Édition du 26 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Médias

De l’utilité du journalisme à l’ère du chaos trumpiste

Donald Trump les considère comme les « ennemis du peuple ». Alors que les journalistes états-uniens s’inquiètent pour leur avenir, une question se pose : à quoi servent les médias ?

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

« Uh, Houston, we’ve had a problem » : c’est par ces mots laconiques que Jack Swigert, un des trois membres d’équipage de la mission Apollo 13, en pleine ascension vers la Lune, s’est adressé aux ingénieurs du centre de contrôle de la Nasa, le 13 avril 1970, pour alerter de la baisse subite des réserves d’oxygène dans la navette spatiale. La survie des astronautes était en jeu, il fallait trouver des solutions sans plus attendre.

Plus d’un demi-siècle plus tard, la catastrophe annoncée s’applique au secteur des médias. Le « problème » s’appelle Trump, et les malheureux contraints de colmater la brèche pour espérer en réchapper sont les journalistes. Le crash des « ennemis du peuple », tels que les désigne le nouveau président, est assuré si rien n’est fait pour redresser la barre.

En pleine introspection dès le lendemain de l’élection, la presse états-unienne en convient : elle a « perdu » face au candidat des républicains, comme l’écrit le journaliste Kyle Paoletta dans la Columbia Journalism Review, victime de sa stratégie d’étouffement, de dénigrement et de contournement.

Trump a en effet gagné, non pas malgré sa haine des journalistes, mais parce qu’il l’a si bien mise en scène qu’ils sont devenus, aux yeux de ses électeurs et électrices, ces « salauds de corrompus » qu’il dénonçait.

Nous pataugeons dans les égouts de l’information.
 Carole Cadwalladr, journaliste à « The Observer »

Il les a essorés en saturant la campagne de mensonges, fake news et autres saillies clownesques, les obligeant à un fact-checking incessant. Il les a insultés et les a menacés de s’en prendre à leurs sources, de surveiller leurs mails et leurs téléphones, voire de les emprisonner, de les empêcher de couvrir les manifestations, de leur interdire l’accès à la Maison-Blanche, de privatiser les chaînes de radio et de télé publiques, et de retirer les autorisations d’émettre aux médias qui lui déplaisent.

Il les a dédaignés en s’adressant aux influenceurs acquis à sa cause, capables de diffuser ses messages à de gigantesques audiences. Il leur a préféré les réseaux sociaux, dont il savait pouvoir manipuler les algorithmes. « You are the media now », a d’ailleurs tweeté Elon Musk, patron du réseau social X, le jour de sa victoire, pour marquer le début d’une nouvelle ère.

« Notre défi est de nous rendre compte que nous pataugeons dans les égouts de l’information. Trump est un bacille mais le problème ce sont les tuyaux. Nous pouvons et devons résoudre ce problème », a réagi Carole Cadwalladr, journaliste à The Observer.

Si, aujourd’hui, seule compte la capacité de la presse américaine à se préparer aux attaques à venir, une réflexion critique sur ses erreurs n’est pas inutile pour aider à penser la suite.

Pourquoi n’a-t-elle pas vu que les chiffres flatteurs de la croissance, tels que les égrenait la candidate démocrate Kamala Harris en défense du bilan de Joe Biden, cachaient une difficulté grandissante des États-Unien·nes à tenir les deux bouts face à l’inflation ? Comment, après la gestion calamiteuse du covid, a-t-elle pu négliger le décrochage de pans entiers de la population à l’égard des élites ?

A-t-elle sous-estimé l’impact de l’implication dans la campagne de géants de la tech capables, à coups de millions de dollars, de reconfigurer, au service de leur candidat, l’espace public médiatique et la formation des opinions politiques ? Pourtant traditionnellement moins révérencieuse qu’en France à l’égard des institutions, la presse états-unienne a-t-elle pu, au nom de la « neutralité » et de « l’objectivité », être aveuglée par des positions centristes favorables aux élites ?

Ce qui est certain, c’est qu’elle n’a pas su, non pas faire gagner Kamala Harris, mais empêcher qu’un autocrate patenté, raciste, misogyne, homophobe et climato-sceptique remporte à la fois le vote des grands électeurs et le vote populaire. Elle n’a pas su convaincre l’opinion des dangers que ce réactionnaire fascisant fait peser sur la démocratie états-unienne et l’ensemble du monde.

Alors que l’extrême droite prospère en Europe, cette défaite des valeurs progressistes – de l’égalité à la justice sociale, en passant par la solidarité, la probité et la sobriété écologique – doit être considérée comme un test grandeur nature de ce côté-ci de l’Atlantique.

Des faits et de l’impact

Elle nous oblige tous et toutes, en tant que journalistes, à interroger notre rôle social en revenant à l’essence même de notre métier. Dans un discours prononcé en 1907, le magnat de la presse Joseph Pulitzer, pas vraiment un extrémiste, déclarait à propos de son journal qu’il « combattra[it] toujours pour le progrès et les réformes, ne tolérera[it] jamais l’injustice ou la corruption ; il n’appartiendra[it] à aucun parti, s’opposera[it] aux classes privilégiées et aux exploiteurs du peuple, ne manquera[it] jamais de sympathie pour les pauvres, demeurera[it] toujours dévoué au bien public, maintiendra[it] radicalement son indépendance ».

Contre le poison des fausses nouvelles et des préjugés, aussi payant soit-il électoralement et sans doute médiatiquement, nous ne devons jamais renoncer à notre éthique journalistique en publiant toujours des informations basées sur des faits recoupés, vérifiés et documentés.

Nos informations, à la différence des commentaires engorgeant les réseaux sociaux, peuvent changer le cours de l’Histoire.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat », écrivait Hannah Arendt en 1967, dans Vérité et politique. Notre travail journalistique, fondé sur la rigueur et l’honnêteté, est la garantie du lien de confiance avec nos lecteurs et nos lectrices.

À nous, en publiant des informations exclusives ayant de l’impact sur la vie des gens, d’apporter la preuve de notre utilité, article après article, révélation après révélation. Nos informations, à la différence des commentaires engorgeant les réseaux sociaux, peuvent changer le cours de l’Histoire ; elles peuvent aussi aider à lutter contre la confusion, telle qu’elle est propagée par les influenceurs, en donnant du sens au monde tel qu’il est.

Contre le risque de déconnexion qui guette les rédactions, il est nécessaire de rappeler haut et fort que la mission d’intérêt public des journalistes est de rendre aux citoyens et aux citoyennes ce qui leur revient en droit dans un régime démocratique : des informations sur les gouvernant·es qui prennent des décisions en leur nom.

Du côté de la société

À Mediapart, depuis nos débuts, nous nous engageons à placer les puissances économiques et politiques face à leurs responsabilités et assumons d’être là pour leur demander des comptes. La totale indépendance de notre modèle économique nous le permet, puisque, comme l’affirme notre slogan, « seuls nos lecteurs et nos lectrices peuvent nous acheter ».

Pour le dire autrement : nous ne représentons pas les intérêts de quelques-uns mais de l’ensemble des citoyens et citoyennes, dans toute leur diversité. À la différence des journaux mainstream qui revendiquent une « objectivité » journalistique sans voir qu’ils relayent la vision d’une certaine bourgeoisie, nous réfutons l’idée d’une quelconque neutralité, qui n’est jamais qu’un équilibre trompeur entre des positions situées, et préférons rappeler d’où nous parlons : nous sommes fondamentalement du côté de la société.

C’est pour cela que nous donnons la priorité, dans notre couverture éditoriale, aux difficultés rencontrées quotidiennement par nos concitoyen·nes : par nos reportages, nous racontons, au jour le jour, la hausse des prix des produits de première nécessité, la crise du logement et le délitement des services publics, et, par nos analyses, nous nous efforçons d’expliquer les mécanismes structurels creusant les inégalités.

Contre l’entre-soi, notre responsabilité est de nous rendre accessibles à toutes et tous, quelles que soient les origines sociales et géographiques de nos lecteurs et nos lectrices. Les résultats des élections états-uniennes montrent non seulement que les diplômes et le lieu de résidence (ville/campagne) restent déterminants dans le vote, mais aussi que chaque électorat est enfermé dans sa bulle.

À nous d’en tirer les conclusions et de faire en sorte de nous rendre lisibles et compréhensibles par tout le monde. À Mediapart, notre ambition est de nous adresser au plus grand nombre sans jamais laisser un pan du lectorat au bord du chemin. Soyons pédagogique et adressons-nous franchement à notre public, sans complaisance, mais sans mépris.

C’est dans l’adversité que l’utilité politique et sociale des journalistes prend tout son sens.

Cela ne doit pas nous empêcher de défendre les valeurs émancipatrices qui sont les nôtres, bien au contraire. Dans un moment où les régimes autoritaires remportent des batailles, il est de notre devoir de ne pas banaliser leurs pratiques et de dénoncer les risques qu’ils font peser sur la vie de la cité. C’est le constat que dresse aujourd’hui le New York Times, qui s’est vu reprocher par une partie de son lectorat de minimiser la menace, comme le rapporte Max Tani dans le journal en ligne Semafor.

Il est aussi de notre responsabilité de comprendre cet électorat attiré par l’extrême droite. À nous, via nos reportages, de l’interroger pour mieux appréhender ses motivations, tout en donnant à voir, par nos investigations, le vrai visage des partis vers lesquels il se tourne.

Après l’élection de Trump, la rédactrice en cheffe du quotidien britannique The Guardian, Katharine Viner, pose ainsi les enjeux : « Nous maintiendrons la distinction importante entre faits et opinions. Nous chercherons à analyser et à expliquer. Nous rassemblerons les fils conducteurs qui rendent cette élection si importante pour la planète. Nous demanderons des comptes avec énergie et force à Trump et à ses collaborateurs. Et, aussi difficile que cela puisse paraître cette semaine, nous essaierons de comprendre la vie et les réalités économiques de celles et ceux qui, nombreux, ont voté pour [Trump], sans jamais trouver d’excuses pour le racisme et la misogynie déclenchés par les élections. »

À l’image du Guardian, Mediapart a décidé de faire de la diversité de son équipe une priorité : nous avons encore du chemin à parcourir, mais nous sommes convaincu·es qu’améliorer notre accessibilité suppose que nous reflétions la société dans toutes ses composantes. Recruter des profils variés est une nécessité, chacun·e apportant des expériences, des préoccupations et des sources complémentaires les unes des autres.

La bataille du droit de savoir, enfin, ne pourra pas être gagnée sans une prise de conscience collective du secteur des médias. Lutter contre la concentration des journaux dans les mains de quelques milliardaires soucieux de défendre leurs intérêts, réguler les réseaux sociaux utilisés comme des armes de déstabilisation et empêcher les Gafam d’appauvrir la presse en pillant ses informations : tels sont quelques-uns des enjeux à relever.

Ils sont immenses, mais nous ne pouvons pas nous permettre de baisser les bras : c’est dans l’adversité que l’utilité politique et sociale des journalistes prend tout son sens. C’est dans des périodes comme celle que nous traversons, de guerres, de crise du capitalisme et de déclin des démocraties, que nous mesurons l’importance de notre fonction de contre-pouvoir. Nous sommes plus que jamais requis pour informer honnêtement nos lectrices et nos lecteurs. Nous savons comment le faire, au service des citoyennes et des citoyens : ils peuvent compter sur nous, comme nous comptons sur eux.

Carine Fouteau

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