20 avril 2020
Si les crises [1] « surviennent toujours d’un point inattendu », remarque l’économiste Jean-Marie Harribey [2], leur surgissement inopiné outrepasse généralement le périmètre restreint de la conjoncture. Car, à rebours de ce que nous dicte la théorie standard en économie, les crises ne sont pas que de malencontreux accidents venant perturber de l’extérieur le bon déroulement des marchés, lesquels tendraient naturellement vers un état d’équilibre ; elles révèlent brutalement une instabilité intrinsèque au mode de production capitaliste. En d’autres mots, sous le moutonnement de ce qui semble relever de prime abord de l’accidentel (ou de l’imprévu), une analyse plus rigoureuse sur le plan conceptuel se doit de saisir et d’élucider la profondeur structurelle de tels phénomènes économiques [3]. La pandémie de coronavirus, avec son lot de conséquences destructrices qui excèdent largement la question sanitaire (tout en mettant en lumière les dégâts prévisibles de l’affaiblissement délibéré du système de santé public), en est une implacable illustration.
Certes, comme le note Michel Husson [4], « le gel d’une bonne partie de l’activité économique » et la désorganisation quasi simultanée « des chaînes d’approvisionnement » sont de toute évidence des contrecoups de l’épidémie ; or, les éléments propres à cette conjoncture n’épuisent pas, en eux seuls, la gravité exceptionnelle de la situation actuelle, sur laquelle butent inexorablement les explications conventionnellement mobilisées. Les propos de J.-M. Harribey s’inscrivent sans détours dans cette matrice interprétative : la vélocité avec laquelle « le coronavirus s’est répandu comme une traînée de poudre en 2020 [est] l’aboutissement du processus de production de valeur économique dans une "chaîne" dont les maillons sont unifiés par la circulation mondiale du capital ». Cette dernière s’appuie sur une telle division du travail que la moindre cassure entraîne une paralysie des échanges commerciaux à l’échelle planétaire.
Aussi la vulnérabilité croissante d’un système fondé sur l’extension de la sphère financière et la recrudescence des activités spéculatives (post-2008) témoignent-elle d’un « fonctionnement pathologique » du capitalisme globalisé, où le ralentissement historique des gains de productivité (depuis au moins le début des années 70) le condamnait fatalement à capturer un « maximum de valeur » par le renforcement du taux d’exploitation et la montée concomitante des inégalités socioéconomiques [5] – le tout, sur fond d’épuisement de ce qui lui sert de base matérielle : la nature (en tant que richesse non quantifiable) [6].
En exposant, par la force des choses, les contradictions insolubles (sociales, économiques, écologiques, etc.) d’une mondialisation néolibérale « depuis longtemps à bout de souffle » (ce qu’atteste l’amplification des déséquilibres macroéconomiques depuis la crise des subprimes), le Covid-19 en a peut-être, du moins idéologiquement, sonné le glas... bien que le libre-échange recueille encore les suffrages de maintes élites politiques [7] et que la « politique de l’offre » [8] – qui recoupe à bien des égards les postulats défaillants de la théorie du ruissellement [9], notamment l’indispensable baisse de la fiscalité pesant sur le capital et les hauts revenus, au nom de l’investissement productif et de l’innovation – bénéficie toujours d’une poignée d’irréductibles partisans (nous y reviendrons).
Dans un texte publié récemment sur le site des Économistes atterrés [10], Léo Charles, professeur à l’Université de Rennes, en fournit une synthèse exhaustive. Si les ramifications de la crise sont de toute évidence complexes, deux axes de compréhension (complémentaires) peuvent néanmoins servir de lignes directrices : une structuration de l’économie mondiale basée sur les chaînes de valeur globales (1) et un fléchissement, antérieur à l’épidémie, de la production industrielle au niveau planétaire (2).
Les contraintes néolibérales du libre-échange [11]...
Quoique la mondialisation contemporaine soit la résultante d’une histoire erratique, où des périodes de repliement succèdent à des phases d’expansion, sa légitimation théorique – malgré les sérieuses objections qui ont pu être formulées depuis deux siècles – repose essentiellement sur les vertus du libre-échange, pivot de cette pacification des mœurs dérivée du « doux commerce » si cher à Montesquieu (1689-1755). S’inspirant des œuvres d’Adam Smith (1723-1790) et de David Ricardo (1772-1823), leurs fervents adeptes (notamment au FMI et à la Commission Européenne) mettent souvent l’accent sur la notion d’avantage comparatif, moteur d’une prospérité partagée. Par ce dispositif, chaque nation en viendrait à se spécialiser dans la production de marchandises précises, en fonction de ses aptitudes spécifiques (et naturelles). Ainsi, par le jeu efficace des échanges internationaux, le libre-échange assurerait-il spontanément (sans la fâcheuse médiation d’institutions, notamment salariales, venant enrayer la belle mécanique [12]) l’utilisation et la distribution optimales des ressources (et des marchandises), ce qui serait bénéfique à tous les consommateurs, forcément heureux d’accéder, grâce à l’agilité de la main invisible du marché (selon la célébrissime locution d’A. Smith), à de nombreux « produits à bas coûts » [13].
Toutefois, cette vision purement formelle résiste difficilement à sa concrétisation réelle, a fortiori à l’époque néolibérale :
1) D’une part, l’affaiblissement intentionnel des différentes législations protectrices a permis aux firmes multinationales de prendre progressivement le pas sur les nations, en prescrivant dans la foulée, au moyen du pouvoir démesuré qu’elles ont acquis, les principes qui régissent l’organisation effective du commerce entre les différentes zones économiques du globe.
2) D’autre part, au nom d’une course effrénée au profit, l’éclatement de la production orchestré et aménagé par ces sociétés transnationales – ce que les économistes appellent justement chaînes de valeur globales – a conduit les différentes contrées à se spécialiser graduellement, non pas dans l’élaboration et la commercialisation de produits finis (trade in goods), mais dans l’exécution de tâches spécifiques (trade in tasks). La fabrication d’un smartphone constitue sans doute ici l’idéal-type de cette étrange configuration [14].
Comme l’énonce L. Charles [15], « là où jadis les pays se spécialisaient dans la production d’un bien dans son intégralité [selon la conception classique ébauchée au XVIIIe siècle], ce sont désormais les [firmes multinationales] qui dictent et contrôlent la production des différentes étapes d’une marchandise, production qu’elles organisent et répartissent au niveau mondial ». Ces nouveaux « aménagements spatio-temporels » (selon la terminologie du géographe David Harvey), qui se sont accélérés à partir des années 90, ne sont pas étrangers au renforcement d’une concurrence débridée, où le dumping sous toutes ses formes devient la règle explicite : dumping social, où la compression des coûts salariaux permet une captation accrue de la plus-value ; dumping écologique, où certaines régions de la planète sont considérées comme des « havres de pollution » (sic) ; dumping fiscal, où l’optimisation exacerbée se traduit par une taxation de moins en moins élevée (voire nulle) des profits.
Si ces préjudiciables répercussions (accroissement des disparités socioéconomiques, dégradation des écosystèmes, etc.) sont aujourd’hui abondamment documentées et vertement fustigées, y compris par des penseurs mainstream critiques (Krugman, Stiglitz...) qui en pointent désormais l’aberration économique et l’impact antidémocratique, elles ne tombent évidemment pas du ciel. Plus exactement, si la pandémie du coronavirus les a remis sur le devant de la scène, révélant au passage les périlleuses apories d’une mondialisation diffractée, elle a par ailleurs percé à jour l’interdépendance hasardeuse des pays, laquelle interdépendance a davantage (et, d’une certaine manière, paradoxalement) conforté, semble-t-il, les mécanismes pernicieux de la concurrence internationale que dessiné les contours pacifiques d’une politique efficiente de coopération transnationale.
En outre, la dépendance grandissante de l’Europe en général et de la France en particulier vis-à-vis de la Chine – qui, au cours des dernières décennies, a singulièrement su tirer « son épingle de jeu de la fragmentation des chaînes de valeurs » [16] – corrobore les thèses de J.-M. Harribey : la moindre défaillance provoque sur-le-champ un court-circuit qui suspend (ou, du moins, entrave significativement) « les échanges, les transports et les approvisionnements en produits vitaux » [17].
L’actuelle pénurie des masques de protection en France en est une bien triste illustration...
Une production industrielle en baisse... symptôme de la slowbalisation
Sans doute est-ce ici une lapalissade : pour pouvoir se déployer, le capitalisme a sans cesse besoin de débouchés pour écouler les marchandises qu’il met en circulation. Si le Covid-19 a jeté une lumière inédite sur son fonctionnement, c’est bien parce qu’il a démystifié, par son étonnante contagiosité, deux phénomènes macroéconomiques qui se télescopent depuis déjà quelques années, révélant par la même occasion la défectuosité d’un système visiblement en faillite idéologique : une crise de la production, jumelée à une sous-consommation endémique [18].
S’il a sûrement servi d’accélérateur (ou d’« accusateur » [19]), le coronavirus n’est pourtant guère à l’origine de ces deux tendances antinomiques. Comme le confirment les dernières statistiques, le ralentissement de la production industrielle – tant au niveau européen qu’au niveau mondial – est perceptible dès le dernier trimestre de l’année 2017 (soit deux ans avant la pandémie), lequel ralentissement témoigne par ricochet d’une stagnation généralisée du commerce international depuis quelques années (nonobstant les imbrications systémiques) [20]. Cette contraction (durable ?) des échanges commerciaux, annonçant la fin potentielle d’une dilatation indéfinie de la mondialisation, voilà ce que certains économistes appellent de nos jours la slowbalisation [21].
Quoique relativement récente, cette rétrogression paraît de nouveau transcender sa dimension strictement circonstancielle, en exprimant toute l’amplitude des impasses structurelles de la globalisation néolibérale. Comme le synthétise Léo Charles [22], la « course effrénée à la réduction des coûts de production a poussé la majorité des pays à faire pression sur les salaires [...]. Combinées à des politiques d’austérité limitant les investissements publics, ces baisses de salaire engendrent une baisse de la demande [solvable], tant de la part des entreprises (investissements) que de la part des ménages (consommation) ». L’endettement privé et public (par un recours compulsif au fameux effet de levier) prend ainsi le relais hasardeux du financement de l’économie, soulignant de ce fait l’instabilité intrinsèque du capitalisme financiarisé (si l’on suit les travaux novateurs d’Hyman Minsky) [23].
Ces dernières remarques entérinent de facto l’antériorité de la crise de la globalisation : « la multiplication des politiques néolibérales dans les pays développés (austérité, baisse des investissements publics...) et le quadruple dumping (écologique, fiscal, social et démocratique) sur lesquels s’est construite la mondialisation ont entraîné la dépression de la demande effective dans la majorité des pays et, par conséquent, le ralentissement de la production industrielle depuis 2017 » [24].
En d’autres termes, l’offre butte obligatoirement sur les insuffisances de la demande (solvable)...
Qui plus est, une telle décélération de la globalisation marchande n’est pas sans mettre à mal (pour ne pas dire invalider) la politique de l’offre, cette stratégie économique poursuivie assidument par les différentes équipes gouvernementales depuis plusieurs mandats. Défendue entre autres par Philippe Aghion [25], économiste mainstream qui table sur un (hypothétique) retour de la croissance découlant mécaniquement de l’innovation [26], cette orientation (d’inspiration « schumpétérienne », selon l’héritage revendiqué par le théoricien) s’est surtout distinguée par la mise en œuvre systématique et unilatérale de mesures de flexibilisation et de baisses du « coût du travail » (CICE, exonérations pérennes de cotisations sociales, « réformes » du Code du Travail, etc.). Avec pour corollaire une augmentation des inégalités et de la pauvreté...
Selon cette approche normative, si la France a perdu en compétitivité et en attractivité – ce qui expliquerait en partie la stupéfiante « pénurie d’équipements médicaux », prix d’une « désindustrialisation excessive » –, il importerait dès lors de la renforcer afin d’exercer « davantage un contrôle sur les chaines de valeurs » et de gagner des parts de marché, en créant les conditions idéales à l’investissement lucratif et à la profitabilité du capital (sans pour autant basculer dans le « protectionnisme »). « On s’est engagé depuis plusieurs années dans une politique de l’offre, mais il faut aller plus loin ».
Outre qu’une telle conception implique une temporalité à géométrie variable (si les résultats ne sont point au rendez-vous, nous devons donc aller plus loin ...), elle paraît ignorer, comme nous l’avons vu, bien des aspects macroéconomiques – et structurels – de l’actuelle situation mondiale, marquée par une épidémie d’une rare virulence [27]...
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Devant l’ampleur des défis (sociaux, économiques, sanitaires, écologiques, etc.) auxquels nous confronte le Covid-19, l’urgence de mettre en place de nouveaux modes de régulation ainsi que des conditions sociales davantage en phase avec les besoins réels de la population apparaît sans doute comme la clef d’une approche politique nettement plus souhaitable... et authentiquement plus pragmatique...
Et s’il est peu probable de voir le capitalisme suivre une « évolution spontanée » et se satisfaire par enchantement d’une « rentabilité plus faible du capital pour l’actionnaire [28] », ces pistes alternatives débouchant sur la nécessité d’un autre monde (ontologiquement possible) nous rappellent in fine que ce mode historique de production et d’échange s’organise toujours autour de rapports sociaux asymétriques...
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