Édition du 17 décembre 2024

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Monde arabe

Égypte

« Depuis 2006, notre pays connaît les plus grandes grèves ouvrières depuis 1946 »

Hossam el-Hamalawy est un journaliste indépendant et blogueur du site 3arabawy. Mark LeVine, professeur à l’Université de Californie-Irvine, est parvenu à la contacter via Skype afin d’obtenir des informations de première main sur les événements qui se déroulent en Egypte. Il nous parle ici des causes et du développement de ces protestations massives ; du rôle joué par la question palestinienne et la révolution tunisienne, des grèves ouvrières et du mouvement syndical, des islamistes, de la jeunesse et de l’utilisation d’Internet dans la révolte actuelle.

Mark LeVine : – Pour quelle raison fallait-il attendre qu’éclate la révolution en Tunisie pour que les Egyptiens sortent en masse dans les rues ?

Hossam el-Hamalawy : En Egypte, nous disons que la révolution en Tunisie a plus été un catalyseur qu’un instigateur, parce que les conditions objectives pour un soulèvement existaient dans le pays. Depuis plusieurs années la révolte était dans l’air. Nous avons eu, également, deux mini-intifada ou « mini-Tunisie », en 2008. La première, ce fut le soulèvement à Mahalla en avril 2008, suivie par un autre à Borollos, dans le nord du pays.
Les révolutions ne surgissent pas de rien.

Nous n’avons pas, mécaniquement, une mobilisation en Egypte parce qu’il y en a eu une en Tunisie. Il n’est pas possible d’isoler les protestations actuelles des quatre dernières années de grèves menées par les travailleurs en Egypte, ou des événements internationaux comme l’Intifada Al-Aqsa et l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis.

L’éclatement de l’Intifada Al-Aqsa fut particulièrement importante, parce que dans les années 1980 et 1990, l’activisme dans les rues avait effectivement été empêché par le gouvernement sous le prétexte de lutter contre les rebelles islamistes. Les mobilisations se sont réduites à celles des campus universitaires ou à celles des partis. Mais quand éclata l’Intifada en l’an 2000 et que la chaîne Al-Jazeera commenàa à transmettre les images, elle a inspiré notre jeunesse à prendre les rues, de la même manière qu’aujourd’hui la Tunisie nous a inspiré.

Comment se développent les protestations ?

H.H : Il est encore trop tôt pour dire comment elles vont évoluer. C’est déjà un miracle qu’elles continuent après minuit, malgré la peur et la répression. Mais la situation est arrivé à un point tel que les gens en ont tout simplement assez, complètement assez.

Même si les forces de sécurité parviennent à écraser les protestations aujourd’hui, elles ne pourront pas écraser celles qui se succèderont la semaine suivante, ou le mois suivant, ou plus tard dans l’année. Il y a, définitivement, un changement dans la mentalité et le courage du peuple. L’Etat s’est servi du prétexte de la lutte contre le terrorisme dans les années 1990 pour en finir avec toute dissidence dans le pays, un truc utilisé par tous les gouvernements, y compris les Etats-Unis. Mais, une fois que l’opposition a un régime passe par des protestations massives, il est très difficile d’étouffer une telle dissidence.

On peut planifier la liquidation d’un petit groupe de terroristes qui combat dans des ravins, mais que peuvent-ils faire face à des dizaines de milliers de manifestants dans les rues ? Ils ne peuvent pas les tuer tous. Ils n’ont même pas la garantie que les soldats feront une telle chose, qu’ils tirent contre les pauvres.

Quelle est la relation entre les événements dans la proche région et ceux qui se déroulent en Egypte ?

H.H : Il faut comprendre que le régional est local dans ce pays. En l’an 2000, les protestations n’ont pas commencé comme des protestations contre le régime, mais bien contre Israël et en soutien au Palestiniens. La même chose s’est passée avec l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, trois ans plus tard. Mais, une fois que tu descends dans la rue et que tu t’affrontes à la violence d’un régime, tu te poses des questions : pourquoi Moubarak envoie-t-il des soldats réprimer les manifestants au lieu de lutter contre Israël ? Pourquoi le pays exporte-t-il du ciment en Israël pour qu’il soit utilisé pour construire des colonies au lieu d’aider les Palestiniens à reconstruire leurs maisons ? Pourquoi la police est tellement brutale avec nous quand nous voulons seulement exprimer notre solidarité avec les Palestiniens, de manière pacifique ?

Ainsi, les problèmes régionaux comme Israël et l’Irak deviennent des questions locales. En peu de temps, les mêmes manifestants qui lançaient des slogans pro-Palestiniens ont commencé à le faire contre Moubarak. Le moment décisif et spécifique, en terme de protestation, ce fut 2004, quand la dissidence intérieure à commencé à se manifester.

En Tunisie, les syndicats ont joué un rôle clé dans la révolution, vu leurs effectifs et leur militantisme, ils ont empêché l’écrasement des protestations et offert leur structuration organisationnelle. Quel est le rôle du mouvement ouvrier en Egypte dans le soulèvement actuel ?

H.H : Le mouvement syndical egyptien a été durement réprimé dans les années 1980 et 1990 par la police, qui a utilisé des munitions de guerre contre des grévistes pacifiques en 1989 pendant les grèces dans l’industrie sidérurgique, et en 1994 contre les celles menées dans le secteur du textile. Mais depuis décembre 2006, notre pays connaît les plus grandes et soutenues vagues de grèves depuis 1946. Le détonateur, ce fut la grève dans l’industrie textile de la ville de Mahalla, dans le Delta du Nil, cité qui concentre la plus grande force de travail du Moyen Orient avec plus de 28.000 ouvriers. Elle commença sur des questions « économiques », mais elle s’étendit à tous les secteurs de la société, à l’exception de la police et des forces armées.

Comme résultat de ces grèves, nous avons arraché la création de 2 syndicats indépendants, les premiers depuis 1957 ; celui des contrôleurs des contributions, qui rassemble 40.000 employés du secteur public, et ceux des techniciens de la santé, avec plus de 30.000 membres, créé le mois dernier, en dehors des syndicats contrôlés par l’Etat.

Mais il est vrai qu’il y a une différence importante entre la situation chez nous et la Tunisie ; elle réside dans le fait que, bien que ce pays était une dictature, il y existait une fédération syndicale semi-indépendante. Même si la direction collaborait avec le régime, les membres à la base étaient des syndicalistes militants. De sorte que, quand l’heure des grèves générales est arrivé, les syndicats ont pu jouer leur rôle. Mais ici, en Egypte, nous avons un vide, que nous espérons remplir très vite. Les syndicalistes
indépendants, on les a étouffés par une véritable chasse aux sorcières dès qu’ils tentaient de s’établir, ils ont subi les attaques des syndicats d’Etat, ou soutenus par l’Etat, mais ils sont quand même parvenus à se renforcer malgré ces tentatives de les écraser.

Il est vrai aussi que, ces derniers jours, la répression s’est essentiellement dirigée vers les manifestants dans la rue, qui ne sont pas nécessairement des syndicalistes. Ces protestations ont rassemblé un vaste spectre d’Egyptiens ; y compris des enfants de l’élite. De telle sorte que nous avons une combinaison de pauvres et de jeunes des villes, ensemble avec la classe moyenne et les enfants de l’élite. Je pense que Moubarak est parvenu à rassembler contre lui tous les secteurs de la société, à l’exception de son cercle intime de complices.

On a décrit la révolution tunisienne comme dirigée par la jeunesse et dépendante, pour son succès, de la technologie offerte par les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter. Et maintenant les gens se focalisent sur la jeunesse en Egypte comme principal catalysateur. S’agit-il d’une « intifada juvénile » et pourrait-t-elle avoir lieu sans Facebook et autres technologies médiatiques ?

H.H  : Oui, il s’agit bien d’un intifada de la jeunesse. Quuant à l’Internet, il ne joue qu’un rôle dans la diffusion de la parole et des images qui se passent d’abord sur le terrain, dans la rue. Nous n’utilisons pas Internet pour nous organiser. Nous l’utilisons pour faire connaître ce que nous faisons sur le terrain, dans l’espoir d’encourager les autres à participer aux actions.

Aux Etats-Unis, le présentateur de TV Glenn Beck s’est attaqué à une universitaire âgée, Frances Fox Piven, pour un article où elle appellait simplement les chômeurs à organiser des protestations massives pour l’emploi. Elle a y compris reçue des menaces de mort. On est surpris en voyant le rôle crucial joué par les syndicats dans le monde arabe actuel, en tenant compte de plus de deux décennies de régimes néolibéraux dans toute la région dont l’objectif principal est justement de détruire la solidarité de la classe ouvrière. Comment les syndicats ont-ils pu maintenir une telle importance ?

H.H : Les syndicats sont un véritable remède magique contre n’importe quelle dictature. Voyez la Pologne, la Corée du Sud, l’Amérique latine ou la Tunisie. Les syndicats ont toujours été utiles pour les mobilisations des masses. Il faut une grève générale pour abattre une dictature, et il n’y a rien de mieux qu’un syndicat indépendant pour le faire.

Existe-t-il un programme idéologique plus étendu derrière ces protestations, ou s’agit-il seulement de se débarrasser de Moubarak ?

H.H : Chaque secteur a ses propres raisons pour sortir dans les rues, mais je suppose que si notre soulèvement aboutit à un succès et que nous chassons Moubarak, les divisions vont apparaître. Les pauvres voudront impulser une révolution avec des positions plus radicales, telles que la redistribution des richesses et la lutte contre la corruption, tandis que les « réformistes » voudront y mettre un frein, faire pression pour que les changements viennent « d’en haut », et limiter un peu les pouvoirs tout en maintenant l’essentiel de l’Etat.

Quel est le rôle joué par les Frères Musulmans et quel est l’impact de leur prise de distance par rapport aux protestations actuelles ?

H.H : Les Frères Musulmans ont soufferts de divisions importantes depuis l’éclatement de l’Intifada al-Aqsa. Leur participation dans le Mouvement de solidarité avec la Palestine, quand elle s’est affrontée au régime, fut désastreuse. Basiquement, chaque fois que leurs dirigeants arrivent à un compromis avec le régime, et particulièrement les acolytes de leur actuel guide suprême, les cadres de la base se retrouvent démoralisés. Je connais personnellement de nombreux jeunes Frères qui abandonnent l’organisation, certains pour rejoindre d’autres groupes, les autres restent indépendants. A mesure que croît le mouvement de rue actuel et que les cadres inférieurs y participent, il y aura encore plus de divisions parce que la direction ne peut pas justifier le fait qu’elle ne fait pas partie du soulèvement.

Quel est le rôle des Etats-Unis dans ce conflit ? Comment les gens de la rue voient-ils son attitude ?

H.H  : Moubarak est le second bénéficiaire de l’aide extérieur des Etats-Unis, après Israël. Il est connu pour être le mâton des Etats-Unis dans la région ; c’est un instrument docile de la politique étrangère de Washington, un appui pour la politique de sécurité d’Israël et une garantie pour assurer le flux continu du pétrole tandis qu’il maintien les Palestiniens à genoux. De sorte que ce n’est pas un secret que cette dictature a bénéficié de soutien des gouvernements des Etats-Unis, depuis le premier jour, y compris pendant la trompeuse réthorique pro-démocratique de Bush. Ainsi, il n’y a pas à être surpris devant les déclarations risibles de Clinton défendant plus ou moins Moubarak, vu que l’un des piliers de la politique étrangère des Etats-Unis est de maintenir des régimes stables sur le dos de la liberté et des droits civiques.

Nous n’attendons rien d’Obama, que nous considérons comme un grand hypocrite. Mais nous espérons que le peuple étatsunien – les syndicats, les associations de professeurs, les organisations étudiantes, les groupes d’activistes – se prononce en notre faveur et nous soutiennent. Ce que nous voulons, c’est que le gouvernement des Etats-Unis reste en dehors de cette affaire. Nous ne voulons aucune sorte de soutien de sa part, simplement qu’il cesse immédiatement d’appuyer Moubarak, qu’il retire toutes ses bases militaires du Moyen Orient et cesse également de soutenir Israël.

En dernière instance, Moubarak fera tout ce qu’il pourra pour se maintenir. Il adoptera sans doute une posture « anti-US » s’il pense que cela pourra l’aider à sauver sa peau. Mais en fin de compte, il est totalement discrédité et avant tout intéressé par ses propres intérêts ; s’il estime que les Etats-Unis vont l’abandonner, il ira chercher un soutien ailleurs.

La réalité est que n’importe quel gouvernement « propre » qui arrivera au pouvoir dans cette région connaîtra un conflit ouvert avec les Etats-Unis, parce qu’il sera forcé de mener une redistribution rationnelle des richesses et en finir avec le soutien à Israël et aux autres dictatures. De sorte que nous n’attendons aucune aide du gouvernement des Etats-Unis, seulement qu’il nous fiche la paix.

* Source : 
http://english.aljazeera.net/indept...

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