« Aujourd’hui une nouvelle Espagne est née, celle qui met un terme au système de l’alternance [PP-PSOE]. » Pablo Iglesias, dirigeant de Podemos, a échangé ses sourcils froncés par le sourire afin d’évaluer les résultats des élections générales de ce dimanche 20 décembre 2015, dans lesquelles sa formation et ses « marques » territoriales [alliances de diverses forces dans lesquelles s’insèrent Podemos, comme En Marea en Galice ou En Comú-Podem en Catalogne] ont reçu 5’142’075 suffrages et 69 sièges au Congrès des députés, ce qui fait de Podemos la troisième force politique, avec 400’000 voix de moins que le PSOE.
Podemos s’attribue le coup de hache porté au bipartisme. Suite à ce coup, la formation fixe trois conditions « urgentes et impératives » afin de réaliser un accord d’investiture du candidat du PSOE, Pedro Sánchez, [à la présidence] ainsi que pour examiner tout autre scénario. « Il n’est pas question de discuter d’accords avec des partis, mais plutôt de réformes constitutionnelles », affirme Iglesias, entouré de ses plus étroits collaborateurs ainsi que de plusieurs députés élus resplendissants, formulant ainsi les lignes rouges autour desquelles ils travailleront dans les jours à venir.
Celles-ci s’établissent autour d’une réforme constitutionnelle qui « blinde » les droits sociaux, établit un mécanisme de révocabilité du président du gouvernement à mi-mandat ainsi qu’une garantie d’une nouvelle loi électorale plus proportionnelle [1]. « Nos 69 députés tendront la main à toutes les forces politiques à cette fin, avant même de discuter de toute autre chose », promet Iglesias.
Le candidat du parti violet bombait ainsi le torse car sa formation est devenue la « première force en termes de suffrages » en Catalogne [En Comú-Podem – liste à laquelle participe le regroupement Barcelona en comú qui a porté Ada Colau à la mairie de Barcelone en mai 2015], avec 24,7% des voix et 12 sièges ainsi qu’au Pays Basque (26% des voix et cinq député·e·s).
Ils sont également parvenus à atteindre la deuxième position à Madrid (20,9% et 8 député·e·s) ; au sein de la Communauté valenciennes (liste d’alliance Compromís-Podem-És el Moment, 25% des suffrages et 9 député·e·s), en Navarre (23% des votes et deux sièges) ; aux îles Baléares (23% et 2 fauteuils au Congrès) ainsi qu’en Galice (En Marea, avec 25% des voix et 6 député·e·s).
De fait, les bons résultats du parti en Catalogne, à Valence et en Galice sont des composantes essentielles du résultat (ils totalisent 27 sièges). Ils confirment pour Iglesias que ce pays « est un pays plurinational », et que sa formation est « la seule force politique à l’échelle de l’Etat qui est à même de guider la réalisation d’un nouvel accord territorial qui respecte la plurinationalité », ce qui se traduit par un processus de redéfinition des rapports entre la Catalogne et l’Etat.
Iglesias n’a, aujourd’hui [20 décembre] pas établi clairement si le référendum catalan serait une ligne rouge supplémentaire mise en avant avant de s’asseoir à la table des négociations. Il a, en revanche, insisté sur le fait qu’ils mettraient sur la table la condition de la « plurinationalité » de l’Espagne dont son parti s’est fait le porte-drapeau. Il n’a pas fourni de détails supplémentaires, mais il tiendra une conférence de presse à midi, lundi [2], après la réunion de l’exécutif du parti qui évaluera les résultats de ces élections ainsi que les options qui s’ouvrent suite à celles-ci.
Le pire résultat de l’histoire du PSOE
« Le PSOE de Pedro Sánchez a réalisé son pire résultat électoral depuis 1977 », a affirmé dimanche Iglesias, rappelant que c’est, pour le PP, « le pire depuis 1989 ». « Le système d’alternance en Espagne est terminé », tranche-t-il.
Podemos est également parvenu largement à dépasser Ciudadanos [de Rivera], qui ne dépasse pas les 40 sièges, bien loin des résultats que lui donnait la majorité des sondages, il y a à peine deux semaines. Par communautés [l’Etat espagnol est divisé en 17 communautés autonomes], le parti d’Iglesias a obtenu 10 sièges en Andalousie [le double de ce que lui donnait le CIS – Institut d’enquête et de sondage, rattaché au gouvernement] ; deux députés supplémentaires en Asturies ; un en Cantabrique ; un à la Rioja ; un en Estrémadure tout comme en Murcie, l’une des rares régions où Ciudadanos a remporté plus de suffrages, tout comme en Castille-La Manche – où Podemos ne remporte qu’un siège face aux trois remportés par le parti orange [Ciudadanos] – ainsi qu’en Castille et Léon, où il est distancié de moins d’un demi-point par le parti d’Albert Rivera, avec cinq sièges pour le Congrès des députés. Les seuls endroits où Podemos n’obtient aucun parlementaire sont les villes de Ceuta et Melilla, circonscriptions comptant un unique siège chacune.
Julio Rodríguez, ancien chef d’État-major de la Défense [JEMAD], numéro deux pour Saragosse, n’entrera pas non plus à la chambre basse, alors que ce sera le cas de Pedro Arrojo [tête de liste dans la province de Saragosse, professeur spécialiste des questions liées à l’eau]. Rodríguez, comme Javier Wert [professeur d’histoire de l’art en Castille-La Manche] – frère du célèbre ancien ministre de l’éducation du PP, José Ignacio Wert [responsable d’importantes contre-réformes ainsi que de licenciements massifs dans l’éducation, contre lesquels les mareas verdes se sont constituées ; Wert est aujourd’hui le représentant de l’Espagne auprès de l’OSCDE] –, tête de liste pour Ciudad Real, les seuls profils « étoile » à ne pas avoir remporté un siège. Alors que cela a été le cas des juges en disponibilité Juan Pedro Yllanes (Baléares, deux sièges) et de Victoria Rosell, aux îles Canaries, avec trois sièges et 23% des suffrages, devant les 22% du PSOE qui, pourtant, a obtenu un plus grand nombre de sièges.
Les premiers sondages à la sortie des urnes leur donnaient jusqu’à 80 sièges, dépassant en nombre de suffrages le PSOE [et plaçant Podemos en deuxième position]. Mais le fait d’avoir obtenu 69 députés alors que Podemos se présentait pour la première fois à des élections générales est plus que suffisants pour susciter l’allégresse au sein du parti violet.
« L’alternance politique est terminée, le bipartisme est fini » Íñigo Errejón
Entre les cris euphoriques et les applaudissements, la direction de Podemos a suivi les résultats au théâtre Goya, à Madrid. Près de 300 employés de 150 médias étaient présents. « L’aube qui se lèvera demain sera celle d’une autre Espagne ». « L’alternance politique est terminée, le bipartisme est fini », affirmait Íñigo Errejón, lors de sa première apparition, peu après 21 heures 30, afin d’apprécier la participation aux élections (elle est de 73,2%).
Il réclamait également la prudence, conscient que le résultat final pouvait dépendre d’un faible nombre de suffrages. Cette prudence contrastait avec la joie et la nervosité de dirigeants nationaux, des communautés autonomes, des eurodéputés ainsi que de différents permanents [quelque 150] du parti, placés à quelques mètres à peine, séparé par une vitre et un rideau noir qui n’empêchaient pas d’entendre les cris de jubilation.
Le scénario qui s’ouvre aujourd’hui est compliqué : numériquement, une hypothétique alliance PSOE-Podemos-Esquerra [Gauche républicaine catalane] pourrait ouvrir la porte à un gouvernement dit progressiste [le PSOE a obtenu 90 sièges, Podemos 69 et ERC 9, ce qui ne suffit pas à atteindre la majorité de 176 voix]. Mais les socialistes pourraient également offrir la présidence au PP, en échange de certaines concessions, dès lors que les conservateurs ne parviennent pas à totaliser une majorité avec le soutien du parti d’Albert Rivera [123 pour le PP, 40 pour C’s].
Podemos est né avec pour objectif de « prendre d’assaut les cieux », soit de La Moncloa, siège du gouvernement [la formule est de Marx dans une lettre à Kugelman datant d’avril 1871 à propos de la Commune de Paris, on peut mesurer la distance !]. Mais il y a deux mois, le discours de Podemos s’est modifié, introduisant une nuance : ce qui se joue lors de ces élections, ce sont les dix prochaines années, raison pour laquelle Podemos est passé du court au moyen terme dans sa stratégie pour arriver à gouverner. « On constate qu’à chaque nouvelle élection, les forces du changement progressent », affirmait Iglesias lors de son intervention.
Podemos emporte l’émotion vers « sa » place
Suite à l’annonce des résultats, Iglesias, accompagné de certains des plus importants dirigeants du parti (dans leur majorité des députés déjà élus), ainsi que du co-fondateur de Podemos, Juan Carlos Monedero, ont célébré leurs 69 député·e·s sur la place du Musée Reina Sofia [centre de Madrid], au même endroit où ils ont célébré les élections européennes [mai 2014], lors desquelles ils ont surgi dans le panorama politique – de même que lors des élections municipales et autonomiques qui ont conduit Manuela Carmena à la mairie de Madrid et Ada Colau à celle de Barcelone.
Entourées par près de 1500 sympathisant·e·s, les figures visibles de Podemos ont improvisé de brefs discours et Monedero s’est même risqué, pour la seconde fois, à interpréter sur scène sa propre version de la chanson Puente de los Franceses [chant républicain qui célèbre la défense, en novembre 1936, de ce pont proche de Madrid]. L’un des moments les plus émouvants a été lorsque le dirigeant de Podemos a embrassé sa mère Luisa Turrión, sur les planches, quelques minutes après avoir quitté la scène (article publié dans la nuit du 20 au 21 décembre 2015 sur le site publico.es, traduction A L’Encontre).
Notes
[1] Le mécanisme mathématique organisant la répartition des sièges est fondé sur la loi d’Hondt, qui favorise les grands partis. En outre, le découpage territorial, en 52 provinces, donne dans certains cas un faible nombre de sièges, ce qui accentue ces différences. Ainsi, lors de ces élections, le PP a pu obtenir un siège pour chaque 58’600 suffrages, alors qu’il en faut plus de 400’000 pour IU-UP –Izquierda Unida. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Dans cette intervention du 21 décembre, Iglesias a exprimé ses craintes que le PSOE forme un gouvernement de grande coalition avec le PP. Il a insisté sur la nécessité que les partis s’élèvent à la hauteur du moment qui consiste à réaliser une nouvelle transition (allusion au processus qui a succédé à la mort de Franco entre 1975 et 1978. Selon lui, il était indispensable de reconnaître le caractère plurinational de l’Espagne. Il a également souligné à nouveau les exigences de Podemos en vue de toute discussion et indiqué qu’aucun soutien, de quelle que forme que cela soit, serait apporté au PP.
Le PSOE, quant à lui, par la voix de son secrétaire d’organisation, a affirmé que les élections manifestaient une volonté de changement, que le parti ne voterait ni Rajoy, ni le PP. A la question posée de savoir si des contacts étaient établis, il a répondu que la seule prise de contacts était la convocation du comité fédéral du parti. Le PP et Ciudadanos font pression sur le PSOE pour qu’ils prennent leurs « responsabilités » et apportent leur voix au parti qui a reçu le plus grand nombre de suffrages pour la formation d’un gouvernement, soit le PP. A suivre. (Rédaction A l’Encontre)
Comparaison des résultats entre une proportionnelle complète avec une circonscription (grand demi-cercle) et le résultat effectif actuel (petit cercle) avec la loi électoral actuel, inspirée du système d’Hondt