Après la Tunisie, l’Egypte est donc le deuxième pays du printemps arabe – et le troisième de la région si l’on tient compte du Maroc – à mettre au pouvoir un parti islamiste. Mais que peuvent ces partis face aux forces de l’ancien régime ? Ont-ils réellement les clés pour influer sur la vie politique de leur pays ? Ont-ils enclenché un vaste processus d’islamisation des sociétés qui les ont élus ? Si les Tunisiens de Ennahda paraissent les plus à même de peser sur le destin de leur nation, ils font aussi face à de nombreux obstacles, et en premier lieu leur incapacité à maîtriser l’appareil d’Etat. Dix-huit mois après le début du mouvement révolutionnaire, enquête en Egypte, au Maroc et en Tunisie.
1- Egypte : un régime militaire avec le concours des « Frères »
En Egypte, le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, a finalement été proclamé vainqueur de la présidentielle après une semaine de flottement. Cette victoire est cependant loin d’être totale pour les Frères musulmans. Car depuis la dissolution de l’Assemblée, l’armée, qui avait pris les rênes de la transition depuis le mois de février 2011, n’abandonnera pas le pouvoir, comme elle n’avait pourtant cessé de le promettre. Vu l’ampleur de la répression organisée tout au long de l’année passée, on pouvait s’en douter.
Plus surprenante a été la stratégie adoptée par les « Frères » : la confrérie a joué un rôle contre-révolutionnaire très actif, et cultivé une proximité avec l’armée à des fin électoralistes, ce qui explique pour partie les 45 % des suffrages recueillis il y a six mois lors des élections législatives. En d’autres termes, si l’armée verrouille aujourd’hui le champ politique, c’est aussi grâce aux « Frères ». Les militants de la confrérie ont certes participé au mouvement révolutionnaire de janvier-février 2011. Mais une fois le président Moubarak déchu, la direction des Frères a pris une tout autre orientation.
Deux exemples : lors des législatives, les Frères musulmans ont fait élire sur l’une de leurs listes un général, proche du Conseil supérieur des forces armées (CSFA), qui s’est hissé par la suite à la tête de la commission de défense nationale. De cette manière, l’armée a cadenassé la seule commission capable d’examiner la gestion des entreprises publiques contrôlées par les militaires.
L’autre exemple de l’allégeance de la confrérie fut évident le 25 janvier 2012 sur la place Tahrir du Caire. Pour l’anniversaire du début de la révolution, les « Frères » se sont déployés en force, couvrant avec leurs sonos les slogans hostiles au pouvoir militaire qui, avec plus de 12 000 procès en un an, a pourtant durement frappé le mouvement révolutionnaire. De même, les bâches des « Frères » ont été utilisées pour recouvrir celles des militants et les caricatures du CSFA. Pour les révolutionnaires, ce n’est pas une surprise : depuis des mois, et notamment lors de la répression sanglante de l’avenue Mohammed-Mahmoud en novembre 2011, la confrérie se refuse à condamner le pouvoir militaire, à de rares exceptions près. Et lorsque la direction des « Frères » appelle à la mobilisation, comme au lendemain du verdict du procès Moubarak lors de l’entre-deux tours de la présidentielle, c’est pour tenter de fédérer dans les urnes un mécontentement général.
« Depuis le mois de février, les Frères se sont toujours arrangés pour noyer la voix de ceux qui appelaient à la fin du pouvoir militaire, explique la chercheuse égyptienne Chaymaa Hassabo. Leur stratégie est de faire le vide autour d’eux. D’un autre côté, le pouvoir militaire a besoin d’eux, et de leur ancrage dans la société égyptienne. Pour l’armée, c’est un relais utile, essentiel même, qui explique l’origine et la persistance de ce couple que l’on jugerait a priori contre nature. »
En appelant finalement cette semaine à la fin du pouvoir militaire, les Frères s’y prennent un peu tard. Car que vaut aujourd’hui la stratégie d’allégeance des « Frères » pour l’emporter dans les urnes, alors que le parlement est suspendu, et que le futur président s’est vu déposséder de ses prérogatives ? Comme du temps de Moubarak, les « Frères » risquent une nouvelle fois de payer cher leur rôle de premier relais du pouvoir militaire.
2- Au Maroc, le PJD, jouet du palais ?
Lors des élections législatives marocaines du 25 novembre 2011, les islamistes du Parti justice et développement (PJD) ont remporté 107 sièges sur 395, contre 47 pour la précédente législature. Le PJD devance nettement le deuxième parti, l’Istiqlal, le Rassemblement national des indépendants (RNI), le PAM (Parti de l’authenticité et de la modernité), et enfin l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Officiellement, le taux de participation s’élève à 45,4 % sur 13,5 millions d’électeurs marocains inscrits sur les listes électorales. Comme le rappelle dans une note l’ONG Human Rights Watch, les élections se sont déroulées dans un contexte particulièrement troublé.
Pour les islamistes, c’est néanmoins une première. Mais l’état de grâce du nouveau gouvernement musulman conservateur est de courte durée : fin mai 2012, plusieurs dizaines de milliers de personnes manifestent à Casablanca pour réclamer une amélioration de la situation sociale, dans un pays où 45 % des habitants sont analphabètes, et tenus éloignés du développement économique de la côte marocaine.
La contestation populaire n’est pas le seul souci d’un parti qui sent chaque jour la pression du Palais, de ses conseillers et du roi lui-même. Malgré l’amorce d’un processus de réforme démocratique, et le surprenant discours du 9 mars 2011 (notre analyse ici), le Palais a encore en main tous les leviers de l’action politique. Très symboliquement, c’est le roi en personne qui a nommé le premier ministre Abdelilah Benkirane, du PJD. Un an après la réforme constitutionnelle a minima voulue par Mohammed VI, et approuvée par référendum, saisir le poids réel du PJD et du gouvernement relève du casse-tête.
Pour Moulay Hicham, cousin du roi qui enseigne à l’université américaine de Stanford et donne volontiers son avis, souvent critique, sur les affaires du royaume, « le succès du PJD dépendra de sa capacité et de sa volonté à faire sauter les verrous du système ».
Pour de nombreux chercheurs, l’émergence du parti musulman conservateur s’insère dans une stratégie du palais dont on peine à dessiner les contours. « Il y a au Maroc un mouvement réformiste impulsé par le régime autoritaire, qui ne trouve pas d’écho dans la population, notamment parce que les élites qui pourraient le porter n’existent pas ou n’en sont pas capables », juge Youssef Benkirane. Doctorant en sciences politiques à l’IEP de Paris, sans lien de parenté avec le premier ministre, le jeune chercheur a choisi de consacrer sa thèse aux changements politiques au Maroc, observés à travers la « crise des élites marocaines ».
Pour lui, une partie du régime est aujourd’hui à la recherche d’une certaine « dose de réforme » : « C’est la version marocaine du paradoxe de Lampedusa : il faut que tout change pour que rien ne change, juge Youssef Benkirane. Le problème, c’est que la politique marocaine des décennies passées a complètement cassé les élites politiques : d’un côté, la vieille gauche, notamment l’USFP, a été totalement récupérée et n’a plus de crédibilité auprès de la population, et de l’autre, les islamistes, avec lesquels le pouvoir joue un jeu ambigu. »
« La politique marocaine se fait toujours au Palais »
Pour comprendre ce jeu du chat et de la souris entre le Palais et les tenants de l’islam politique au Maroc, il faut remonter aux précédentes élections législatives. En 2007, année de sa création, le parti authenticité et modernité (PAM) répond alors à une nécessité tactique du Palais. Depuis plusieurs mois, le PJD est donné large vainqueur des législatives. « Il y a eu un certaine peur au Palais que les islamistes l’emportent haut la main, car il n’y avait personne en face pour faire contrepoids, explique Youssef Benkirane. On a alors lancé en politique Fouad El Himma, l’un des deux principaux conseillers du roi. Finalement, c’est l’Istiqlal qui l’a emporté, et il a fallu rebattre les cartes, créer une force politique pour empêcher que, cinq ans plus tard, le problème du PJD ne se repose. D’où la création du PAM, qui est devenu par la suite une coquille vide, sans base. »
Fin 2011, la victoire du PJD aux élections doit beaucoup à la stratégie de Abdelilah Benkirane, qui a pris la tête du parti en 2007 en affirmant haut et fort sa volonté de diriger le prochain gouvernement. Certains spécialistes de la vie politique marocaine, tel Mohammed Tozi, évoquent depuis cette année-là un divorce entre la base militante et les dirigeants du PJD. D’autant qu’en parallèle, l’association du Cheikh Yassine, « Justice et bienfaisance », qui compte plusieurs dizaines de milliers de sympathisants, maintient la pression sur les dirigeants du PJD, et fustige leurs compromissions pour mieux capter ses militants.
Privé d’une partie de sa base, soumis à l’agenda royal, le PJD peut-il réellement peser sur la vie politique marocaine et exercer un quelconque rapport de force avec le Palais ?
Ce fut le cas lors de la nomination du ministre de la justice, Mustafa Ramid. Moins modéré que Benkirane sur le plan politique, porteur d’un discours anti-corruption très vif, son profil ne plaisait pas au Palais. Mustafa Ramid avait en outre osé demander au parlement, dès le milieu des années 2000, l’abrogation de l’ancien article 19 de la constitution, qui précise que le roi est “Commandeur des croyants”. Une position courageuse que même les partis de gauche n’osaient porter. Début 2011 enfin, Ramid s’est impliqué dans le mouvement de contestation du 20 février. Sa nomination au gouvernement est donc très symbolique. Mais c’est, à ce jour, l’unique cas de figure où le premier ministre a pu faire prévaloir sa position sur celle des conseillers du roi.
En dehors du jeu des nominations politiques, le PJD porte un discours religieux quelque peu différent du projet du Palais. Du côté du parti – qui a cependant renoncé à des mesures spectaculaires comme la fermeture des débits de boisson –, on prône une islamisation de la société, sur la ligne des Frères musulmans : utiliser les forces de l’appareil d’Etat pour susciter, peu à peu, cette islamisation. Mâtiné de soufisme, le discours du Palais est plus traditionaliste et se donne l’image d’un islam ouvert et tolérant pour plaire aux alliés occidentaux. En pratique, cet islam sert volontiers les ambitions politiques du Palais, qui fait appel aux confréries soufies pour appuyer ses initiatives, comme ce fut le cas lors du référendum en juillet 2011, pour approuver la révision de la constitution voulue par le roi.
Sur le plan économique, en revanche, le PJD et le Palais sont sur la même ligne de réforme pour libéraliser l’économie marocaine. Et le reste se décide au Palais, et non au gouvernement. « Aujourd’hui, c’est la première fois, depuis très longtemps, que notre gouvernement est constitué par des hommes politiques et non des technocrates, note le chercheur Youssef Benkirane. Mais ne vous y trompez pas : les politiques ne se décident pas pour autant au niveau des ministères. C’est la tâche notamment de l’institut royal et stratégique, et d’une série de conseillers du Palais plus ou moins bien connus. La tâche du gouvernement est davantage de gérer le rythme des réformes. »
3- En Tunisie, Ennahda face à l’ancien régime
Grand vainqueur de l’élection d’octobre 2011 avec 39 % des suffrages exprimés, Ennahda a d’abord accumulé les couacs et les coups de communication ratés, avant de progresser peu à peu dans la mise en place d’une stratégie politique. Le mouvement islamiste a d’abord laissé couler ses alliés au gouvernement, le Congrès pour la république (CPR) du président Marzouki et Ettakatol, aujourd’hui deux partis profondément divisés, et dont le maintien d’ici aux prochaines législatives, annoncées pour mars 2013, n’est pas garanti.
« Dès le départ, Ettakatol et le CPR étaient trop faibles et n’avaient aucune chance de peser sur Ennahda, juge Héla Yousfi, sociologue tunisienne et maître de conférences à l’université Paris-Dauphine. C’est ça leur erreur. Ennahda, de son côté, a évité de mater les salafistes pour maintenir une proximité avec sa base radicale, et a continué à surfer sur la légitimité populaire gagnée à travers l’élection d’octobre 2011. »
Depuis le vote du printemps 2012 – et aux deux tiers des voix du bureau politique du parti – excluant toute référence à la charia dans le projet de constitution, Ennahda semble avoir trouvé une ligne politique : « Même si au niveau local, c’est plus tendu, et notamment à Gafsa où les militants nahdaouis sont impliqués dans les luttes sociales, Ennahda cherche clairement à ne surtout pas faire peur, aux Tunisiens d’une part, mais aussi à l’opinion publique internationale, estime Amin Allal, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le Monde arabe et musulman/Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. C’est leur stratégie pour se maintenir au pouvoir, dans la perspective des prochaines élections. »
Après avoir fait preuve d’une grande clémence vis-à-vis de la frange violente des salafistes tunisiens, Ennahda a adopté un tout autre discours lors des incidents du mois de juin, il est vrai plus graves : des postes de police saccagés, une exposition vandalisée, des débits de boisson incendiés dans plusieurs villes du pays, une victime de 22 ans, tuée par balles lors de la répression des manifestations par la police... Mi-juin, plus de 150 personnes ont été arrêtées, et le dirigeant d’Ennahda, Rached Ghannouchi, n’a pas hésité à faire appel à la population pour « défendre la révolution contre les agissements des extrémistes ».
Reste le problème majeur, qui continue de brouiller les cartes de la politique tunisienne : Ennahda ne contrôle pas le ministère de l’intérieur, pas plus qu’une grande partie de l’administration régionale et judiciaire. « Ennahda et ses “alliés” n’ont pas le contrôle de l’appareil d’Etat, estime Héla Yousfi. Des militants d’Ettakatol me racontaient récemment comment ils s’étaient fait expulser de la ville de Sidi Bouzid : vous avez beau nommer des gouverneurs, comme l’a fait Ennahda, vous vous heurtez à l’administration RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, l’ancien parti de l’ex-président Ben Ali), toujours en place, la même que sous l’ancien régime. »
« Ils sortent par la porte, et reviennent par la fenêtre »
En cet été 2012, le bras de fer politique en Tunisie n’oppose pas les laïques pacifistes d’un côté et les salafistes enragés de l’autre, mais le gouvernement Ennahda, qui tente d’asseoir son autorité sans faire de vagues, et le timide regroupement qui émerge autour de l’ex-premier ministre, Béji Caïd Essebsi, sous le nom de « L’Appel de la Tunisie ». Ancien cadre du parti Destour à l’époque du président Bourguiba, membre du RCD sous Ben Ali, Béji Caïd Essebsi a dirigé le gouvernement de transition du 27 février 2011 à la nomination du cabinet Ennahda. Agé de 84 ans, il incarne pour une partie de l’élite tunisienne l’image d’un bourguibisme certes autoritaire, mais qui saura préserver les intérêts de la bourgeoisie tunisienne face à la force militante d’Ennahda et aux revendications sociales des classes populaires.
Au passif de Béji Caïd Essebsi, son passé mais aussi son absence de vision politique : sa gestion de la période de transition n’a pas permis de faire émerger des problématiques pourtant essentielles comme le rééquilibrage économique des régions ou la justice transitionnelle. Son mouvement n’est d’ailleurs qu’embryonnaire : pourtant proche idéologiquement de cet ancien premier ministre, le parti républicain a annoncé qu’il ne rejoindrait pas son initiative.
« Béji Caïd Essebsi n’a pas de programme, pas de vision de la société, dit la sociologue Héla Yousfi. Il est aussi conservateur qu’Ennahda, considère qu’une opposition politique est inutile en Tunisie, que nous sommes tous musulmans, etc. Mais il a les réseaux économiques, eux-mêmes proches des réseaux RCD. C’est cet affrontement qui est en cours en Tunisie : Ennahda contre ex-RCD. Et quand les dirigeants d’Ennahda ont essayé de se rapprocher des réseaux RCD, la base a grondé. Ennahda n’a pas beaucoup de marge de manœuvre. »
Quoique moribonds, les alliés d’Ennahda n’ont pas tardé à réagir à l’offensive médiatique de Béji Caïd Essebsi. Début juin, en ouverture du conseil national d’Ettakatol, le secrétaire général du parti, Mustapha Ben Jaafar, a mis en garde contre le retour de forces politiques réactionnaires. « Ils sortent par la porte, et reviennent par la fenêtre », a-t-il déclaré, au lendemain de l’annonce de la création de « L’Appel de la Tunisie », la nouvelle formation politique de Béji Caïd Essebsi. Ben Jaafar a estimé que les déclarations de l’ex-premier ministre étaient de nature à « menacer la sécurité du pays ».
Plus que Béji Caïd Essebsi, le talon d’Achille d’Ennahda pourrait être les divergences au sein de son propre état-major. Début juin, lorsque les violences ont débuté, mêlant salafistes et casseurs, Rached Ghannouchi a appelé les Tunisiens à manifester, avant d’être contredit par le ministre de l’intérieur d’Ennahda, Ali Larayedh, qui a interdit toute manifestation… « La dernière crise montre qu’ils sont capables de rester soudés, deux tendances sont bien visibles, entre ceux qui sont partis à l’étranger, et ceux qui sont restés en Tunisie sous la dictature, analyse Héla Yousfi. La tendance dure est incarnée par le ministre de l’enseignement. Elle finira peut-être par pousser vers la sortie Rached Ghannouchi. Mais je ne vois pas Ennhada imploser comme ses deux alliés, du moins pas avant les prochaines élections. »
Quelle place pour les forces de la révolution dans ce duel islamistes/ancien régime ? Ce sera l’objet du second volet de cette enquête, intitulé « Où sont passés les révolutionnaires ? ».