Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

D'un pays dévasté à un pays en deuil

Troisième et dernier texte sur mon voyage hors de l’ordinaire au cœur du plus grand projet industriel au monde, l’une des plus importantes sources d’émissions de gaz à effet de serre : les sables bitumineux d’Alberta. J’y étais toujours lorsque j’ai appris ce qui s’était produit à Lac-Mégantic.

Depuis ces événements tragiques, plusieurs voix nous ont mis en garde contre sa « récupération politique ». Le réflexe est louable, mais laisse néanmoins perplexe : ce n’est pas que la mauvaise fortune qui explique ce désastre. La colère justifiée des résidents de Lac-Mégantic envers le grand patron de la Montreal, Maine and Atlantic en est bien la preuve. Les Premières Nations qui nous accueillaient sur leurs terres l’ont d’ailleurs compris instantanément. Là-bas, dès qu’on a appris l’horrible nouvelle, les discours furent interrompus pour prier en l’honneur des victimes et de leurs familles. Vue de Fort McMurray, pour nous comme pour ceux qui nous y accueillaient, la tragédie du 6 juillet prenait une signification claire : qu’il soit conventionnel ou non, transporté par train, camion, bateau ou pipeline, le pétrole tue.

La fausse alternative des pipelines

De retour au Québec, je suis frappé par le discours totalement inverse des partisans des pipelines. Certains éditorialistes affirment en toute candeur que les événements viennent plaider en faveur des projets de pipelines actuellement à l’étude. Il s’agit une pente bien glissante. Soyons clairs : les pipelines ne sont pas moins dangereux que les trains. Un rapport de l’Agence internationale de l’énergie rappelait récemment qu’ils ont déversé trois fois plus de pétrole dans les huit dernières années que les wagons-citernes. Les pipelines albertains, quant à eux, ont été victimes de 60 119 fuites au cours des 37 dernières années, dont deux par jour de pétrole brut provenant des sables bitumineux. Plus de pipelines, ce n’est pas moins de fuites, ce n’est pas moins de pétrole sur notre territoire. Tout au contraire.

Il faut prendre la mesure de l’opportunisme dont font actuellement preuve les avocats des pipelines. La tragédie de Lac-Mégantic est une occasion trop belle pour qu’ils la laissent passer. Or, les projets de pipelines dont il est actuellement question précèdent de beaucoup cet événement et sont fondamentalement motivés par des intérêts passablement moins nobles que la protection de l’environnement et des communautés vivant en bordure des chemins de fer.

Il convient de le répéter : les pétrolières albertaines veulent doubler leur production de sables bitumineux d’ici 2020, et la tripler d’ici 2030. Pour ce faire, elles doivent impérativement augmenter leur capacité de transport. On ne transporte pas cinq millions de barils de pétrole lourd par jour avec un baluchon. Les Britanno-Colombiens ont récemment bloqué - pour le moment - le controversé projet Northern Gateway, et Barack Obama ne cesse de repousser son approbation de Keystone XL. Il ne reste donc plus que l’Est : TransCanada et Enbridge font les yeux doux au gouvernement québécois afin d’être autorisés à faire transiter 850 000 barils de pétrole par jour à travers la Belle Province. Quand on connaît la réputation de ces entreprises - particulièrement Enbridge - la question n’est pas de savoir s’il y aura des accidents, mais plutôt d’en prédire le moment, l’ampleur et les conséquences.

Que faire ?

Depuis la publication de mes deux derniers billets, j’ai été inondé de commentaires et de messages, le plus fréquent étant le traditionnel : « Que proposes-tu ? ». Il s’agit d’une question difficile. Je ne suis pas un spécialiste de la question. Je suis un citoyen préoccupé. Cela dit, je suis profondément convaincu que les choses peuvent changer. Je reviens donc de ce voyage en Alberta avec trois propositions concrètes pour le Québec, puisque c’est à partir de notre petit bout du monde que nous pouvons espérer le changer. Trois idées qui méritent selon moi d’être débattues, surtout à la lueur de la tragédie qui nous accable depuis plus d’une semaine.

Première proposition : laisser notre pétrole dans le sol

Il y a quelque temps, le taux de CO2 dans l’air atteignait son plus haut niveau depuis 2,5 millions d’années : 400 parties par millions. C’est déjà beaucoup trop. Selon l’Agence internationale de l’énergie, nous dépassons déjà le seuil critique de 2°C de réchauffement martelé depuis des années par la communauté scientifique internationale. Ce n’est pas tout : en 2012, les réserves mondiales de pétrole, de gaz et de charbon des entreprises et des gouvernements représentaient - en termes d’émissions de gaz à effet de serre - cinq fois ce qui est nécessaire à l’atteinte de cette limite.

Les études s’empilent, corroborant les unes après les autres ce que les précédentes ont conclu : nous allons devoir laisser du pétrole sous nos pieds. La plus récente nous provient de la Commission sur le climat de l’Australie. Son verdict est clair. Pour éviter un réchauffement catastrophique, il va falloir laisser 80% des réserves mondiales d’énergies fossiles dans le sol.

Soyons lucides : nous ne pouvons pas empêcher les autres de forer. Mais ici nous pouvons et nous devons refuser de percer Anticosti et le St-Laurent pour quelques dollars, éphémères de surcroît. Cela n’a rien d’hypocrite. Nous n’avons pas besoin d’extraire du « pétrole québécois » pour amorcer une transition énergétique. Au contraire, cela nous en éloigne. Et si c’était ça, briller parmi les meilleurs ?

Deuxième proposition : refuser le passage des pipelines albertains

Il n’y a pas de pétrole propre, mais il y en a du plus sale que les autres. Celui que l’on fabrique autour de Fort McMurray est le pire. La production de ce pétrole extrême émet entre 3 et 5 fois plus de gaz à effet de serre que le pétrole « conventionnel » que nous consommons à l’heure actuelle. Chaque jour, les installations pétrolières albertaines émettent en gaz à effet de serre l’équivalent 15 millions de voitures. Collectivement, nous ne pouvons nous permettre d’encourager l’expansion d’une telle catastrophe écologique et sociale en permettant le passage de ces pipelines.

Mais il faudra être conséquent dans notre résolution et arrêter de la financer à coups de milliards. Car si vous ne le saviez pas encore, désolé de vous apprendre que notre bas de laine collectif est un champion-investisseur dans les sables bitumineux : la Caisse de dépôt et placement investit des milliards de dollars par année dans des entreprises d’extraction des sables bitumineux et de pipelines qui les acheminent partout en Amérique du Nord. En 2010, c’était plus de 14% de son portefeuille d’actions qui était investi dans ce secteur, pour un montant de 5,4 milliards. En 2012, la Caisse investissait encore des sommes impressionnantes dans Suncor (665,3 millions), Enbridge (334 millions), Cenovus (276,1 millions) et la quasi-totalité des entreprises exploitant ou transportant le pétrole extrême d’Alberta. Imaginez ce qui pourrait être accompli si ces sommes colossales étaient redirigées vers le développement d’alternatives écologiques et d’énergies propres. Cela m’amène naturellement à ma troisième et dernière proposition.

Troisième proposition : un plan ambitieux et concret pour sortir du pétrole

Rendons-nous à l’évidence : il n’y a pas d’avenir dans le pétrole. Sortons-en. Cela ne se fera pas facilement et, surtout, cela ne se fera pas du jour au lendemain. Mais il faut commencer, maintenant. Par ailleurs, le Québec est probablement moins désarmé que l’on ne le croit pour faire face à ce défi. Nous avons des institutions politiques et économiques puissantes : la Caisse de dépôt et placement en est une, Hydro-Québec en est une autre. Servons-nous en.

Comme le rappelait mon collègue Éric Pineault à son retour de Fort McMurray, le modèle énergivore et sale dans lequel nous sommes embourbés est le fruit de décisions globales, il résulte en premier lieu de gestes politiques des États et d’intérêts économiques des entreprises. De la même manière, nous n’en sortirons qu’à travers un projet collectif. Nous devons refuser le discours culpabilisant que nous servent les partisans du pétrole lorsqu’ils nous rappellent à quel point nous sommes « tous coupables », parce que nous avons des voitures pour reconduire nos enfants à l’école et des ordinateurs pour écrire des billets de blogue. Il faudra certes revoir nos habitudes, mais pendant que nous nous reprochons les uns aux autres nos écolos-péchés, Suncor, Enbridge et leurs amis au gouvernement Harper ricanent dans leur barbe.

« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles », disait un célèbre tragique latin. Et si on osait ?

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