Tiré de Médiapart.
La prison ou l’exil. Aissa Rahmoune a choisi « tant qu’il était encore temps » la deuxième option. Une décision crève-cœur qu’il n’imaginait pas devoir prendre un jour : partir sans se retourner, avec les siens, sa femme, ses enfants, s’arracher du pays, de la terre natale, de l’Algérie pour sauver sa peau, pour en finir avec les menaces, les représailles, le harcèlement policier quotidien jusque devant chez lui où campaient des nervis du régime. Pour ne pas échouer, comme tant d’amis, de collègues, derrière les barreaux.
La France lui a ouvert ses frontières. Il ne connaissait le pays qu’à travers ses missions de plaidoyer : Aissa Rahmoune est activiste des droits humains, vice-président de la LADDH, la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, une ONG phare en Algérie qui vient d’apprendre qu’elle n’existait plus légalement, qu’elle était dissoute par la justice algérienne, après une plainte du ministère de l’intérieur.
Il n’y a pas eu de communication officielle. La dernière grande organisation indépendante de défense des droits humains du pays a appris, comme l’opinion publique, par les réseaux sociaux où circulait le jugement, qu’elle était dissoute par le tribunal administratif d’Alger.
Elle s’est fendue d’un communiqué le 22 janvier, annonçant l’impensable au terme d’une procédure « aussi absurde qu’inéquitable », juge Aissa Rahmoune depuis le Havre, où il est désormais réfugié avec sa famille depuis mai 2022 : « En 38 ans d’existence, nous n’avons jamais subi une telle décision arbitraire. La LADDH a été absente ou évitée durant toute la procédure. La dissolution aurait été prononcée en septembre 2022, après un procès qui se serait tenu trois mois plus tôt, en juin, sans aucun représentant de la ligue. »
Pour les membres de la LADDH, il ne fait aucun doute : la dissolution de leur organisation n’est pas liée, comme argué par le ministère de l’intérieur dans sa requête, à une non-conformité avec la loi sur les associations, par ailleurs pensée pour entraver la liberté d’association en Algérie, ou aux dissensions au sein de la ligue. « Nous payons notre engagement pour la démocratie, les libertés et les droits humains, d’être en lien avec d’autres instances et organisations internationalement reconnues. C’est l’acte final d’un acharnement continu qui s’est amplifié ces derniers mois, la remise en cause du combat de plusieurs générations d’activistes », assène Aissa Rahmoune.
- Le pouvoir algérien entend « écraser toutes les forces démocratiques qui animent la société depuis le Hirak ».
« Depuis de nombreuses années, mais encore plus depuis le Hirak [le soulèvement populaire pacifique qui a chassé du pouvoir Abdelaziz Bouteflika en 2019 – ndlr], nous subissons l’ostracisme et la pression des autorités en tant qu’organisation mais aussi en tant que membres. Beaucoup d’entre nous sont en prison pour des faits relatifs à leurs activités ou à leur expression sur les réseaux sociaux », abonde depuis Alger un des camarades de lutte d’Aissa Rahmoune, un militant de la première heure qui n’a jamais craint de parler à visage découvert mais qui désormais requiert l’anonymat comme tant d’autres personnalités de la société civile algérienne, jointes par Mediapart, qui refusent de « se mettre plus en danger ».
« Nous avons le choix entre l’autocensure, la prison ou l’exil », dit-il, amer, en précisant bien qu’il n’a « jamais connu cela, en un demi-siècle de militantisme pro-démocratie, même aux pires heures du terrorisme islamiste dans les années 90 où la violence politique était totale ». Selon lui, le pouvoir algérien entend « écraser toutes les forces démocratiques qui animent la société depuis le Hirak afin qu’un tel mouvement ne reprenne pas. La feuille de route du président [Abdelmadjid Tebboune – ndlr] et des autorités est de remettre à plat tout le mouvement du Hirak. Tous les acteurs visibles, actifs, doivent être neutralisés d’une façon ou d’une autre. On pourrait appeler cela une contre-révolution ».
Il raconte que, depuis fin 2021, il vit « dans la peur » : « On fait et dit le moins pour se préserver. Sur les réseaux sociaux, on dénonce ce qui ne va pas en réfléchissant bien aux mots qu’on emploie, on va manier l’ironie, la dérision, l’humour, le second degré, des mécanismes de protection. Par exemple, on ne va pas citer le nom des responsables mais parler d’eux à la troisième personne, on va parler d’un pays imaginaire, ne plus dire l’Algérie. »
La dissolution de la LADDH constitue un nouveau « choc » en Algérie après celui de la mise sous scellés du dernier média indépendant, Radio M, et de l’incarcération de son directeur, Ihsane El Kadi, en décembre dernier, un des derniers journalistes indépendants dans le viseur du pouvoir depuis des années. Elle s’inscrit dans un climat de répression accrue « qui n’épargne plus personne », selon Aissa Rahmoune qui dénonce au passage « le silence des États démocratiques, la France notamment, qui fait que le régime assume aujourd’hui au grand jour sa nature dictatoriale, totalement décomplexé ».
« Depuis mars 2019, on a compté plus de 12 000 incarcérations : des avocats, des journalistes, des enseignants universitaires, des syndicalistes, des chômeurs, des étudiants. Tous ceux qui ont accompagné la révolution démocratique sont visés, c’est unique dans l’histoire de l’Algérie, on a connu des incarcérations d’activistes mais pas à ce niveau-là. Des partis politiques comme le RCD, le MDS, l’UCP sont sous pression, plusieurs médias électroniques sont interdits », égrène l’avocat, membre fondateur du premier collectif de défense des détenus du Hirak, et aujourd’hui vice-président de la FIDH, la Fédération internationale des droits humains.
Il rappelle d’autres dissolutions, celle en 2021 de SOS Culture Bab El Oued, très impliquée dans le Hirak, tout comme celle du RAJ, le principal mouvement de la jeunesse algérienne, « symbole des acquis de la révolution de 1988 », dissous lui aussi en 2021, un autre « choc ».
Rachida El Azzouzi
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