Édition du 19 novembre 2024

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Marches de la dignité en Espagne

Dans l’Espagne d’aujourd’hui « il y a des gens qui sont prêts à vendre leur foie pour survivre » – « 16% de la population souffre de malnutrition »

Dans l’Espagne qui, selon Zapatero [président du gouvernement espagnol entre 2004 et 2011], arriverait à dépasser en 2013 la France en termes de revenu par tête, il y a aujourd’hui trois millions de personnes qui vivent avec moins de 307 euros par mois. Ce qui signifie qu’elles ne peuvent pas atteindre des standards de vie minimaux, en ce qui concerne la nourriture, les soins ou le logement.

15 mars 2014

Caritas appelle cela « pauvreté sévère » et l’Observatoire de la réalité sociale signale dans son dernier rapport que le double de citoyens souffrent de celle-ci par rapport à 2007. Dans l’Espagne où le logement était cher « parce que beaucoup d’Espagnols pouvaient le payer », selon les termes de Francisco Alvarez Cascos, le ministre de l’Equipement d’alors, il y a des gens qui sont prêts à vendre leur foie pour survivre. La police a détenu récemment cinq personnes accusées d’offrir jusqu’à 40,000 euros à des immigrants sans ressources pour qu’ils se soumettent à une opération du foie. Tous acceptèrent et subirent des analyses préalables afin d’en évaluer la qualité.

Le pays apparemment prospère est maintenant derrière nous. Les personnes pauvres représentent déjà 6,4% de la population du pays, selon la dernière enquête sur les conditions de vie, réalisé par l’Institut national de la statistique (INE). Bien que les données furent publiées en 2013, il faut tenir compte du fait qu’elles furent recueillies en 2012 et, donc, les réponses font référence aux conditions de vie de l’année précédente, c’est-à-dire 2011. Cette enquête révèle que le taux de pauvreté a doublé au cours des derniers six ans et cela en dépit du fait que le seuil de pauvreté est passé de 15,900 euros de revenu annuel par ménage (soit deux adultes et deux enfants) en 2009 à 14,700 en 2012.

Au nombre des causes à l’origine de ce scénario, le chômage occupe la place la plus importante. De fait, on dénombre aujourd’hui 650,000 ménages dans lesquels aucun membre de la famille ne reçoit un quelconque revenu. « La perte de salaires qui assurent la vie d’une famille est l’une des principales attaques dont souffrent les Espagnols, dans la mesure où les données sur le chômage sont des indicateurs clairs de la pauvreté au cours de ces années » indique la coordinatrice technique de l’EAPN (European Anti Poverty Network) de Madrid, Gabriela Jorquera. La perte de pouvoir d’achat de la population – provoquée, selon Caritas, par une diminution des revenus moyens autour de 4% depuis 2007 et une augmentation des prix de près de 10% – ajoutée à une « réforme des lois du travail » et aux politiques d’austérité ainsi qu’aux attaques contre les droits fondamentaux brosse un scénario qui place 13,090,000 personnes (soit 28,2% de la population) en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, selon les données d’Eurostat.

Pourtant, le fait d’avoir un travail n’est pas pour autant une garantie d’échapper à la pauvreté. Caritas prétend qu’il y a 13% de travailleurs pauvres en Espagne. Selon la Croix Rouge, 8,9% des personnes avec un emploi en Union européenne (UE) se trouvent au seuil de la pauvreté. Les inégalités, cependant, ne cessent de croître : selon Caritas, le 20% de la population la plus riche concentre 7,5 fois plus de richesses que le 20% de la population la plus pauvre. « Ceci démontre que la solution ne consiste pas uniquement à créer de l’emploi, mais que celui-ci doit être intégrateur et lié au développement » indique le coordinateur d’études de Caritas, Francisco Lorenzo, qui avertit que « si nous pensons que la sortie de la crise consiste à retourner là où nous étions, nous nous préparons une seconde crise. » Jorquera rejoint ce diagnostic et rappelle que même lors de temps meilleurs le taux de pauvreté a baissé en Espagne. « Lorsque nous sortirons de la crise, il y aura beaucoup de gens qui ne pourront pas retrouver la situation dans laquelle ils se trouvaient auparavant et l’emploi ne sera pas nécessairement la clé pour sortir de la pauvreté. »

Un autre aspect préoccupant est la croissance de la pauvreté infantile qui affectait, en 2011, 26,7% de la population des moins de 16 ans et qui a augmenté de 3,1 points entre 2007 et 2011 selon le rapport de Caritas. En Catalogne, par exemple, le Defensor del Pueblo [sorte de « ombudsman »] – Síndic de Greuges – avertit du fait que 50,000 enfants risquent de souffrir de malnutrition – manque ou excès de certains nutriments– en raison de la crise. Cette institution signalait l’existence de 750 cas, mais le gouvernement catalan a diminué ce chiffre à 650. La Croix rouge catalane prend ses distances avec ce chiffre, mais rappelle qu’au sein de la communauté [autonome de Catalogne] il y a 200,000 familles dont aucun membre ne travaille et, donc, que le maximum qu’elle peut recevoir sont les 400 euros mensuels « d’aide sociale ». « Avec cet argent, il est évident qu’une famille ne peut pas faire des achats normaux ce qui fait que les cantines scolaires deviennent le seul endroit dans lequel beaucoup d’enfants mangent de manière correcte, des produits de qualité et sous contrôle nutritionnel » explique Enric Morist, le coordinateur de la Croix rouge de Catalogne. Le dernier rapport de l’ONG révèle que sept familles sur dix en situation de risque d’exclusion ne peuvent garantir une alimentation saine à leurs enfants à la maison. En outre, 38% des familles consultées par la Croix-Rouge ne peuvent pas payer la cantine scolaire, 13% de plus qu’en 2011.

Mais l’alimentation n’est pas seulement un problème pour les plus petits : sept millions d’Espagnols (16% de la population) souffrent de malnutrition. C’est la conclusion à laquelle a abouti la première rencontre sur la faim et la malnutrition qui s’est déroulée récemment à Oviedo. Selon le directeur de l’Alliance nationale contre la faim et la malnutrition d’Espagne (ACHM-E), Benito Alaez, ces données « mettent en relief la relation entre la pauvreté et une alimentation inadéquate, plus qu’entre la pauvreté et la faim à proprement parler ». La ACHM-E indique que le pourcentage de personnes souffrant de la faim a augmenté légèrement au cours des derniers dix ans, mais ce qui s’est aggravé « sévèrement »,c’est la malnutrition, qui, parmi les personnes à revenus faibles conduit à l’obésité.

Cette tendance à la malnutrition établit une relation avec le changement d’habitudes de consommation que la crise a provoqué parmi les citoyens. La qualité n’est déjà plus un critère décisif pour acheter tel ou tel produit. 62,7% des Espagnols choisissent ce qu’ils achètent en fonction du prix, alors qu’en 2007 ce pourcentage n’atteignait pas la moitié selon une étude réalisée par le Ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement et financé par l’Organisation des consommateurs et usagers (OCU). Pour trouver le meilleur prix, les Espagnols achètent des marques blanches – presque un euro sur trois de ce que dépensent les familles – et se rendent massivement vers les grandes surfaces. « Le 90% des produits qui ne sont pas frais se vendent dans les supermarchés, y compris les stations services, les hypermarchés et les hard discounters alors que les épiceries traditionnelles, bien qu’elles soient en crise, continuent d’être le principal canal de vente de produits frais, avec 38,3% des ventes. »

En outre, 73% des citoyens prennent également des mesures pour épargner sur les dépenses de gaz et d’électricité selon une étude de Nielson, une entreprise active dans le secteur de l’information sur les marchés et les consommateurs. 68% des Espagnols dépensent moins en loisir hors de la maison et 63% épargnent sur les nouveaux vêtements.

Face à ce scénario, Morist tire la sonnette d’alarme au sujet d’une « épidémie de la pauvreté » – particulièrement préoccupante parmi les personnes plus âgées que 45 ans, les jeunes, les enfants et les personnes âgées – et affirme que les organisations sociales ne voient pas « un retournement de tendance » à moyen terme parce qu’« à moins que la destruction des emplois ne s’apaise et que ne s’améliorent les données macroéconomiques, beaucoup de personnes – y compris celles qui ont un emploi – continueront à dépendre des aides. » Lorenzo se montre plus optimiste et considère que ce « moment difficile » provoqué par la crise s’accompagne d’un « moment d’opportunité » parce qu’il est devenu évident que le modèle économique antérieur ne fonctionne pas : « Nous avons besoin d’une nouvelle approche qui place les personnes au centre et appuie le développement ; nous avons besoin de moyens concrets qui évitent de nouvelles crises. »

Caritas propose « un système de garanties de revenus minimums » et des moyens de protection sociale « qui fonctionnent comme un filet, sans trous. » Jorquera, de la EAPN de Madrid, parie sur une amélioration des mécanismes d’inclusion. « Il faut renforcer le système des rentes minimales afin de faire en sorte qu’aucun bénéficiaire ne la reçoive pas et renforcer les systèmes de formation afin qu’ils soient effectifs pour les adultes, c’est-à-dire, d’une durée de plusieurs mois, mais accompagnés de revenus minimums » suggère Jorquera. La coordinatrice technique de l’EAPN de Madrid insiste sur la nécessité d’une « vision stratégique à moyen et à long terme » parce que les moyens à court terme « servent à épater la galerie » et « ne s’adaptent pas aux personnes qui nécessitent de l’aide. »

Anna Flotats


* Article publié le 15 mars 2014 dans le quotidien Publico.

* Traduction A l’Encontre. http://alencontre.org/

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