Inprecor, no 689-690, septembre-octobre 2021
Par Manuel Garí*
Cela nous oblige de discuter de la meilleure défense (et du meilleur développement) des acquis sociaux existants dans un pays post-capitaliste comme Cuba face au blocus impérialiste. Cela nous oblige à envisager des stratégies pour court-circuiter les plans visant à la restauration du capitalisme, qu’ils soient d’origine cubaine ou internationale, en tirant les leçons d’autres expériences de processus de rétablissement du capitalisme. Ceci nous amène à imaginer le scénario politique, ou plutôt la conception de l’architecture politico-institutionnelle au service des objectifs énoncés ci-dessus. Aucun de ces trois éléments ne peut être traité indépendamment des autres et on ne peut ici qu’en donner un aperçu.
Tout d’abord, écartons du débat les thèses avancées par la droite qui vocifère cyniquement « contre la dictature communiste ». Ce n’est pas le débat et encore moins avec eux – ceux qui ne condamnent pas la dictature de Franco et restent silencieux et complaisants face aux massacres au Chili et en Colombie, ou aux excès de Bolsonaro ou du régime saoudien… n’ont aucune autorité morale ou politique. La droite cubaine veut simplement reprendre ses sucreries, ses terres et ses tripots et imposer un régime néolibéral. La droite dans d’autres pays n’est qu’un autre instrument du projet de restauration réactionnaire du conglomérat cubain de Miami, dont une aile réclame une intervention militaire américaine sanglante qui déboucherait sur une nouvelle formule néocoloniale.
Les vents de la révolution
On peut difficilement nier la légitimité originelle de la révolution de 1959 et l’importance de sa transition vers des objectifs socialistes en 1961. L’encouragement qu’il a donné aux aspirations populaires en Amérique latine est un fait « structurel » de la lutte des classes dans le sous-continent, et l’enthousiasme qu’il a suscité chez plusieurs générations de la gauche dans le monde s’est manifesté par l’admiration pour deux figures, le Che et Fidel Castro. Le peuple cubain, après des années d’esclavage, de dépendance coloniale vis-à-vis du royaume d’Espagne puis du géant américain, a retrouvé sa dignité de nation souveraine. Cette légitimité d’origine a été initialement consolidée parce que, parallèlement à l’effondrement du dictateur, il y a eu d’importantes améliorations sociales et des progrès indéniables dans les conditions de vie de la population cubaine. Ce furent également les premières années de débats socialistes sur le modèle économique, ouverts et publics, intéressants et très pluralistes, avec une présence internationale. Cela impliquait également de parler des mécanismes de prise de décision politique, puisqu’à cette époque il était encore nécessaire de construire une légitimité dans la pratique par le biais de nouvelles institutions révolutionnaires populaires au-delà du Che et de Castro.
C’est pourquoi l’impérialisme est intervenu dès le début, car, comme l’a dit Eduardo Galeano, « ce qui les dérange à propos de Cuba, ce ne sont pas les erreurs de la révolution, qui ont existé et existent encore. Ce qu’ils ne supportent vraiment pas, c’est qu’un pays pauvre et petit ne s’incline pas devant l’empire ». Une question de discipline exemplaire. Il s’agissait de faire avorter l’expérience, et, en plus des aventures militaires, l’impérialisme a décrété le blocus pour rendre impossible la promesse révolutionnaire de 1959 : la liberté avec du pain et le pain sans la terreur.
Blocus, maudit blocus
Les effets du harcèlement américain – exacerbé par la loi Helms Burton de 1996 et couronné par l’entrée en vigueur de son chapitre III en 2019 et le déploiement des mesures de Trump – ont été dévastateurs et n’ont pas permis à l’île de modifier substantiellement sa position dans la division internationale du travail – que ce soit la monoculture de sucre pour l’exportation ou sa conversion en plateforme touristique. Ceci, ainsi que la dépendance énergétique et alimentaire vis-à-vis de l’étranger, et malgré les progrès en matière d’éducation et de santé, de biomédecine de pointe et de formation de professionnels dans ce domaine, fait que les conditions de vie en 2021 – et personne ne peut faire semblant de ne pas le voir – se caractérisent par une plus grande pénurie et par une inégalité au sein de la société pour l’accès aux biens et services (notamment suite à la dollarisation de nombreuses transactions en réponse au besoin de devises étrangères par le biais du mécanisme de la monnaie librement convertible), le tout aggravé par l’inflation résultant d’une série de décisions erronées.
Cela a un impact sur la population cubaine, où 3 millions de personnes sont payées par l’État en pesos et 3 autres millions vivent de l’économie plus ou moins informelle, avec en plus quelques centaines de milliers de personnes qui, dans une mesure limitée, ont des entreprises privées. La pandémie – qui a eu un impact sur la santé publique, malgré les progrès et les efforts réalisés, et sur la baisse du PIB –, a aggravé la situation ainsi que d’autres éléments : la réduction du flux des entrées de devises étrangères due à la baisse des envois de fonds par les familles et à la crise du tourisme, le déficit en pétrole brut du Venezuela et le retour d’une grande partie des professionnels de la santé qui travaillaient dans des pays tiers.
L’impérialisme a perdu plusieurs batailles, mais il peut gagner la guerre en sapant la base matérielle des avancées révolutionnaires et la création d’une nouvelle institutionnalité socialiste démocratique. C’est évident et il serait naïf d’attendre de l’impérialisme qu’il facilite le développement économique d’un pays dissident. L’internationalisation de la révolution n’est pas un caprice idéologique, mais une nécessité pratique pour la survie à long terme d’un pays post-capitaliste.
Ce n’est pas la première fois que l’impérialisme tente d’étouffer les processus d’émancipation. Il a tenté de le faire depuis 1917 et nous avons vu les effets toxiques de l’effort militaire qu’il a imposé à la révolution sandiniste pour affronter la Contra – en drainant les ressources pour satisfaire les besoins de la population – avec pour résultat l’échec du projet révolutionnaire et l’intronisation des satrapes Ortega-Murillo. L’impérialisme – avec Biden qui renie ses promesses électorales – n’hésite pas à créer une crise humanitaire pour saper les attentes populaires à Cuba et réduire la capacité de manœuvre du gouvernement. Dans un tel cadre, il est plus que logique qu’il y ait un mécontentement populaire, notamment dans les secteurs les plus appauvris. Dans des circonstances extrêmes, Lénine a déclaré que la pire erreur que les bolcheviks pouvaient commettre était de ne pas tenir compte de la réalité des masses dans la Russie des soviets elle-même.
Réinitialiser l’internationalisme
C’est pourquoi il est si important de développer une activité solidaire anti-impérialiste à partir des peuples – en particulier de leurs classes ouvrières – et aussi des gouvernements qui se considèrent progressistes ou simplement démocratiques, pour condamner le blocus illégal et inhumain auquel est soumis le peuple cubain et imposer son arrêt, en exigeant que Biden allège la situation économique de Cuba en la retirant de la liste des pays qui protègent et favorisent le terrorisme. Mais aussi – et c’est essentiel – contribuer, par la solidarité internationale, à pallier la situation de pénurie sur l’île en réactivant les campagnes de collecte et d’envoi de matériaux de base sur l’île. Il est donc difficile de comprendre pourquoi les López Obrador ou Alberto Fernández, dont les ressources ne sont pas illimitées mais certainement suffisantes pour fournir une aide efficace, n’agissent pas par des actes. Il est également inacceptable que les partis de gauche, les syndicats et les organisations sociales du monde entier, en particulier dans les pays de l’OCDE, ne s’engagent pas dans des activités d’incitation et d’organisation du soutien populaire.
Mais même si l’anti-impérialisme est nécessaire, il n’est pas suffisant dans le labyrinthe cubain actuel. Il est encore moins suffisant de réduire la situation complexe de Cuba à un jeu géostratégique régional ou mondial. Il faut mettre sur la table la réalité sociale interne du pays et le degré de sclérose du modèle politique, sans écarter ces éléments comme faisant partie et du problème et de la solution. Pour le marxisme, le conflit social fait partie de la réalité elle-même en toutes circonstances et s’exprime de nombreuses manières différentes. Oublier cela et s’enfermer dans le cadre d’un discours géostratégique serait une erreur. Il y a à gauche des positions acritiques et une justification de tout ce qui est dit à un moment donné par des gouvernements considérés comme « amis » face à l’ennemi impérialiste, qui manifestent un campisme grossier et dépassé, capable de rassembler des régimes et des dirigeants du monde entier et de natures très différentes dans un même front pour les défendre. Une telle position est nuisible à la défense effective de Cuba contre les attaques qu’elle subit.
Plus intelligente et intéressante est la position qui considère la question cubaine uniquement ou principalement dans le cadre du jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs, des équilibres, qui s’établissent entre les États et les gouvernements du sous-continent latino-américain vis-à-vis du voisin tout-puissant. Il est évident que les rapports de force sont également établis à ce niveau, mais pas seulement. Ils dépendent également des rapports de force entre les classes dans le conflit social de chaque pays, qui à leur tour influencent les processus dans les autres pays. Et dans les décisions politiques et économiques prises par les gouvernements. Et cela vaut aussi pour Cuba. La manière dont le peuple cubain résout son avenir face aux problèmes auxquels il est confronté déterminera également la situation finale de l’Amérique latine dans son ensemble, car si l’avenir de l’île dépend dans une large mesure de son environnement régional, l’avenir de ce dernier dépend également de celui de Cuba.
Les choses n’arrivent pas par hasard
Le malaise grandit sur l’île pour des raisons objectives et matérielles, mais aussi pour des raisons politiques face à une nouvelle direction du Parti communiste cubain qui n’a pas l’ancienne légitimité – la légitimité ne fait pas partie de l’héritage – et qui n’a pas non plus tenu les promesses et les espoirs suscités par la Constitution de 2019 qui proclamait un État socialiste de droit, ce qui ne s’est pas encore concrétisé dans les faits. Les solutions ne peuvent se réduire à une simple « gestion » intelligente du malaise (une telle intelligence a brillé par son absence ces derniers temps) : il existe des problèmes structurels dans le modèle existant qui nécessitent des solutions plus profondes.
Le 11 juillet a été un signal d’alarme. Il est inutile de minimiser sa portée aux quelques milliers de personnes qui sont descendues dans la rue, car elles représentaient potentiellement beaucoup plus de personnes et nous savons que les dynamiques sociales peuvent bondir en peu de temps. Dans un sens ou dans l’autre. Il ne sert à rien de les assimiler au simple produit d’une conspiration et d’une instigation impérialiste et droitière. La déclaration du Groupe de Puebla à cet égard est l’une des manifestations de l’aveuglement politique du progressisme latino-américain, qui est par ailleurs incapable de proposer des solutions pour l’éradication du capitalisme lorsqu’il gouverne. Bien sûr, des agents ont agi, mais ils sont intervenus dans un flux plus large ; il serait stupide de penser le contraire. Mais, avant tout, cette méthodologie voyant l’intervention de puissances et de forces manipulatrices comme unique cause des conflits dans les sociétés est une arme à double tranchant ; imaginez qu’elle soit appliquée aux peuples d’autres pays lorsqu’ils se mobilisent pour leurs intérêts, en réduisant les causes à une conspiration socialo-communiste. Lorsqu’il y a des mobilisations populaires, elles ne reposent pas nécessairement sur une conscience de classe achevée, ni sur un programme socialiste ; elles sont l’expression de moments subjectifs sous-tendus par des situations objectives. Et, par conséquent, elles sont un espace de confrontation entre différentes orientations pour l’hégémonie de la direction de ce mouvement.
Considérer tous les mécontents de Cuba comme contre-révolutionnaires est aussi simpliste que de les considérer comme porteurs de solutions révolutionnaires. Mais surtout, c’est un acte grave que d’utiliser la répression de l’appareil d’État contre une partie du peuple dont le comportement majoritaire était pacifique et très éloigné de l’usage des armes contre le régime. Cela a impliqué l’utilisation de la force, des arrestations – y compris celles des militants communistes présents – et un manque total de transparence sur qui avait été arrêté, où, pourquoi, etc. Cela s’est accompagné d’une « coupure » de l’internet et d’appels à resserrer les rangs. Tout cela est incompréhensible dans un pays où le peuple est hautement conscient de sa résistance à l’impérialisme, où il existe une large culture marxiste et où le Parti communiste cubain lui-même a encore une certaine réalité et de profondes racines populaires. Ce n’est pas avec des bâtons et la fermeture d’internet que l’on traite les problèmes existants et les demandes et aspirations populaires.
L’hégémonie dans la transition vers le socialisme
Cuba n’est pas un pays socialiste. C’est un pays engagé dans une longue transition vers le socialisme, dans un monde capitaliste, où le capital fait pression et opère également à l’intérieur de l’île. Il est donc naïf de croire que les crises économiques et sociales comme celles que connaît le reste du système mondial ne touchent pas Cuba. Peut-il y avoir des crises et des mobilisations avec les mêmes raisons sous-jacentes que dans d’autres pays du monde ? Des manifestations qui ne sont en soi ni réactionnaires ni progressistes, mais qui expriment un malaise face à la crise ? La réponse à la question est oui. Si l’on admet cela, le débat devient politique : qu’est-ce qui est proposé face à de telles protestations ?
Le problème, soyons clairs, c’est de considérer qu’une fois que le Parti communiste a pris le pouvoir, la question de la légitimité et de l’hégémonie post-révolutionnaire est déjà réglée. Mais, heureusement, ou malheureusement, ce n’est pas vrai. La politique ne s’arrête jamais. De nouvelles impulsions, contradictions, dilemmes et même de nouveaux acteurs sociaux apparaissent. Les sociétés deviennent de plus en plus complexes et diverses, et les solutions passent par un débat public permanent. La fameuse et tant convoitée hégémonie doit également être renouvelée dans la transition vers le socialisme : la légitimité d’origine ne suffit pas. Et cette régénération ne peut se faire qu’avec la participation active des secteurs populaires. Sinon, tôt ou tard, le parti, aussi fort soit-il, se retrouvera seul.
Il est nécessaire que toutes les associations, tous les syndicats et tous les groupes engagés dans la lutte contre le blocus et le harcèlement impérialiste aient la plus grande liberté d’expression et de fonctionnement. Jusqu’à présent, nous avons raconté la partie héroïque de la révolution, la partie résistante. Mais ces dernières années, le Parti communiste cubain a opéré un véritable virage. Un changement qui a introduit des réformes pro-marché. Ses cadres parlent ouvertement du Vietnam comme d’un modèle. Il s’agit clairement d’un moyen de sortir de l’isolement économique, également exacerbé par la catastrophe vénézuélienne ou les crises d’autres gouvernements progressistes. Mais il n’est pas exclu qu’il existe une section de la bureaucratie désireuse de passer de la NEP à un nouveau modèle économique, qui préserve le pouvoir du Parti communiste dans le cadre d’une économie capitaliste d’État. C’est déjà le cas en Chine. Mais il y a de plus en plus de risques dangereux à éviter, et il est bon de rappeler qu’en URSS, ce n’est pas l’impérialisme américain qui a restauré le capitalisme, mais une partie de la bureaucratie – dont l’un des représentants est Poutine – qui est passée au capitalisme avec armes et bagages, conduisant un énorme processus de privatisation et d’appropriation des joyaux du système productif.
Débattre de tous ces problèmes et orientations et faire un choix conscient, voilà ce qu’est la démocratie socialiste. Et aujourd’hui, à Cuba, cela n’existe pas. Même la lettre de la Constitution n’a pas de place réelle dans la pratique. Si la pénurie peut être mise en relation avec le blocus, ce manque de libertés socialistes ne peut être compris que par la conception monopolistique du pouvoir détenu par le Parti communiste, plus typique du stalinisme que de ceux qui continuent à se revendiquer du Che.
Le socialisme c’est la démocratie totale
Ni dans Marx, ni dans Lénine, ni dans le Castro du Mouvement du 26 juillet, nous ne trouvons la moindre trace d’un socialisme se construisant uniquement et exclusivement sous le commandement d’un parti unique monopolisant le pouvoir politique. La meilleure garantie de conquêtes partielles et de l’avancée vers le socialisme est un peuple organisé qui ne dépend pas de l’appareil d’État et n’en est pas un simple bras, qui doit jouer un rôle actif dans la transition jusqu’à ce qu’il soit possible de parler avec Marx du royaume de la liberté.
La démocratie socialiste implique non seulement la socialisation des moyens de production sous différentes formes de propriété sociale et collective, non exclusivement étatique et avec le contrôle actif de la classe ouvrière, mais aussi la liberté de créer des partis politiques, des syndicats et des organisations sociales féministes, écologiques et de quartier, et l’établissement d’une planification démocratique avec une participation populaire active dans tous les domaines et à tous les niveaux. Cela implique nécessairement la liberté d’expression dans tous les domaines et sphères et la liberté de la presse. La question n’est pas nouvelle, elle remonte à l’aube des fondateurs politiques du communisme des siècles passés.
Comme le souligne Rosa Luxembourg – et cette longue citation vaut la peine d’être citée : « c’est un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et d’association, la domination des larges masses populaires est inconcevable. (…) La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la “justice”, mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la “liberté” devient un privilège. » (1)
C’est pourquoi l’approfondissement de la démocratie n’est pas une remise en cause des processus révolutionnaires ou du projet socialiste, mais au contraire une condition de leur réalisation dans un horizon émancipateur.
Madrid, 18 juillet 2021
* Manuel Garí, économiste, est membre du conseil d’administration et du conseil consultatif de la revue Viento sur et militant d’Anticapitalistas (section de la IVe Internationale dans l’État espagnol). Il est membre du Foro Transiciones y Espacio Público. Il est co-auteur de Como si hubiera un mañana, ensayos para une transición ecosocialista (Comme s’il y avait un lendemain, essais pour une transition écosocialiste, éditions Sylone et Viento sur, Madrid 2020).
Cet article a été d’abord publié sur le site web de la revue Viento sur : https://vientosur.info/dilemas-cubanos-debates-socialistas/
(Traduit de l’espagnol par JM)
Notes
1. Rosa Luxemburg, la Révolution russe (1918) : https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus4.htm
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