Mediapart : Syriza a axé sa campagne sur l’amélioration de l’accord signé à Bruxelles le 13 juillet et voté par le parlement grec à la mi-août. Mais que pourra-t-il renégocier en réalité ?
Dimitris Vitsas : Tout d’abord, il faut rappeler dans quelles conditions cet accord a été signé. Nous avons agi sous la pression d’un chantage exercé par les Européens. Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des finances, voulait sortir la Grèce de la zone euro.
Un tel scénario aurait non seulement entraîné la faillite du pays, mais de plus, il aurait épargné les grandes fortunes et aurait même accru le fossé qui existe déjà entre les riches qui ont placé leur argent à l’étranger et les classes populaires. En cas de retour à la drachme, les sommes placées à l’étranger auraient été préservées de la dévaluation monétaire et auraient, du même coup, entraîné un enrichissement par rapport à l’effondrement du pouvoir d’achat intérieur… C’est pour cette raison que nous avons préféré prendre une série de mesures, certes très difficiles pour le peuple grec. Toutefois, il faut relativiser : ces mesures de restriction budgétaire ne sont pas aussi dures que celles prises les années passées. Ainsi, nous nous sommes engagés à réduire de 6 % les pensions de retraite en 3 ans, et de 2 % les pensions de retraite complémentaire pendant le même intervalle. Ces cinq dernières années, la baisse moyenne a été de plus de 40 % !
Mais comment l’économie grecque peut-elle redémarrer ?
Nous sommes parfaitement conscients que les mesures contenues dans cet accord ne nous sortiront pas de la crise. Nous voulons lancer une autre politique, parallèle, qui permettra de soutenir les Grecs et de relancer la machine économique. C’est ce que nous appelons les mesures compensatoires. Il s’agit notamment de la reconstruction de l’État et du secteur public, dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la culture. Nous voulons une administration plus efficace, et nous voulons protéger la population touchée par la crise humanitaire. Nous allons donc mettre en place de nouvelles mesures de protection sociale, comme nous avons commencé à le faire en avril dernier, avec la loi pour aider les foyers à sortir du surendettement, la mise en place de coupons repas et d’aide au logement.
La réforme de l’administration nous permettra d’augmenter les recettes de l’État et de nous dégager des marges de manoeuvre budgétaire. Nous comptons en effet poursuivre notre lutte contre la corruption et contre la fraude et l’évasion fiscales. Ces derniers mois, nous avons déjà commencé à travailler sur la « liste Lagarde » [une liste de comptes HSBC en Suisse, dont la partie concernant Athènes, longtemps restée cachée par les autorités grecques, avait été révélée fin 2012 par le journaliste Kostas Vaxevanis – ndlr]. Une liste de noms et les montants d’arriérés d’impôts que l’État a pu récupérer a d’ailleurs déjà été publiée par la presse. Cette lutte pour améliorer la collecte de l’impôt se fera à tous les niveaux, sur les gros comme sur les moyens revenus. Nous allons également continuer ce que nous avons entrepris ces trois derniers mois, à savoir répertorier les biens fonciers appartenant à l’État dont le statut n’était pas clair, afin de pouvoir les exploiter. Nous allons également lutter contre la collusion entre l’État et les grandes entreprises, en introduisant des procédures transparentes dans l’administration.
Le troisième axe de notre politique, ce sera le redressement productif dans quelques secteurs clefs. Aujourd’hui, la capacité productive de la Grèce est détruite. Or notre pays a un gros potentiel. En matière d’agriculture notamment, en matière d’énergie, et dans le secteur naval. Il y avait trois grands chantiers navals en Grèce, nous avons un savoir-faire et un capital industriel, c’est un gâchis que de ne pas l’exploiter. Autre exemple : l’huile d’olive. Nous sommes capables de faire la meilleure huile d’olive de la Méditerranée, et nous importons de l’huile italienne… Continuer à développer le tourisme sera bien sûr une de nos priorités, et en matière d’énergie, nous allons nous focaliser sur l’éolien, et les gisement de gaz et de pétrole jusqu’à présent inexploités de la mer Égée.
Une telle politique industrielle exige des investissements considérables… Comment allez-vous financer tout cela ?
Nous allons utiliser, comme prévu dans l’accord du 13 juillet, l’enveloppe dite du « paquet Juncker », qui doit affecter 35 milliards d’euros pour des investissements en Grèce. Il est également prévu de mettre de côté 20 milliards d’euros de notre excédent budgétaire primaire. Notre priorité, dans l’utilisation de cet argent, c’est de créer des emplois. Il ne s’agit pas de dépenser cet argent dans des allocations chômage, mais bien dans des investissements créateurs d’emplois. Là aussi, nous avons une philosophie différente de ce qui s’est fait en Grèce pendant tant d’années, où les fonds européens ont été dépensés parfois n’importe comment. L’objectif est d’améliorer la gestion de l’argent européen.
Concrètement, quelles mesures êtes-vous prêt à prendre une fois installé le nouveau gouvernement ?
Nous allons faire passer une loi pour faciliter la création de sociétés coopératives. C’est déjà possible selon le droit grec, de nombreuses coopératives ont été créées pendant la crise, notamment par des collectifs engagés dans les mouvements de solidarité. Mais ces structures sont compliquées à monter, et les employés n’ont pas de couverture sociale. Ce que nous voulons, c’est que ce type de structures se développe dans tous les secteurs de l’économie, et qu’elles soient soumises à des prélèvements sociaux allégés. L’objectif, là, n’est pas tant d’augmenter les recettes budgétaires que d’encourager la production, et de favoriser les circuits sans intermédiaires. Un PIB qui retrouve 5 % de croissance dans les deux ans à venir : c’est possible !
Alexis Tsipras a également fait campagne sur le thème de la restructuration de la dette publique… Mais comment allez-vous ouvrir la discussion ? Certains de vos partenaires semblent encore très fermés à ce sujet, et l’engagement pris le 13 juillet à Bruxelles reste très flou…
La question de la dette est un problème européen. Elle se pose dans d’autres pays du Sud, et même dans certains pays du Nord, comme la Belgique. Nous aurons besoin d’un accord européen sur ce sujet, d’autant que la dette grecque est détenue actuellement essentiellement par la BCE et le Mécanisme européen de stabilité (MES). Un des scénarios possibles, à mon sens, serait de dire : à partir d’un certain montant, par exemple 50 % du PIB, la dette n’est pas soutenable, pas remboursable. Le reste de la dette pourrait être mis sous cloche en quelque sorte : les obligations détenues par la BCE pourraient ainsi être gelées pour une période de 50 ou 60 ans. Dans la mesure où ces obligations ne sont pas sur le marché privé, nous pouvons tout à fait les gérer entre nous.
L’environnement dans lequel nous allons mener cette discussion sera différent de la période qui vient de s’écouler. Jusqu’à présent, le gouvernement Syriza était complètement isolé en Europe. Mais de nouvelles dynamiques pourraient émerger dans les prochains mois, qui auront une influence sur les décisions de la zone euro.
L’autre crise européenne, et qui s’est accélérée depuis cet été, c’est la question de l’accueil des réfugiés. La Grèce est en première ligne, dans la mesure où la plupart de ces migrants arrivent sur le sol européen via les îles grecques proches des côtes turques. Quelle est la position du gouvernement grec dans la discussion qui se déroule actuellement au niveau européen ?
Dans ce dossier, nous sommes guidés par les principes de paix et de démocratie qui sont à la base de l’Union européenne. En vue du prochain sommet européen consacré à ce dossier, en octobre, nos positions sont les suivantes : les réfugiés de guerre doivent avoir le droit de choisir le pays où ils veulent se rendre, une répartition des flux entre les différents pays membres est nécessaire, et il faut encore convaincre certains pays d’être plus accueillants. À ce titre, le gouvernement allemand s’est montré le plus souple de tous les pays européens. Mais il a encore une responsabilité vis-à-vis de ses pays « amis » d’Europe centrale. Pourquoi la Pologne ou la Lettonie, par exemple, accueilleraient-elles si peu de réfugiés ? [La Pologne s’est engagée, après voir beaucoup freiné, à accueillir 2 000 réfugiés, sur une population de 38 millions d’habitants, mais semble, au vu des dernières discussions à Bruxelles, prête à augmenter son « quota ». La Lettonie était également opposée à l’accueil de réfugiés sur son sol, et il est question à présent qu’elle en héberge un millier – ndlr.] Ces pays doivent participer tout autant que les autres. On ne peut pas laisser les pays du Sud comme l’Espagne, l’Italie ou la Grèce, plus exposées en raison des circuits migratoires, faire face toutes seules à cette vague d’immigration. Quelle que soit la répartition qui sera décidée au bout du compte, de toute façon, pour nous, il sera impossible de limiter le nombre de migrants sur notre sol.
L’attitude de la chancelière Angela Merkel dans ce dossier apparaît paradoxale, quand on a vu son inflexibilité dans le dossier grec…
Quand elle ouvre les portes à 800 000 réfugiés, elle n’est pas guidée par les mêmes préoccupations que nous. Elle est certes animée par un souci humanitaire, elle a fait un geste qui était de toute façon nécessaire, de la part du plus grand pays européen. Mais elle a aussi la vision d’une économie qui a un grand besoin de main-d’oeuvre dans certains secteurs. Il y a parmi les Syriens des gens très qualifiés, qui pourront être très utiles à l’économie allemande. Tous les dirigeants européens n’ont pas conscience de cela. Moi, ce qui m’importe, c’est que ces réfugiés dans l’UE, à terme, aient les mêmes droits que les Européens. Pour l’instant ce n’est pas le cas.
Quelles propositions comptez-vous faire ?
Il faut que l’on ait une discussion de fond au niveau européen sur notre système de frontières. Dublin II, dans la pratique, s’est effondré. Schengen est en train d’exploser. On ne peut plus travailler sur ces bases, qui sont elles-mêmes sources de problèmes, de souffrances, et vont faire des morts. La Grèce n’a aucune envie de jouer un rôle dans la fortification de nos pays.
Ce que nous prônons, c’est la mise en place d’un processus rapide d’identification des réfugiés. Il y a deux millions de Syriens en Turquie. Des zones pourraient être aménagées dans ce pays voisin afin d’enregistrer les réfugiés, de faire les recherches nécessaires les concernant, et d’améliorer leur mise en sécurité. Il faut également mettre en commun nos efforts afin de poursuivre les passeurs et de lutter contre toute forme de trafic d’êtres humains. Nous avons les moyens techniques et économiques de le faire.
Il faut veiller aussi à ne pas mélanger la question des réfugiés, celle de la gestion des migrants, et celle de notre politique étrangère. Actuellement, en Turquie, les réfugiés pâtissent de cette confusion car le passage des migrants vers la Grèce a toujours été source de désaccords entre nos deux pays.
Qu’a fait le gouvernement Tsipras pour accueillir ces migrants qui arrivent par milliers chaque jour (plus de 300 000 entrées depuis le début de l’année) ?
Nous avons mis en place à la fin de l’été une structure d’accueil à Athènes, de 500 places. Actuellement, 300 Syriens y logent ; le problème, c’est que la plupart ne veulent pas rester à Athènes, ils veulent repartir aussitôt vers la frontière avec la Macédoine. Deux autres centres sont sur le point d’ouvrir, sur les îles de Kos et de Lesbos, ainsi qu’un à Thessalonique, et un autre près de la frontière avec la Macédoine.
Nous avons par ailleurs affrété des ferries supplémentaires pour permettre aux réfugiés arrivés sur les îles de rejoindre rapidement Athènes. Nous étions aussi soucieux du tourisme, l’économie des îles de Kos et de Lesbos a été durement touchée par cette situation en pleine période estivale. En définitive, nous faisons tout le contraire de ce qu’ont fait les autorités hongroises ou macédoniennes, qui n’aident pas à résoudre la situation. Tous ces gens, ils veulent simplement passer. Nous, nous voulons nous assurer de la sécurité de leur trajet. Cela veut dire du transport, de la nourriture, de l’accès aux soins, mais aussi de l’encadrement. Il faut éviter les débordements racistes, empêcher l’exploitation économique. Et assurer tout cela dans un pays en pleine récession, qui n’a pas les moyens économiques de faire face à une vague si importante…
C’est un défi, et ce n’est pas le dernier. Au cours des vingt prochaines années, nous allons affronter une vague d’immigrés économiques liée au changement climatique. Jusqu’à présent, aucune politique européenne n’a pris en compte ce phénomène. On ne peut pas laisser ces gens dans les mains des passeurs et des trafiquants. Nous nous sentons particulièrement concernés ici car la Grèce a connu, dans les années 1990 avec l’ouverture des frontières dans les Balkans, l’explosion du trafic d’êtres humains et de la prostitution. Nous avons peur que cela ne se reproduise et notre gouvernement se veut très vigilant sur les droits de l’homme et les questions humanitaires. Il faut inventer un nouveau système, tout autant pour les migrants que pour les locaux. Il nous faut en définitive travailler dans trois directions : le long terme, le moyen terme, et l’adoption de mesures immédiates, qui ne résoudront pas le problème.
Boite noire
L’entretien a été réalisé vendredi 18 septembre 2015, au siège de Syriza place Koumoundourou à Athènes.