Quel est le rôle des Frères Musulmans, le plus grand groupe d’opposition politique dans le pays ?
La direction des Frères musulmans n’a pas soutenu l’appel à la manifestation du 25 janvier. En général, ils ne soutiennent pas les actions qu’ils n’ont pas eux-mêmes initiées et qu’ils ne contrôlent pas. Mais après la première journée, lorsqu’il est apparu clairement qu’une révolution était en marche, ils ont décidé de participer.
Ils ont joué un rôle important dans la place Tahrir, surtout lors de la journée du 2 février, lorsque le gouvernement a envoyé des voyous à cheval et armés de cocktails Molotov pour attaquer les manifestants.
Ce n’est pas nécessairement leur nombre qui a fait la différence – ils n’ont pas plus de 15 ou 20% de soutien politique dans la rue, et seul un des 13 martyrs de ce jour était un membre des Frères musulmans. C’est plutôt leur niveau d’organisation qui a aidé. Ils agissent de manière extrêmement disciplinée. Et cela a aidé dans la défense de la place.
Maintenant ils ont l’intention d’annoncer la formation d’un nouveau parti politique. Certains souhaiteraient qu’il soit formé sur des bases civiles plutôt que religieuses. D’autres, notamment les membres de la vieille garde conservatrice, s’opposeront à cette conception. Autrement dit, on s’attend à voir des divisions apparaître dans leurs rangs.
Nous avons vu la formation d’un groupe plus progressiste, Etilaf Shabab Althawra, la Coalition des Jeunes de la Révolution, qui a formulé un nombre de revendications politiques et qui a négocié avec l’armée.
Cette formation comprend un bon nombre de militants qui ont participé à la révolution.
Mais ils en représentent une aile de la classe moyenne qui souhaiterait limiter la révolution à une révolution politique, pour des seules réformes démocratiques, sans remettre en question le système capitaliste, ni s’opposer à celui-ci. Ces progressistes voient leur rôle comme étant celui de conseiller l’armée et de faire pression sur elle pour remplacer tel ou tel personnage corrompu avec tel ou tel autre technocrate honnête.
Beaucoup de ces progressistes sont maintenant opposés aux grèves des travailleurs. Ils déclarent que les travailleurs sont égoïstes.
Certains attaquent les grévistes sur Facebook. Comme je l’ai déjà dit, ils veulent simplement des réformes politiques, mais sont opposés à la lutte de classes.
Nous soutenons, bien entendu, les revendications pour des réformes démocratiques. Mais nous luttons pour une démocratie radicale qui met au centre les intérêts des travailleurs et leur donne la priorité. En tant que Socialistes révolutionnaires, nous ne voulons pas nous arrêter à une révolution politique. Nous organisons une révolution sociale dirigée par les travailleurs égyptiens
Il existe beaucoup d’autres forces radicales de gauche et socialistes en Egypte. Quels sont vos rapports avec le reste de la gauche radicale ? Quelles initiatives politiques prenez-vous ?
Nous nous coordonnons toujours avec toutes les autres forces de gauche. Par exemple, nous faisons partie du front pour la gauche radicale. Ensemble, nous coordonnons le soutien à des grèves, à des manifestations, des déclarations aux médias et au public. Cela est important. C’est une situation nouvelle, et beaucoup de forces à gauche et à droite prennent des initiatives et forment des partis politiques.
Nous prenons également nos propres initiatives. D’abord nous avons aidé à la formation de comités pour défendre la révolution dans les rangs des étudiants et des travailleurs. Nous sommes également en train de récolter des milliers de signatures de dirigeants militants ouvriers pour la formation d’un nouveau parti des travailleurs. Ce parti pourra organiser, représenter et articuler les intérêts de la classe ouvrière et faire avancer la révolution.
La classe travailleuse égyptienne est très nombreuse, et ses grèves sont massives et largement répandues. Où commencer la construction d’un tel parti ?
Cela est vrai, mais nous ne commençons pas à zéro. Au cours des années précédentes de lutte nous avons établi des contacts et des rapports étroits dans la classe ouvrière. En même temps, nous nous concentrons sur les secteurs centraux de l’économie : les travailleurs dans les entreprises du textile, de la Poste, des chemins de fer, du transport, des communications et du ciment.
Je pense aussi que le nouveau mouvement pour former des syndicats indépendants militants pour remplacer les syndicats pro-gouvernementaux réussira, ce qui contribuera à notre effort pour construire un parti des travailleurs. Nous vivons un moment révolutionnaire, où il faut prendre des initiatives et observer ce qui se passera.
L’armée dirige actuellement le pays, publiant des communiqués [du Conseil suprême] et faisant quelques concessions telles que la dissolution du parlement. Qu’attendez-vous de l’armée pendant la prochaine période. Va-t-elle utiliser la force contre les grèves ?
L’armée est une partie clé de l’économie égyptienne. Elle contrôle 25% de l’économie et des industries, des terres agricoles et des hôtels, jusqu’au commerce des armes.
L’armée a obligé Moubarak à partir et a repris le pouvoir pour tenter de ralentir le rythme de la révolution et pour sauver le système. Les pressions de la révolution d’en bas ont entraîné une scission dans la direction de l’armée. Moubarak, le ministre de la Défense Mohamed Tantawi et le Vice-président Omar Suleiman voulaient que l’armée utilise la force pour mettre un terme à la révolution. Le lieutenant général Sami Hafez Anan, le chef de l’état-major de l’armée – qui soit dit en passant était à Washington le 25 janvier – a refusé d’utiliser la force. A ce moment-là, il n’y avait plus d’autre issue que de renverser Moubarak.
Maintenant l’armée en appelle aux grévistes pour qu’ils mettent un terme à leur mouvement. C’est la seule chose qu’ils puissent faire. Pour le moment, ils ne sont pas en position d’interdire ou de réprimer les grèves. L’élan est jusqu’ici du côté des travailleurs. L’armée aura besoin de temps pour mobiliser une majorité de l’opinion publique – et non seulement des progressistes de la classe moyenne – avant de pouvoir envisager d’attaquer les grèves.
L’armée est en fait dans une position difficile. La révolution égyptienne a un énorme impact régional et international. Le monde nous regarde. La révolution a des causes profondes. Elle dispose d’une étendue et d’un potentiel immenses pour se transformer en une révolution sociale. C’est très différent des révolutions qui se sont déroulées aux Philippines contre Ferdinand Marcos dans les années 1980 ou en Indonésie contre Souharto dans les années 1990. Le rôle de la classe ouvrière en Egypte, dans notre révolution, est plus central que le rôle qu’ont joué les travailleurs dans ces autres deux révolutions.
La classe travailleuse égyptienne a préparé le contexte favorable aux événements qui ont suivi le 25 janvier, et cela par une lutte de classe intensive qui se développe depuis 2004. Maintenant, elle est en marche. Il est par conséquent beaucoup plus difficile à la classe dominante, ici en Egypte, de limiter la révolution à des réformes politiques. (Traduction de A l’Encontre)