’unité populaire en vue des élections générales ? Oui, sans doute, mais cela aurait requis d’avoir des élections primaires pour déterminer les listes de manière ouverte avec une participation massive. Cela aurait supposé également d’avoir encouragé un débat public de masse sur le programme de changement. Ni l’un ni l’autre n’ont été faits par la direction de Podemos.
Nous tenterons d’obtenir le meilleur résultat, mais je ne suis pas optimiste. Je crois que la possibilité d’un gouvernement de gauche autour de Podemos, tel qu’envisagé par Iglesias, est fort éloignée. Toutefois, Podemos disposera d’une fraction parlementaire significative.
Le grand mouvement du 15M, les Marées, le mouvement ouvrier ont fait surgir un nouveau sujet politique. Actuellement, le mouvement social est en recul. En est-il de même avec Podemos ? Penses-tu qu’un cycle politique s’est conclu ? Il semble que lorsque le mouvement se détourne d’un parti, quelque chose se produit.
Je reformulerai ta dernière phrase. Il est vrai que lorsque le mouvement se détourne d’un parti, quelque chose se produit, mais le contraire est également vrai : lorsqu’un parti se détourne du mouvement, rien de positif ne se produit. Le problème de fond en ce moment est double. D’un côté, la mobilisation populaire a reculé. De fait Podemos est l’expression politique du mouvement des Indigné·e·s, mais lorsque le mouvement n’est plus actif, Podemos n’est pas à même de l’encourager à nouveau. D’un autre côté, le rapport de forces entre les classes reste très favorable au capital. Le 15M et les Marées ont sorti de sa léthargie le mouvement populaire. Podemos est parvenu à secouer le panorama politique, mais le tremblement de terre n’a toujours pas atteint le pouvoir de l’oligarchie. Rien n’est décidé. Il est possible que ne triomphe pas le processus de changement lors des prochaines élections, mais il peut continuer par d’autres voies, sous d’autres formes.
Plus rien ne sera semblable qu’avant le 15M et Podemos. Il est encore possible de bâtir un vaste mouvement d’unité populaire à même d’impulser une rupture démocratique et d’initier des processus constituants. Podemos a des problèmes d’orientation et de fonctionnement que nous tenterons de résoudre sous un angle de gauche et démocratique.
Mais il y a d’autres ancrages pour la gauche radicale. Les élections municipales récentes [24 mai 2015] ont signifié l’irruption d’un nouvel acteur politique unitaire et ample : les candidatures pour le changement, les candidatures d’unité populaire, qui ont obtenu de très bons résultats dans les principales villes de l’Etat espagnol. A la suite des élections générales, il y aura à nouveau une recomposition des instruments politiques de la gauche. Après les élections générales du 20 décembre prochain se fermera un cycle politique et électoral. Mais, à son tour, s’ouvre une nouvelle situation qui exigera une progression dans la construction d’une réponse de la gauche.
Anticaptialistas est une organisation qui, avec Podemos, dispose de représentant·e·s populaires élus dans plusieurs communes et autonomies. Comment est-il possible d’avoir une politique radicale et efficace en utilisant les institutions ? Peux-tu nous donner quelques exemples réussis de cet important travail ?
Notre orientation au sein des institutions est de résoudre les problèmes auxquels fait face le peuple en essayant d’encourager son auto-organisation et sa participation aux décisions. C’est-à-dire que nous ne tentons pas de « résoudre » les problèmes à partir de notre œuvre de gouvernement ou d’opposition comme « avant-garde » élue à même de gérer très bien la misère parce que nous disposons des meilleures techniciens. Nous tentons d’agir en promouvant, à chaque pas, l’activité populaire sous diverses formes. Cela implique, d’un côté, de mettre au service de ce projet de changement les moyens institutionnels, mais également de réaliser une désobéissance face aux limites que nous impose le néolibéralisme, par exemple, dans le cas espagnol, le Ministère des finances. Ce dernier tente de couler le travail des municipalités gouvernées par la gauche en appliquant les normes ordo-libérales sur le déficit et en empêche que ces institutions disposent de revenus fiscaux. Se profilent de grandes tensions et batailles entre le pouvoir local et le pouvoir central.
Voici quelques exemples ayant un succès limité et inégal : il a été possible d’arrêter quelques expulsions de logement ; de mettre en place des tables rondes avec une participation populaire ont été créées pour résoudre le problème du logement ; la pauvreté énergétique a été combattue de manière efficace (pour le moment) ; la fourniture d’eau aux logements a été assurée ; certaines opérations immobilières et urbanistiques spéculatives ont été arrêtées ; des expériences concrètes d’élaboration de budget avec une participation populaire sont réalisées ; de nouvelles activités culturelles d’intérêt général sont encouragées. A partir des communes, l’initiative d’accueillir les exilé·e·s des guerres proches (des réfugié·e·s) a été prise… mais tout cela reste encore très peu. Il y a seulement 100 jours que se sont formées les municipalités de gauche dans des villes endettées. Nous en reparlerons dans quatre ans.
Dans le cas des parlements autonomes – à partir de l’opposition car Podemos ne gouverne dans aucune communauté – quelques avancées dans la lutte contre la corruption du PP ont été obtenues, pour la reconnaissance des droits des gays et des lesbiennes ainsi que l’impulsion de nouvelles lois – qui ne sont pas encore approuvées – pour un changement productif qui respecte à la fois l’environnement et créé de l’emploi [notons que la Communauté autonome – gouvernée par une coalition du PSOE et d’une coalition régionaliste de gauche, Compromis – avait réintroduit l’accès universel aux soins. Le gouvernement du PP a privé les sans-papiers de ce dernier. Le Tribunal constitutionnel, saisi par le gouvernement central de Rajoy, a, il y a quelques jours, rendu un jugement contraignant le rappel de cette mesure].
Les dirigeants de Podemos font souvent référence au populisme d’Amérique Latine, se réclamant de Ernesto Laclau. Ils affirment que nous devons surmonter les divisions gauche-droite et celles de classes. Quelle doit être l’attitude de la gauche radicale du XXIe siècle face à ces nouvelles idées ? Pour autant qu’elles soient nouvelles…
Transférer des recettes politiques « bolivariennes » propres aux pays andins d’Amérique Latine (ou au Venezuela et l’Argentine) à un pays européen est non pertinent car les sociétés, leur composition de classe, la structure du pouvoir oligarchique, etc., sont très différentes. Transférer la philosophie politique qui a servi d’alibi intellectuel au couple Kitchner à notre réalité empêche l’avancée et la consolidation d’une conscience socialiste au sein des masses populaires. Les idées de Laclau naissent réellement à la suite d’un projet failli, soit le péronisme de Perón. Le discours politique de Laclau est complexe et possède des aspects très intéressants pour nourrir la réflexion. Mais il aboutit à une surestimation du rôle du discours même comme élément de transformation de la réalité. Il tente de créer un sujet politique amorphe interclassiste et, par conséquent, des profils ambigus. Il relègue au second plan le mouvement social autonome et auto-organisé des classes subalternes et, bien sûr, il ne prend pas compte de sa lutte autonome, lutte qui est subordonnée à l’œuvre politique des minorités qui se dédient à la politique. Il relativise donc le programme politique – les propositions apparaissent ou disparaissent à convenance selon qu’il s’agisse de gagner des partisans – et entraîne l’absence d’un projet émancipateur.
Au fond, pour Laclau, l’Etat est neutre dans les conflits sociaux, raison pour laquelle ce qui est important est d’atteindre le gouvernement et de gouverner, sans nécessité de changer, transformer de manière conflictuelle ou détruire l’institution. Il s’agit simplement d’établir de nouvelles alliances avec une partie des élites institutionnelles ou de les remplacer. C’est-à-dire que les conclusions politiques de la pensée de Laclau, au-delà des jeux de mots philosophiques, éludent le conflit de classes, l’occulte, le mystifie et éloigne la possibilité d’un changement social radical. Cela peut servir de manœuvre de distraction dans l’affrontement social et politique.
(Article publié le 12 novembre sur le site VientoSur.info ; traduction A l’Encontre)
Manuel Gari est membre de Podemos et du courant Anticapitalistas.
[1] Dans un rapport publié en juin 2015, Amnesty International signale qu’il y a eut près de 600’000 expulsions de logement depuis 2008 et que le logement social, tout type confondu, en Espagne atteint le 1,1% du parc de logement (contre plus de 30% en Hollande ou 17% en France). Le budget public en matière de logement a été réduit de moitié. Un rapport officiel de 2011 est cité – le dernier en date – qui indique qu’il y a 3,44 millions de logements vides en Espagne (soit le 30% de tous les logements vacants en Europe). D’autres articles de presse donnent un chiffre plus bas, qui traduit le changement depuis 2011 : 1,4 million. Dans les Communautés autonomes de Madrid et de Catalogne, le taux de logement vacant atteint respectivement plus de 9% et plus de 11%. Enfin, la SAREB, une « bad bank » (soit une structure de défaisance qui rachète et isole les actifs risqués pour éviter la faillite, ici des banques, et socialiser les pertes, sous une forme ou une autre) créée en 2012, a récupéré plus de 80’000 logements. (Rédaction A L’Encontre)