Le fait qui, sans doute, hantera le plus durablement les mémoires, y compris peut-être en Israël, est la manière dont l’inégalité des vies a été donnée à voir sur la scène de Gaza et dont elle a été ignorée par les uns, légitimée par les autres[1]. Que, dans le monde, cette injustice suprême – qu’une vie a moins de valeur qu’une autre – soit largement distribuée est une réalité, qui se manifeste en temps de paix comme en temps de guerre[2].
Mais il n’est guère d’exemple où les gouvernements des pays occidentaux en détournent aussi ostensiblement le regard jusqu’à lui trouver une justification et réduire au silence les voix qui la critiquent. Les interventions militaires conduites par Israël à Gaza ont pourtant donné lieu aux écarts de mortalité des populations civiles les plus élevés des conflits survenus dans le monde au XXIe siècle.
Durant l’opération « Plomb durci » de 2008, selon les données recueillies par l’organisation israélienne de droits humains B’Tselem, le ratio des victimes était de 255 pour 1 parmi les civils, tandis que 318 enfants étaient tués à Gaza et aucun en Israël[3]. Durant l’opération « Bordure protectrice » de 2014, selon les chiffres de la commission d’enquête indépendante du Conseil des droits humains des Nations unies, ce ratio était de 244 pour 1 parmi les civils, cependant que 551 enfants étaient tués à Gaza et 1 en Israël[4].
Avec l’opération « Épées de fer » en cours, le nombre absolu de victimes civiles palestiniennes sera plusieurs dizaines de fois plus élevé que durant les interventions militaires précédentes. Après six mois de guerre, on comptait déjà près de 33 000 morts identifiés à Gaza, auxquels s’ajoutaient environ 10 000 autres dans les décombres des bâtiments détruits. Les estimations du nombre de civils parmi les victimes sont controversées, les Israéliens considérant, de manière jugée non plausible par des sources neutres, que tous les hommes tués, quel que soit leur âge, sont des membres du Hamas[5].
Si l’on se réfère à des évaluations plus vraisemblables, à la date du 7 avril ont été tués approximativement 42 fois plus de civils palestiniens que de civils israéliens[6]. Pour ce qui est des enfants, le ratio s’élève déjà à 420 pour 1[7]. On peut exprimer différemment cette disparité en se référant non pas au nombre absolu de décès, mais au taux de mortalité, de façon à tenir compte de la taille des populations de référence et ainsi mieux traduire l’ampleur des pertes humaines à l’échelle des sociétés concernées.
En procédant de cette façon, on constate que, rapporté à leur démographie respective, on dénombre parmi les civils tués 185 fois plus de Palestiniens que d’Israéliens. Pour ce qui est des enfants, le taux de mortalité est de 1 850 fois supérieur parmi les Palestiniens comparés aux Israéliens. Pour prendre la mesure de l’attaque du 7 octobre en Israël, on a dit qu’en proportion du nombre d’habitants des deux pays, elle représentait l’équivalent de quinze 11 Septembre aux États-Unis[8].
Si l’on prolonge la comparaison, on peut ajouter que le total des morts à Gaza au 7 avril 2024 correspond à plus de mille sept cents 11 Septembre. Relativement à la population de la France, la mortalité observée dans la bande de Gaza au 7 avril serait de plus d’un million de victimes. Cette macabre comptabilité ne restitue cependant qu’une partie de la réalité, qu’elle tend de surcroît à rendre abstraite. We Are Not Numbers est le nom d’un projet réalisé pour les enfants de Gaza depuis 2015 au sein de l’association Euro-Mediterranean Human Rights Monitor pour faire exister la voix des Palestiniens autrement qu’à travers les statistiques, car « les nombres sont impersonnels et souvent anesthésiants »[9].
Et ce sont des statistiques de mort, comme si la vie des Palestiniens ne pouvait être pensée qu’à travers sa suppression. Or l’inégalité la plus grande est probablement celle des vies en tant qu’elles sont vécues. L’expérience de beaucoup de Palestiniens, dans leur relation avec l’État d’Israël et ses représentants, est tout au long de leur existence une expérience d’exclusion, de discrimination, de rabaissement, d’empêchement, de destruction de leurs champs et de leurs maisons, de soumission à la violence et à l’arbitraire du pouvoir.
Pour utiliser un mot anglais évocateur, ils sont disposable, au double sens d’être à disposition – on peut les arrêter n’importe quand sans donner de raison, les incarcérer sans présenter de charges contre eux et, le cas échéant, s’en servir comme monnaie d’échange dans des négociations, une pratique validée par la Cour suprême israélienne – et d’être jetables – on peut les tuer ou les mutiler, généralement en bénéficiant d’un régime d’impunité, d’autant que le gouvernement israélien menace les autorités palestiniennes de représailles si des plaintes sont déposées devant la Cour pénale internationale[10].
Le procureur général de cette institution a d’ailleurs affirmé qu’il n’hésiterait pas à poursuivre celles et ceux qui « tentent d’empêcher, d’intimider ou d’influencer de manière indue » le travail des membres de la Cour, une référence implicite aux menaces adressées à celle qui l’avait précédé dans cette fonction lorsqu’elle a engagé une enquête sur les crimes de guerre commis contre les Palestiniens, menaces sur sa sécurité et celle de sa famille formulées par le chef des services secrets israéliens lui-même[11].
Un aspect de cette expérience a été analysé par la criminologue palestinienne Nadera Shalhoub-Kevorkian dans un texte sur l’« occupation des sens » à Jérusalem-Est, c’est-à-dire la manière dont les rapports de force s’insinuent dans les cinq sens des Palestiniens à travers des micro-agressions permanentes qui « colonisent » les corps[12]. On se souvient à cet égard de la police aspergeant les murs, les rues et les écoles des quartiers arabes de la Ville sainte d’une eau putride dont l’odeur était tellement infecte et persistante que les habitants ne pouvaient plus sortir, que les élèves voyaient leur scolarité interrompue, que la souillure s’insinuait dans les corps mêmes[13].
On sait aussi qu’en permanence, depuis plusieurs années, Gaza est survolée par des drones de surveillance et d’attaque, dont le bourdonnement lancinant représente une nuisance sonore permanente rappelant aux habitants leur condition de population dominée[14]. Mais de cette réalité, la plupart des grands médias occidentaux ne parlent presque jamais. Comme l’écrit le professeur étatsunien de littérature comparée Saree Makdisi, on a commencé à faire appel à des intellectuels palestiniens le 7 octobre pour leur demander de commenter l’attaque du Hamas, mais on n’a pas voulu les entendre sur ce qui s’était passé avant et sur ce qui s’est passé après[15].
On a souvent avancé que ce silence sur ce que vivaient les résidents de Gaza était dû à des difficultés d’accès, compte tenu du fait que l’armée israélienne tuait les journalistes palestiniens, interdisait la présence de leurs collègues étrangers en ne les laissant entrer dans Gaza qu’embarqués avec elle, et interrompait sporadiquement les communications des Palestiniens avec le monde extérieur. Des reportages étaient pourtant réalisés sur place, des témoignages recueillis, des images produites, que seuls les réseaux sociaux et les médias alternatifs présentaient sur leurs sites. En réalité, le silence des grands organes de presse tenait surtout à des choix éditoriaux que certains, dans les rédactions, me disaient déplorer.
Comme l’analyse l’association Acrimed, les principaux médias français ont manifesté une « compassion sélective »[16]. Ils ont rapporté les récits des otages israéliens libérés se plaignant d’avoir souffert de la faim pendant leur captivité dans Gaza assiégée sans mentionner l’origine de la pénurie alimentaire dont ils souffraient, mais ils n’ont pas évoqué les civils palestiniens relâchés des prisons et des camps d’Israël après y avoir été humiliés et torturés.
Ils ont rendu compte des peurs des écoliers israéliens près de la frontière avec le Liban, obligés de se réfugier dans des abris lorsque retentissent les sirènes, mais n’ont pas fait état des angoisses des enfants palestiniens de Gaza, qui ne disposent d’aucun lieu où se protéger des bombes qui détruisent des quartiers entiers. Ils ont interrogé des surfeurs israéliens sur la plage de Tel Aviv expliquant que cette activité apaise leur anxiété après l’envoi de drones et de missiles par l’Iran, mais ils se sont contentés d’une phrase pour rappeler simplement le nombre des morts palestiniens à Gaza, sans faire partager l’expérience des femmes qui ne peuvent plus allaiter et des enfants qui n’ont plus à manger[17].
Nombre de médias ont ainsi choisi d’humaniser les Israéliens plutôt que les Palestiniens. Ainsi ont-ils longuement rendu compte du « succès » de l’opération militaire visant à délivrer quatre Israéliens détenus dans un camp de réfugiés, le 8 juin 2024, et des manifestations de « joie » lors de leur accueil à Tel Aviv, en mentionnant simplement en fin de reportage le coût humain de l’intervention parmi les Palestiniens : 274 morts, dont 64 enfants et 57 femmes, et 700 blessés. Dans les médias officiels, on parlait de « libération des otages » ; dans les médias indépendants, l’épisode est connu comme le « massacre de Nuseirat »[18].
Le fait n’est pas nouveau et les reportages font depuis longtemps entendre la voix des premiers à l’exclusion de celle des seconds. D’ailleurs, Meta a supprimé des comptes Facebook et Instagram les messages rédigés par des Palestiniens ou des soutiens à leur cause, notamment lorsqu’ils faisaient état de violations des droits humains par l’armée israélienne, et ce, alors même qu’ils s’accompagnaient presque toujours de propos pacifiques[19].
D’une manière générale, on ne sait presque rien de la résistance ordinaire des Palestiniens face à l’adversité et de leur demande de vivre en paix. Il est pourtant un concept arabe par lequel il est usuel de définir leur réaction face aux épreuves de l’occupation et de l’oppression israéliennes : sumud, qui, comme l’a analysé notamment l’anthropologue Livia Wick, signifie leur ténacité, leur persévérance, leur capacité de continuer à vivre dignement[20].
Depuis le 7 octobre, l’attention sélective qui les a écartés de l’information n’a guère permis de les connaître autrement que comme combattants impitoyables ou victimes impersonnelles. On n’a pas voulu faire connaître leur désespoir d’avoir été abandonnés par la communauté internationale. Dans une lettre à leur direction, des journalistes de la BBC déploraient justement le parti pris de la présentation des faits et, en particulier, de la différence dans la manière de donner une dimension humaine au deuil des familles israéliennes mais non à celui des familles palestiniennes[21].
On apprenait d’ailleurs que, dans un mémorandum distribué aux journalistes du New York Times au début de la guerre, les éditeurs leur demandaient de réduire l’usage des mots « génocide » et « nettoyage ethnique », de ne pas parler de « camps de réfugiés », d’éviter l’expression « territoires occupés », même de ne se référer que le plus rarement possible à la « Palestine », et ils leur signifiaient également que les mots « massacres » et « tueries », trop « émotionnels », devaient être remplacés par des descriptions factuelles, consigne qui ne valait toutefois pas pour qualifier l’attaque du 7 octobre[22].
De telles instructions étaient probablement communes dans les grands médias états-uniens, car, selon une étude du langage utilisé pour décrire les victimes des deux côtés dans trois des principaux quotidiens du pays, après trois mois de guerre, le mot « horrible » apparaissait neuf fois plus souvent pour parler des morts israéliennes que des morts palestiniennes, le mot « massacre » trente fois plus fréquemment, le mot « tuerie » soixante fois, quant au mot « enfants », dont les victimes, décédées ou mutilées, se comptaient en dizaines de milliers à Gaza, il n’était présent qu’à deux reprises sur 1 100 titres de journaux[23]2. Dès novembre, ils étaient plus de 750 reporters de nombreux organes de presse états-uniens à critiquer la couverture unilatéralement orientée du conflit[24].
D’une manière générale, au moins pendant les premiers mois de la guerre – car quelques corrections sont peu à peu intervenues pour un meilleur équilibre de la présentation des faits –, les grands médias, souvent à l’encontre d’une partie de leurs journalistes, ont repris les éléments de langage de la communication des autorités et des militaires israéliens, connue sous le nom de hasbara et théorisée comme arme de guerre[25].
En fait, c’est souvent dans les médias indépendants et critiques – Mediapart, Politis, Blast ou Orient XXI en France, Boston Review, The Nation, The Intercept, Mondoweiss aux États-Unis, London Review of Books et Middle East Eye en Grande-Bretagne, +972 en Israël, Al Jazeera dans le monde arabe – qu’il a été possible de s’informer de manière plus neutre sur les événements à Gaza, d’entendre les voix des Palestiniens, de disposer d’investigations s’affranchissant de la communication d’Israël, d’accéder à des analyses de journalistes et d’universitaires critiques, de lire des enquêtes produisant une documentation alternative des faits que, du reste, les principaux organes de presse finissaient souvent par reprendre.
Un indice de cette discrimination concerne le décompte des victimes. Chaque fois que les statistiques des morts palestiniennes ont été indiquées dans les médias, elles étaient accompagnées de la formule « selon le ministère de la Santé de Gaza », alors qu’aucune expression semblable ne venait relativiser les données présentées par les autorités israéliennes[26].
Ce double standard est d’autant plus remarquable que, d’une part, le gouvernement israélien exerce un contrôle extrême sur la communication, rendant le travail de vérification des faits par les journalistes particulièrement difficile, y compris sur la réalité des membres du Hamas tués ou emprisonnés, tandis que, d’autre part, les chiffres de l’administration palestinienne, qui se montre ouverte à leur récolement extérieur, ont lors des guerres précédentes correspondu précisément à ce que les enquêtes indépendantes ultérieures ont établi.
« Je n’ai aucune preuve que les Palestiniens disent la vérité au sujet du nombre de personnes tuées », déclarait le président des États-Unis le 25 octobre, reprenant l’argument d’un porte-parole de l’armée israélienne qui affirmait que ces chiffres étaient toujours gonflés, alors que son gouvernement lui-même s’en servait. Le lendemain, le ministère de la Santé de Gaza publiait la liste des 6 747 victimes avec leur nom, leur âge, leur sexe et leur numéro de carte d’identité[27].
Parallèlement, une étude publiée dans l’une des plus prestigieuses revues médicales internationales validait les données fournies par l’institution palestinienne[28]. Cette contestation des statistiques de décès est une double peine pour les victimes de la guerre. On leur a pris leur vie. On leur dénie leur mort. Une telle remise en cause s’avère particulièrement cynique dans la mesure où la mortalité à Gaza est fortement sous-estimée par l’administration palestinienne qui, d’une part, ne compte que les corps retrouvés et identifiés, ignorant donc les personnes enfouies sous les décombres dont les cadavres disparaissent dans les gravats évacués par les bulldozers israéliens, et, d’autre part, n’enregistre pas les décès dus à des causes médicales favorisées par la dénutrition, la déshydratation, l’absence de médicaments, notamment parmi les plus vulnérables, nourrissons et personnes âgées.
Seule une enquête épidémiologique dans la population pourra a posteriori permettre d’évaluer la surmortalité causée par l’opération militaire israélienne. L’étude réalisée par le Watson Institute sur les guerres conduites par les États-Unis au XXIe siècle a établi que le nombre de morts dites indirectes liées à la dégradation économique, l’insécurité alimentaire, la destruction des infrastructures, la contamination de l’environnement, le développement des épidémies et la dévastation du système sanitaire était quatre fois plus élevé que le nombre de morts directes[29].
Il est probable que la guerre de Gaza, du fait non seulement des décès causés par l’armée mais également des retombées à court et moyen terme de la malnutrition, du manque d’hygiène et de l’absence de soins aura fait au moins 100 000 victimes, dont une proportion élevée de très jeunes enfants, sans parler des traumatismes psychiques que, parmi eux, les survivants garderont.
Mais ce n’est pas seulement la quantification de leurs morts qu’on a contestée aux Palestiniens. C’est aussi leur qualification. Pour relativiser les énormes disparités du nombre de victimes de part et d’autre du conflit, on a parfois mis en cause l’équivalence de la signification de ces morts, en affirmant que les uns étaient tués en tant que juifs, et donc niés dans leur humanité, et les autres accidentellement, dans le cadre d’une opération militaire contre un ennemi[30].
C’était, d’une part, écarter la possibilité que l’attaque du Hamas ait été dirigée, comme l’affirment ses responsables, contre un ennemi qui prive de ses terres et de ses droits la population palestinienne depuis plus d’un demi-siècle, ce qui n’exclut pas la possibilité d’un sentiment antisémite, et, d’autre part, occulter les discours de dirigeants et de militaires israéliens qui, eux, nient explicitement l’humanité des Palestiniens, en les assimilant à des animaux. L’idée que l’attaque dans le sud d’Israël serait plus cruelle que la guerre dans la bande de Gaza est probablement liée au fait que, d’un côté, les assaillants et leurs victimes sont visibles dans l’acte de tuer, alors que, de l’autre, le bombardement et même le siège éloignent du regard ceux qui les ordonnent et ceux qui les exécutent.
De même, les tirs des canons contrôlés par des soldats israéliens invisibles dans la tourelle de leurs chars semblent plus impersonnels et plus désincarnés que les tirs des armes automatiques filmés par les combattants palestiniens. La distance affective que le spectateur extérieur à ces scènes développe, qu’il soit en Israël ou ailleurs dans le monde, est différente. Il n’est toutefois pas certain qu’être abattu dans un kibboutz du Néguev ou dans une rue de Gaza représente, pour les victimes civiles et pour leurs proches, une différence décisive, hormis celle qui existe entre se trouver du côté de l’oppresseur, qui a pu vivre comme un être humain libre, et se trouver du côté de l’opprimé, dont la vie captive s’est déroulée sous la menace de l’occupant.
Après l’hommage national rendu par le gouvernement aux citoyens français et israéliens morts lors de l’attaque du Hamas, un ancien président de la République a considéré qu’une cérémonie de même nature ne pourrait être envisagée pour les citoyens français et palestiniens morts au cours de la guerre à Gaza, car il fallait établir une distinction entre être tué « en tant que défenseur d’un mode de vie », dans le premier cas, et mourir comme « victime collatérale », dans le second[31].
Que le deuil palestinien puisse ainsi être minimisé en regard du deuil israélien, malgré le déséquilibre numérique formidable des pertes humaines entre les deux camps, est révélateur de l’iniquité de traitement jusque dans la mort. Il y a ainsi des vies qui méritent d’être pleurées et d’autres qui ne le méritent pas, comme l’écrit la philosophe états-unienne Judith Butler, et « la distribution différentielle de la légitimité à être pleuré a des implications » sur les conditions dans lesquelles « on ressent les affects qui en résultent politiquement, telles que l’horreur, la culpabilité, le sadisme, le manque et l’indifférence », mais aussi sur la manière dont il est possible, s’agissant des vies qui ne méritent pas d’être pleurées, de « rationaliser leur mort », puisque « la perte de ces populations est jugée nécessaire pour protéger les vies des “vivants” »[32].
Cette distinction entre ces deux formes de vie se manifeste de la manière la plus évidente et la plus douloureuse dans la différence entre la possibilité pour les familles israéliennes d’enterrer dignement et rituellement leurs morts, même dans la terrible réalité des cadavres parfois calcinés ou démembrés par les explosions, et l’impossibilité pour les familles palestiniennes d’en faire autant, soit parce que les corps pourrissent sous les éboulis avant parfois d’être éliminés par les pelleteuses, soit parce que les dépouilles trop nombreuses disparaissent dans des fosses communes faute de place dans des cimetières dévastés par les bombes, soit parce que les autorités israéliennes refusent de rendre aux familles les restes de leurs proches, ainsi que l’a montré la politiste Stéphanie Latte Abdallah[33].
Il aura ainsi fallu plus de 30 000 morts officiellement, et probablement plus de 100 000 en fait, surtout des civils, souvent des enfants, pour que les pays occidentaux commencent à trouver le châtiment collectif suffisant, pour que leurs gouvernements envisagent un cessez-le-feu tout en continuant à envoyer des armes, pour que leurs principaux médias entreprennent de corriger leur restitution partiale des événements.
Tout s’est donc passé comme si, une fois encore, une vie supprimée de civil israélien devait être payée de cent vies anéanties de civils palestiniens, comme si l’une valait cent fois plus que les autres, et même un millier de fois pour ce qui est des enfants. « L’Occident a montré un racisme pur. Il a affirmé en creux qu’une vie blanche a plus de valeur qu’une vie arabe », analyse la journaliste palestinienne Lubna Masarwa[34]. Beaucoup de celles et ceux qui ont manifesté pour exiger un cessez-le-feu exprimaient en fait leur refus de cette inégalité des vies[35].
Mais jamais le discours politique et médiatique n’a rendu compte de la mobilisation dans ces termes, à savoir pour le droit à la vie des Palestiniens et leur droit à une vie bonne. La situation a été décrite comme un nouveau « campisme », opposant un camp pro-palestinien à un autre, pro-israélien[36]. Quand on demandait l’arrêt du massacre des civils, simplement parce qu’on ne tue pas des innocents, quand on appelait à la fin du siège total, simplement parce qu’on n’affame pas des êtres humains, quand on condamnait la dévastation des hôpitaux, simplement parce qu’on ne prive pas les malades et les blessés de soins médicaux, quand on critiquait la destruction des écoles et des monuments, simplement parce qu’on n’enlève pas à un peuple sa culture et son histoire, il semblait que, pour beaucoup, parmi les commentateurs, il n’était pas possible d’imaginer un autre camp : celui de la vie.
*
Illustration : Wikimedia Commons.
Notes
[1] Ofri Ilany, « The mass killing in Gaza will poison Israeli souls forever », Haaretz, 21 mars 2024.
[2] Didier Fassin, De l’inégalité des vies, Paris, Fayard- Collège de France, 2020.
[3] Il y a eu pendant l’opération « Plomb durci » 1 398 Palestiniens, dont 1 391 à Gaza, tués par les forces israéliennes et 9 Israéliens, dont 3 civils, tués par des Palestiniens. Les statistiques concernant les civils palestiniens tués sont difficiles à établir et sujettes à discussion. Si l’on retient la définition de B’Tselem, à savoir les Palestiniens tués par l’armée israélienne alors qu’ils ne participaient pas à des activités et donc n’étaient en principe pas visés, ce sont 764 personnes, dont 318 mineurs et 108 femmes. À la différence de l’armée israélienne, qui fournit seulement des nombres sans précision, en l’occurrence 1 166 Palestiniens tués, et assimile tous les hommes adultes à des terroristes, ce qui réduit le nombre de civils tués à 295, B’Tselem indique pour chaque victime son identité, y compris le nom, l’âge et le sexe, et les circonstances de son décès.
[4] Il y a eu pendant l’opération « Bordure protectrice » 2 251 Palestiniens tués, dont 789 combattants et 1 462 civils, parmi lesquels 299 femmes et 551 enfants, et 76 Israéliens, dont 70 soldats et 6 civils. L’armée israélienne donne des chiffres proches pour le nombre total de morts, soit 2 125, mais sous-estime fortement la part des civils, dont elle établit le bilan à seulement 761.
[5] Merlyn Thomas, Jake Horton et Benedict Garman, « Israel-Gaza : Checking Israel’s claim to have killed 10,000 Hamas fighters », bbc, 29 février 2024.
[6] « Contrary to Israel’s claims, 9 out of 10 of those killed in Gaza are civilians », Euro-Mediterranean Human Rights Monitor, 5 décembre 2023.
[7] Chiffres donnés, en ce qui concerne Gaza, par les Nations unies pour l’ensemble des décès établis, soit 32 623 le 6 avril 2024, et par l’organisation Save The Children pour les seuls enfants, soit 13 800 le 4 avril 2024 : <https://reliefweb.> et <www.savethechildren.org.uk/news/med...> .
[8] Raphael Cohen, « Why the October 7 attack was not Israel 9/11 », Lawfare, 12 novembre 2023.
[9] We Are Not Numbers, <https://wearenotnumbers.> .
[10] Eitan Barak, « Under cover of darkness : Israeli Supreme Court and the use of human lives as bargaining chips », The International Journal of Human Rights, 3 (3), 1999, et Jonathan Kuttab, « The International Criminal Court’s failure to hold Israel accountable », Arab Center Washington, 12 septembre 2023.
[11] Harry Davies, Bethan McKernan, Yuval Abraham et Meron Rapoport, « Spying, hacking and intimidation :
[12] Nadera Shalhoub-Kevorkian, « The occupation of the senses : The prosthetic and aesthetic of state terror », The British Journal of Criminology, 57 (6), 2017, p. 1279-1300. L’autrice, qui est professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem, a été suspendue par son institution en mars 2024 pour ses propos sur la guerre à Gaza, puis arrêtée et détenue par la police israélienne, avant d’être libérée et réintégrée.
[13] Haggai Matar, « Police spray putrid water on Palestinian homes, schools », +972, 15 novembre 2014.
[14] Scott Wilson, « In Gaza, lives shaped by drones », The Washington Post, 3 décembre 2011.
[15] Saree Makdisi, « No human being can exist », n+1, 25 octobre 2023.
[16] Acrimed, « Naufrage et asphyxie du débat public », 20 décembre 2023, <www.acrimed.org/Palestine-naufrage-et-> , et Blast, « Un naufrage média- tique sans précédent », 31 mars 2024, <www.youtube.com/> .
[17] Extraits de journaux quotidiens d’une radio nationale, évoqués à titre d’illustrations d’un fait général. Il est vrai que la plupart des correspondants permanents et des envoyés spéciaux se trouvent à Jérusalem ou Tel Aviv. Mais imaginerait-on un seul instant n’avoir d’information sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences pour la population qu’en utilisant les seules sources officielles du régime de Moscou ?
[18] Shrouq Aïla, « Inside the Nuseirat massacre : this carnage I saw during Israel’s hostage rescue », The Intercept, 10 juin 2024 ; Gideon Levy, « Why did Israel conceal hundreds of Gazans’ deaths in “perfect” hostage rescue operation ? », Haaretz, 12 juin 2024. Au lendemain de l’attaque, le journal d’une radio nationale consacrait vingt-quatre fois plus de temps à l’information heureuse côté israélien qu’à la réalité tragique côté palestinien pourtant déjà connue. Parallèlement, les présidents états-unien et français se réjouissaient de la libération des quatre otages israéliens, sans un mot pour les centaines de victimes civiles palestiniennes.
[19] Human Rights Watch, Meta’s Broken Promises : Systemic Censorship of Palestine Content on Instagram and Facebook, 21 décembre 2023 : <www.hrw.org/report/2023/12/21/> . Sur 1 050 contenus censurés sur Facebook et Instagram et vérifiés par Human Rights Watch, 1 049 concer- naient des éléments pacifiques en faveur de la Palestine.
[20] Livia Wick, Sumud : Birth, Oral History and Persisting in Palestine, Syracuse, Syracuse University Press, 2022.
[21] India McTaggart, « bbc reporters accuse it of favor- itism towards Israel », The Telegraph, 23 novembre 2023.
[22] Jeremy Scahill, « Leaked NYT Gaza memo tells journalists to avoid words “genocide”, “ethnic cleansing” and “occupied territories” », The Intercept, 15 avril 2024.
[23] Adam Johnson et Othman Ali, « Coverage of Gaza war in the New York Times and other major newspapers heavily favored Israel, analysis shows », The Intercept, 9 janvier 2024.
[24] Laura Wagner et Will Sommer, « Hundreds of journalists sign letter protesting coverage of Israel », The Washington Post, 9 novembre 2023.
[25] Tariq Kenney-Shawa, « Israel’s disinformation apparatus : A Key weapon in its arsenal », Al-Shabaka. The Palestinian Policy Network, 12 mars 2024.
[26] Les corrections apportées début mai 2024 par les Nations unies sur la proportion de femmes et d’enfants officiellement tués à Gaza, en ne tenant compte que des données pour lesquelles existaient des informations d’état- civil, ont donné lieu à des insinuations malveillantes et des commentaires sarcastiques, qui ne faisaient pas mention du fait que, si les statistiques sont difficiles à valider, c’est que l’armée israélienne a détruit les hôpitaux qui les recueil- laient et les voies de communication qui les transmettaient : Graeme Wood, « The un’s Gaza statistics make no sense », The Atlantic, 17 mai 2024.
[27] Ryan Grim et Prem Thakker, « Biden’s conspiracy theory about Gaza casualty numbers unravels upon inspec- tion », The Intercept, 31 octobre 2023.
[28] Benjamin Huynh, Elizabeth Chin et Paul Spiegel, « No evidence of inflated mortality reporting from the Gaza Ministry of Health », The Lancet, 6 décembre 2023.
[29] Stephanie Savell, How Death Outlives War : The Reverberating Impact of the Post-9/11 Wars on Human Health, Watson Institute, Brown University, 15 mai 2023.
[30] William Marx, « Ce qu’Œdipe et Antigone nous disent de la crise au Proche-Orient », Le Monde, 15 novembre 2023.
[31] Selon François Hollande, interrogé le 7 février 2024, il existe une différence presque ontologique entre « les victimes du terrorisme et les victimes de guerre », ce qui justifie, selon lui, qu’on rende un hommage national aux premières, franco-israéliennes, mais non aux secondes, franco- palestiniennes : <www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/> .
[32] Judith Butler, Frames of War : When Is Life Grievable ? Londres, Verso, 2009, p. 24, 31 et 38 (traduction modifiée de la version française établie par Joëlle Mareli sous le titre Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, trad. Joëlle Mareli, Paris, Zones, 2010, p. 28-29, 35).
[33] Vivian Yee, Iyad Abuheweilia, Abu Bakr Bashir et Ameera Harouda, « Gaza shadow death toll : Bodies buried beneath the rubble », The New York Times, 23 mars 2024 ; Ruth Michaelson, « un rights chief “horrified” by reports of mass graves at two Gaza hospitals », The Guardian, 23 avril 2024 ; Stéphanie Latte Abdallah, Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine, Paris, Karthala, 2022.
[34] Louis Imbert, « Face à la guerre contre le Hamas, la crise existentielle de la gauche israélienne », Le Monde, 2 novembre 2023.
[35] Didier Fassin, « The inequality of Palestinian lives », The Berlin Review, 1 (1), 2 février 2024.
[36] Nicolas Truong, « La guerre entre Israël et le Hamas fracture le monde intellectuel », Le Monde, 8 décembre 2023.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?