Depuis la chasse aux éléphants de sa « majesté » au Botswana, en passant par l’inculpation de son beau-fils Iñaki Urdangarín dans l’« affaire Nóos » et l’implication de l’Infante Cristina dans ce cas, et jusqu’aux multiples et millionnaires opérations de la hanche du monarque, payées par les deniers publics, la Maison Royale est devenue une caricature d’elle-même. L’un des principaux faire-valoir de la « démocratie » est touché à mort, mais il n’est pas encore mort.
L’annonce de l’abdication royale est une ultime tentative, désespérée, pour sauver la situation ; une tentative de « ravalement de façade » pour redonner légitimité non seulement à la monarchie mais aussi à toute sa suite de juges, de politiciens et de faiseurs d’opinion. Pendant des années, bien trop d’années, ils ont vécu à l’abri de cette fausse Transition en essayant d’effacer ou de masquer notre histoire collective. Notre oubli a été le substrat de leur victoire, non seulement morale mais aussi politique et économique.
La crise économique, transformée en une profonde crise sociale et également politique, a mis dans les cordes le roi et le régime de 1978. Les gens ont dit « basta ». On l’a vu il y a trois ans avec l’émergence du Mouvement du 15-M ; avec l’extension de la désobéissance civile ; avec l’occupation de logements vides aux mains des banques, et cela avec un large soutien populaire en dépit de la criminalisation de la protestation. Plus de pauvreté signifie plus de douleur mais, grâce à ces mobilisations, c’est aussi une plus grande prise de conscience sur qui sont les gagnants dans une telle situation – les banquiers, les politiciens – et qui sont les perdants.
La montée du souverainisme en Catalogne a également jeté le régime dans les cordes en mettant en lumière le caractère profondément anti-démocratique d’une Constitution qui ne permet pas le droit à l’autodétermination des peuples. Aujourd’hui, les élections européennes ont donné le « coup de grâce » à un régime en décomposition avec la perte de plus de cinq millions de votes pour le PP (Parti populaire) et le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et l’émergence, avec cinq élus, de PODEMOS (voir les articles publiés sur ce site en date du 22 mai et 28 mai 2014). Le régime devient nerveux, très nerveux.
L’abdication royale est la dernière manœuvre de sauvetage. Mais il faut néanmoins nous rappeler que le système a encore des marges de manœuvre. L’abdication du roi illustre la faiblesse des piliers du régime et la force du peuple. Mais nous ne voulons ni de Juan Carlos ni de Felipe. Il est temps de sortir dans la rue pour exiger l’ouverture de processus constituants dans tout l’Etat espagnol, afin de décider quel avenir nous voulons. Il faut passer à l’offensive pour faire échec et mat au régime. (Article d’Esther Vivas publié dans le quotidien Público.es, le 2 juin 2014. Traduction Ataulfo Riera)
Après l’abdication de Juan Carlos, des partis et autres collectifs issus des mouvements « indignés » veulent la tenue d’un référendum sur l’avenir de la monarchie. La transition, cycle ouvert avec la mort de Franco en 1975, déjà mise à mal par la crise, est en train de prendre fin.
Cela n’a pas traîné. À peine Juan Carlos, né en 1938, 39 ans de règne au compteur, a-t-il annoncé, lundi matin, son abdication que les appels ont fusé pour un référendum « dès maintenant » sur l’avenir de la monarchie en Espagne. Des partis de gauche mais aussi des collectifs issus de la mouvance « indignée » sont montés au créneau, appelant à des rassemblements dès lundi soir dans des dizaines de villes du pays.
Les écolo-communistes d’Izquierda Unida (IU), les partisans de PODEMOS, ce nouveau parti qui fut la révélation des élections européennes (voir sur ce site les articles consacrés à PODEMOS en date du 28 mai 2014 et du 22 mai 2014) des élections européennes, les écolos d’Equo ou encore les jeunesses socialistes (groupe relié au PSOE, mais indépendant quant à sa ligne politique) réclament tous une consultation populaire, pour savoir si les Espagnols veulent poursuivre avec la monarchie.
Côté société civile, Ada Colau, star de l’activisme post-« 15-M » (Mouvement des indignés du 15 mai), longtemps à la tête de la plateforme anti-expulsions de leur logement des personnes n’ayant pu payer leurs hypothèques (PAH) l’écrivain Isaac Rosa ou encore le collectif (« Jeunesse sans avenir », l’un des piliers du « 15-M »), ont tous, eux aussi, relayé l’appel.
L’esprit républicain s’est invité dans les manifestations espagnoles des derniers mois. On a vu flotter le drapeau rouge, jaune et violet, identifié à la Seconde République (proclamée en 1931), dans « marées » (mouvement contre la privatisation de la santé, pour l’éducation, contre l’émigration forcée). Peu après le surgissement des « indignés » sur la place Puerta del Sol à Madrid en mai 2011, l’une des commissions qui s’était constituée au sein du mouvement, proposait d’en finir avec la monarchie : elle s’intitulait, non sans humour, « Toma la Zarzuela » : un appel à la prise de la Zarzuela, cette luxueuse résidence de Juan Carlos, dans les environs de Madrid.
Logique, donc, qu’au moment où le roi abdique, ces activistes tentent de se reposer, en grand, la question républicaine. Avec un sens du timing qui laisse pantois, Alberto Garzon, l’une des figures d’Izquierda Unida), publie, cette semaine à Madrid, un essai programmatique au titre définitif : La Troisième République. Dans l’esprit de ce député, il s’agit de basculer de la monarchie à la république, pour en finir, avant tout, avec un régime corrompu, marqué par une collusion permanente entre milieux politiques et financiers.
La presse espagnole spéculait depuis des mois sur l’abdication du roi, tant sa fin de règne fut agitée. Aux problèmes de santé récurrents (huit opérations lourdes depuis 2009) se sont ajoutées des affaires de corruption éclaboussant le premier cercle familial (« l’affaire Noos », qui met en cause l’une des filles du roi, l’infante Cristina, et son mari, l’ex-champion olympique de handball Iñaki Urdangarin, accusés de détournement de plusieurs millions d’euros de fonds publics), des doutes sur l’origine de sa fortune apparemment colossale, mais aussi la révélation de frasques privées qui ont choqué nombre d’Espagnols piégés par la crise (à commencer par l’épisode de la chasse aux éléphants, au Botswana en 2013, chiffrée à 37’000 euros). Les sondages laissent entendre qu’une majorité d’Espagnols réclamait son départ.
Mais le moment de l’annonce est particulier : cette abdication intervient à quelques jours du Mondial de football, et surtout une semaine à peine après les résultats des européennes, qui ont profondément redessiné le paysage politiquement espagnol. Les deux partis censés avoir assuré la stabilité de la vie politique depuis le début de la transition, le parti populaire (PP, au pouvoir) et le parti socialiste (PSOE, dans l’opposition), ont souffert d’une désertion de leur électorat. À eux deux, ils ne totalisent plus que 51 % (contre près de 85 % lors du scrutin de 2009).
D’autres formations en ont tiré avantage, comme Izquierda Unida (10 %), PODEMOS (8 %), ou encore UPyD (un parti centriste, 6,5 %). Ces poussées électorales ont confirmé, en creux, la fin du bipartisme espagnol « à l’ancienne ». Bref, en huit jours à peine, ce sont deux des piliers qui ont permis de négocier l’après-Franco, et d’assurer, pendant de longues années, la stabilité du pays, qui viennent de s’effriter. A cela s’ajoute la fragilité d’une constitution, qui date de 1978, mise à mal par les volontés indépendantistes de certaines communautés – comme la Catalogne. La « culture de la transition » (1975-1978), pour reprendre l’expression du journaliste Guillem Marinez qui a endormi l’Espagne depuis des décennies, s’est fissurée.
« La bonne nouvelle, c’est que la transition a pris fin, au bout de quarante ans », écrit l’écrivain Isaac Rosa, défenseur ardent d’une Troisième République espagnole. « Elle se termine par assèchement, par effondrement, par une forme de pourrissement avancé des piliers qui la soutenaient : les institutions, le bipartisme, le système économique, le modèle territorial, et bien sûr, la couronne, qui s’est effondrée de l’intérieur, d’elle-même : ce n’est pas nous qui l’avons détruite. »
Et l’écrivain d’enfoncer le clou, en évoquant la « seconde transition » qui se profile, avec le règne de « Felipe » : « Philippe de Bourbon, que les publi-reportages nous présentent depuis des années comme un roi jeune, prêt pour l’exercice du pouvoir, proche des gens, qui vit ancrer dans son temps, n’apportera que du vieux (« mas de lo mismo », « plus du même »). C’est un Bourbon : il appartient à cette tradition de rois qui, à chaque fois, ont échoué, et sont à l’origine de bien des maux du pays. Il a grandi dans l’ombre de son père et de sa famille, et son seul élément distinctif, c’est qu’il s’est marié à une plébéienne. Fin du changement. Il sera un chef d’État dont la seule légitimité est d’être un « fils de ». Un anachronisme anti-démocratique, à une époque où les citoyens exigent davantage de démocratie. »
L’Espagne n’a connu qu’à de courts intervalles un régime républicain. Le premier épisode a duré moins de deux ans (1873-1874), précipité par le coup d’État du général Martinez Campos. Le second – le plus connu –, qui s’est étalé du 14 avril 1931 au 18 juillet 1936, a pris fin à cause du coup d’État d’un autre général, Franco. Ce dernier devait, au terme d’une guerre civile de trois ans, mettre en place une dictature. Après la mort de Franco le 20 novembre 1975, et l’arrivée sur le trône de Juan Carlos deux jours plus tard, l’Espagne allait finir par se doter d’une nouvelle constitution (1978), toujours en vigueur aujourd’hui.
Le débat reste entier, aujourd’hui, sur la responsabilité de la monarchie dans la crise actuelle, de l’effondrement de la bulle immobilière aux politiques d’austérité. Le sujet est loin de faire l’unanimité – y compris au sein des mouvements sociaux – dans une Espagne qui reste profondément conservatrice. Nombreux sont ceux qui jugent que le sujet n’est pas prioritaire. « La crise que nous vivons est si forte que personne ne l’interprète en rejetant la faute sur la monarchie. L’histoire de l’Espagne a été si triste qu’il n’existe pas de bons exemples de présidents républicains. Ils ont tous été catastrophiques et Azaña (Manuel Azaña, au pouvoir de 1936 à 1939) est arrivé quand la guerre civile était déjà déclenchée, du coup la conscience sociale l’associe au chaos, à l’instabilité… », analysait il y a peu l’historien Pablo Sánchez León. (2 juin 2014, article de Ludovic Lamant publié sur le site Mediapart)