Ciudadanos prive Podemos de l’effet de nouveauté et, surtout, l’empêche d’apparaître comme étant le seul mouvement aspirant au trône que le bipartisme (PP-PSOE) laisse à moitié orphelin et autour duquel pourrait se réunir une majorité sociale hétérogène attirée vers Podemos par la possibilité réelle que ce parti pourrait constituer le moteur d’un changement politique. Il s’agit d’un cercle vicieux, car Podemos sera d’autant moins soutenu que sa victoire semblera moins possible. A l’inverse, plus Podemos sera considéré comme une alternative gagnante, plus ce mouvement sera soutenu. Même si les deux partis ne se disputent qu’une frange restreinte d’électeurs et s’ils ne recrutent pas leurs partisans sur les mêmes terrains, Ciudadanos bloque la croissance de Podemos dans les secteurs les moins politisés et les plus conservateurs et place une torpille sur la ligne de flottaison de son projet de parti transversal qui aspire à rassembler rapidement une majorité sociale au-delà des confins traditionnels du « peuple de gauche ».
L’ascension des deux partis a clairement des points en commun, en particulier en ce qui concerne la propulsion médiatique et télévisuelle des personnalités charismatiques de leurs leaders : Albert Rivera et Pablo Iglesias. Mais si la projection médiatique de Podemos s’explique par une logique du taux d’audience, celle de Ciudadanos a été induite par la volonté politique consciente des milieux patronaux d’instituer un antidote à Podemos et une option de rechange ou d’étayage du bipartisme. Sans compter qu’au-delà des parallélismes télévisuels, il existe derrière ces deux partis des réalités sous-jacentes très différentes. En arrière-fond du phénomène de Podemos il y a eu un processus d’auto-organisation venant d’en bas, souvent en conflit avec le développement et la structuration du parti lui-même, ainsi qu’un réel militantisme de base, en grande partie suscité par les expériences récentes du 15M et des Marées citoyennes et par des secteurs sociaux qui ont sympathisé avec ces mouvements. Rien de cela n’existe dans Ciudadanos, qui n’a ni base militante ni ancrage social, malgré l’indubitable pouvoir d’attraction des actes et des conférences de Rivera et de son entourage.
L’ascension de Ciudadanos, tout comme celle de Podemos, démontre une fois de plus l’importance cruciale des moyens de communication – et en particulier de la télévision – dans l’actuelle crise du bipartisme et l’apparition de nouvelles alternatives politiques. Elle met également en évidence les faiblesses des processus de politisation en cours et la fragilité de toute stratégie de transformation sociale qui sous-estime l’importance de l’auto-organisation sociale et se limite seulement – ou principalement – au terrain de la communication. Paradoxalement, la grande importance de celle-ci exige non seulement de faire preuve d’habileté et de talent sur son propre terrain, mais aussi d’avoir la force et la cohérence en ce qui concerne l’enracinement social.
Pour combattre Ciudadanos, Podemos doit être fidèle à ce qui a suscité sa naissance et aux espoirs soulevés suite aux élections européennes et éviter toute tentation d’imiter son nouveau et déconcertant concurrent. Si la recherche des électeurs du « centre » est conçue comme une adaptation à leurs préférences au lieu de faire partie d’une lutte pour modifier les perceptions de la réalité, reformuler des débats et repositionner les priorités, cela revient à poursuivre une carotte inatteignable, qui sera de plus en plus à droite. L’évolution historique récente de la social-démocratie est assez éloquente dans ce domaine ; ses résultats le sont également. Ce serait une erreur stratégique que de tomber dans la tentation de la respectabilité pour attirer des votes dépolitisés du « centre ». En effet lorsqu’il s’agira de vendre un changement superficiel, une simple régénération creuse, c’est toujours Rivera plutôt qu’Iglesias qui gagnera : sur ce terrain, un candidat portant la cravate sera toujours mieux vu qu’un candidat avec une queue-de-cheval.
L’irruption de Podemos a modifié les coordonnées du débat politique en introduisant de nouveaux thèmes dans l’agenda et en obligeant les autres partis à s’adapter au nouvel acteur. La réussite fulgurante du terme « caste » en est sans doute l’exemple le plus clair. Ce serait une erreur fondamentale si Podemos se sentait maintenant obligé de jouer sur le terrain de ce parti aux promesses insipides qu’est Ciudadanos. Au contraire, aujourd’hui plus que jamais il faut insister sur la nécessité de joindre la régénération démocratique à un changement dans la politique économique, de lier la critique du système bi-partisan et corrompu à la défense d’un plan de sauvetage citoyen anti-austérité. Car c’est justement là qu’est le talon d’Achille de Ciudadanos.
Est-ce que ce parti va mettre un terme aux expulsions de logements ? Qu’en est-il des privatisations ? Est-ce qu’il sauvera les banques ? C’est là le genre de questions avec lesquelles il faudrait interpeller le parti de Rivera, pour montrer noir sur blanc que ses propositions n’ont rien de nouveau. C’est dans ce domaine que Ciudadanos se débat maladroitement alors que Podemos y est à l’aise. Si quelqu’un dans la politique espagnole aspire à faire partie de la « caste » c’est bien Albert Rivera, dont le changement tranquille ne consiste principalement à se positionner lui-même et ses proches sur le terrain qui a été le fief exclusif du PP et du PSOE pendant des décennies.
Il ne s’agit bien entendu pas de renoncer à secouer l’agenda politique avec des thèmes transversaux et difficiles à cataloguer ni, comme essaie de le faire Rivera, de se laisser classer comme étant les porteurs du changement « extrémiste ». Il ne s’agit pas non plus de se laisser pousser vers la poubelle du débat politique. Au contraire. Le défi pour Podemos est de continuer à dicter l’agenda politique en mettant sur la table des propositions et des thèmes qui mettent en relief sa singularité et sa crédibilité en tant qu’agent porteur d’un changement démocratique et social. Vouloir « être comme eux » a été un mal historique de tous les mouvements émancipateurs. Le défi de ceux qui prétendant changer le monde à partir d’en bas est de montrer que c’est en étant différents qu’on peut être le plus efficaces, les meilleurs, les plus pertinents et les plus reconnus.
Vue ainsi, la bataille pour la centralité est le combat pour déplacer le centre de gravité autour duquel tournent les alliances et les rapports sociaux et institutionnels ainsi que les affrontements politiques dans un sens favorable à ceux d’en bas (impossible de concevoir l’hégémonie selon Gramsci sans la comprendre en tant qu’une articulation autour des rapports de classe !). En fin de compte, il s’agit de la bataille pour contrôler le levier autour duquel pivotent les engrenages politico-sociaux. Lorsqu’on ne la confond pas avec des adaptations programmatiques et discursives, la conquête de la centralité désirée, même si elle est difficile, ouvre des portes inexplorées qui permettent de rapprocher le possible du nécessaire. (Publié dans Publico, le 2 mai 2015 ; traduction A l’Encontre)
Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l’Universitat Autònoma de Barcelona (UAB)