Édition du 17 décembre 2024

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International

Avant et après le séisme

Comment ils ont ruiné Haïti

Tiré de counterpunch.org

"La ligne de fracture de l’impérialisme US a amplifié la ligne de fracture géologique et a transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale."

Texte publié sur le site counterpunch.org le 14 janvier 2010. Traduction par le Grand Soir.

Un terrible tremblement de terre, le pire depuis 200 ans, a frappé Port-au-Prince mardi, provoquant d’innombrables dégâts et victimes. L’intensité du séisme était de 7,0 sur l’échelle de Richter et a été suivi durant toute la nuit jusqu’au matin par 30 autres secousses, toutes supérieures à une magnitude de 4,5.

Le séisme a fait tomber des maisons, des hôtels, des hôpitaux et même les principaux bâtiments publics de la capitale, dont le palais présidentiel. L’effondrement de tous ces batiments a provoqué un gigantesque nuage qui a plané au-dessus de la ville et une pluie de poussière sur le sol dévasté.
Selon les estimations, on compterait plus de 100,000 morts pour une métropole de 2 millions d’habitants. Ceux et celles qui ont survécu vivent dans la rue par crainte de retourner dans les constructions qui sont encore debout.
Partout dans le monde, les HaïtienNEs tentent d’entrer en contact avec leurs familles et amiEs mais la plupart des lignes téléphoniques du pays sont coupées.

Alors que la majorité des gens ont réagi à cette crise en cherchant comment fournir de l’aide ou faire un don, le fanatique de la Droite Chrétienne (US), Pat Robertson, s’est distingué par une déclaration raciste abjecte. Il a expliqué que les HaïtienNEs étaient maudits parce qu’ils et elles avaient signé un pacte avec le diable pour se libérer de l’esclavagisme de leurs maîtres français lors de la révolution haïtienne, il y a 200 ans.

Les grands médias ont expliqué que le séisme avait été provoqué par un glissement de plaques tectoniques le long d’une faille située sous la capitale de Port-au-Prince, et que la misère et l’impuissance du gouvernement Préval avaient amplifié le désastre. Mais ils n’ont pas tout dit.

« La couverture médiatique du séisme se caractérise par une déconnexion quasi totale entre le désastre et l’histoire sociale et politique d’Haïti », explique le militant de la solidarité avec Haïti, le Canadien Yves Engler. « Ils répètent que le gouvernement n’était pas du tout préparé pour faire face à une telle crise. C’est vrai. Mais ils n’ont pas expliqué pourquoi. »

Pourquoi est-ce que 60 pour cent des bâtiments à Port-au-Prince étaient-ils mal construits et dangereux, même dans des conditions normales, selon le maire de la capitale ? Pourquoi n’y a-t-il pas de réglementation sur les constructions dans une ville située au-dessus d’une faille ? Pourquoi est-ce que la population de Port-au-Prince est-elle passée de 50,000 habitants dans les années 50 à 2 millions de miséreux aujourd’hui ? Pourquoi l’État a-t-il été totalement dépassé par les évènements ?

Pour le comprendre, il faut examiner une deuxième ligne de fracture – la politique impériale des États-Unis à l’égard d’Haïti. Le gouvernement des États-Unis, les Nations Unies, et d’autres puissances ont aidé la classe dirigeante haïtienne à soumettre le pays aux plans économiques néolibéraux qui ont appauvri les masses, provoqué des déforestations, ruiné l’infrastructure et rendu le gouvernement impuissant.

La ligne de fracture de l’impérialisme US a amplifié la ligne de fracture géologique et a transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale.

Pendant la Guerre Froide, les États-Unis ont soutenu les dictatures de Papa Doc Duvalier et ensuite Bébé Doc Duvalier – qui ont régné sur le pays de 1957 à 1986 – pour faire un contrepoids à Cuba.

Sous la supervision de Washington, Bebé Doc Duvalier a ouvert l’économie haïtienne aux capitaux US dans les années 70 et 80. Les produits agricoles importés des États-Unis ont inondé le pays et ruiné la paysannerie locale. Des centaines de milliers de gens sont venus se réfugier dans les bidonvilles de Port-au-Prince pour fournir une main d’oeuvre extrêmement bon marché aux « ateliers à sueur » (sweat shops) US situés dans les zones franches.

Dans les années 80, les HaïtienNEs se sont soulevéEs pour chasser les Duvalier et ont ensuite élu à la présidence le réformiste Jean-Bertrand Aristide sur un programme de réforme agraire, d’aide aux paysanNEs, de reforestation, d’investissement dans les infrastructures, d’augmentation des salaires et des droits syndicaux pour les travailleurs et travailleuses.

En réaction, les États-Unis ont soutenu un coup d’état qui a chassé Aristide en 1991. En 1994, après que Bill Clinton ait envoyé ses troupes sur l’île, le président élu a retrouvé son poste mais à la condition d’appliquer le plan néolibéral US, appelé « plan de la mort » par les HaïtienNEs.

Aristide a résisté à certaines mesures du programme US pour Haïti, mais en a mis d’autres en oeuvre, brisant ainsi la perspective de réformes. Et puis un jour, les États-Unis ont perdu patience devant les résistances d’Aristide qui refusait de se soumettre totalement, surtout lorsqu’il a demandé au cours de sa dernière année de mandat 21 milliards de dollars en guise d’indemnisations pour son pays. Les États-Unis ont imposé un embargo économique qui a étranglé le pays et plongé les paysanNEs et les travailleurs et les travailleuses dans une misère encore plus profonde.

En 2004, Washington a collaboré avec la classe dirigeante haïtienne dans son soutien aux escadrons de la mort qui ont renversé le gouvernement puis enlevé et déporté Aristide. Les Nations Unies ont ensuite envoyé des troupes pour occuper le pays et le gouvernement marionnette de Gérard Latortue a été installé afin de poursuivre les plans néolibéraux de Washington.

Le court règne de Latortue a été marqué par une profonde corruption – lui et ses partisans ont empoché une bonne partie des 4 milliards de dollars injectés par les États-Unis et d’autres pays après la levée de l’embargo. Le régime a démantelé les timides réformes qu’Aristide avait réussies à mettre en place. Ainsi, le processus d’appauvrissement et de dégradation des infrastructures du pays s’est accéléré.

En 2006, les HaïtienNEs ont massivement élu à la présidence René Préval, allié de longue date d’Aristide. Mais Préval n’a pas fait preuve de beaucoup de détermination et a fini par collaborer avec les plans US et ignorer la crise sociale qui s’amplifiait.

En fait, les États-Unis, les Nations Unies et les autres puissances impériales ont court-circuité le gouvernement Préval en injectant de l’argent directement dans les ONG. « Aujourd’hui, en Haïti, le nombre d’ONG par habitant est le plus élevé au monde » dit Yves Engler. Le gouvernement Préval n’est plus qu’un paravent derrière lequel les véritables décisions sont prises par les puissances impériales qui les mettent en application par l’intermédiaire d’ONG qu’elles ont choisies.

Le véritable pouvoir dans le pays n’est pas exercé par le gouvernement Préval mais par la force d’occupation des Nations Unies appuyée par les États-Unis. Sous direction brésilienne, les forces de l’ONU ont protégé les riches et ont collaboré avec – ou ont fait semblant de ne pas voir – les escadrons de la mort d’extrême droite qui terrorisent les partisans d’Aristide et de son parti Lavalas.

Les forces d’occupation n’ont rien fait pour lutter contre la misère, la dégradation des infrastructures et la déforestation massive qui ont amplifié les effets d’une série de catastrophes naturelles – de violents cyclones en 2004 et 2008 et maintenant le séisme.

Au lieu de cela, elles se sont contentées de faire la police au milieu d’une catastrophe sociale et ont commis les crimes habituels et caractéristiques de toutes les forces de police. Selon Ban Beeton, dans un article de la NACLA sur les Amériques, « la mission de stabilisation de l’ONU en Haiti (MINUSTAH), qui a commencé en juin 2004, a été marquée pratiquement dès le premier jour par des scandales de meurtres, de viols et autres violences commises par ses troupes. »

L’administration Bush d’abord, et maintenant l’administration Obama, ont toutes deux profité du coup d’état, des crises sociales et des catastrophes naturelles pour étendre les projets néolibéraux des États-Unis.

Sous Obama, les États-Unis ont annulé une partie de la dette, pour un montant de 1,2 milliards de dollars, mais n’ont pas annulé la totalité de celle-ci – Haïti rembourse encore d’énormes sommes à la Banque Inter-Américaine pour le Développement. L’annulation d’une partie de la dette fait partie de la mise en scène habituelle destinée à occulter la véritable politique d’Obama en Haïti, qui est encore et toujours la même.

En étroite collaboration avec le nouvel envoyé spécial des Nations Unies pour Haïti, l’ancien président Bill Clinton, Obama est intervenu pour faire appliquer un programme économique similaire à celle du reste des Caraïbes – tourisme, ateliers de textiles, et la réduction du contrôle de l’état sur l’économie par le biais des privatisations et des déréglementations.

Plus précisémment, Clinton a dirigé un plan visant à transformer le nord d’Haïti en un terrain de loisirs pour touristes, situé le plus loin possible des bidonvilles de Port-au-Prince. Clinton a convaincu la compagnie Royal Caribbean Cruise Lines d’investir 55 millions de dollars pour construire un port le long de la côte de Labadee, loué jusqu’en 2050.

A partir de là, l’industrie touristique de Haïti espère organiser des expéditions vers les forteresses haut perchées de Citadelle et de Palais Sans Souci, toutes deux construites par Henri Christophe, un des dirigeants de la révolution des esclaves d’Haïti. Selon le Miami Herald, le plan de 40 millions de dollars comprend la transformation de la ville paisible de Milot, base de départ pour la Citadelle et le Palais Sans Souci, en un village touristique animé comprenant des galeries d’arts, des marchés d’artisanat, des restaurants et des rues pavées. Les touristes seront transportés en contournant le cap embouteillé de Cap-Haïtien jusqu’à la baie, puis transportés par autocars le long des plantations paysannes pittoresques. Une fois à Milot, ils pourront grimper à pied ou à cheval jusqu’à la Citadelle... classée patrimoine mondial depuis 1982...
Dés lors que la Royal Caribbean a prévu de faire venir le plus grand navire de croisière au monde, provoquant ainsi une demande en excursions, l’industrie du tourisme d’Haiti encourage le développement de l’écotourisme, d’explorations archéologiques et de démonstrations pour voyeurs de rites vaudous.

Ainsi, tandis que Pat Robinson compare la grande révolution des esclaves d’Haïti à un pacte avec le diable, Clinton s’active à la réduire à un piège à touristes. Dans le même temps, les plans de Clinton pour Haïti prévoient une expansion des « ateliers à sueur » (sweat shops) pour profiter de la main d’oeuvre bon marché fournie par les masses urbaines. Les États-Unis ont détaxé les importations en provenance d’Haiti pour faciliter le retour de la production de ces ateliers.

Clinton a vanté les opportunités offertes par le développement des « ateliers à sueur » lors d’une visite éclair d’une usine à textile appartenant et géré par la célèbre Cintas Corp. Il a annoncé que George Soros avait offert 50 millions de dollars pour un nouveau parc industriel d’ateliers qui pourrait créer 25,000 emplois dans l’industrie du textile. Clinton a expliqué à une conférence de presse que le gouvernement d’Haïti pourrait créer « plus d’emplois en baissant le coût des investissements, y compris le prix des loyers ».

Le fondateur de TransAfrica, Randall Robinson, a déclaré à Democracy Now ! (radio progressiste US – NdT) « Haïti n’a pas besoin de ce genre d’investissement. Il a besoin d’investissements en capital. Il a besoin d’investissements qui lui permettraient d’atteindre l’autosuffisance. Il a besoin d’investissements pour pouvoir se nourrir. »

Une des raisons pour lesquelles Clinton a pu promouvoir aussi facilement les « ateliers à sueur » est que le coup d’état appuyé par les États-Unis a éradiqué toute forme de résistance. Ils se sont débarrassés d’Aristide et de sa manie qui consistait à augmenter le salaire minimum. Ils l’ont forcé à l’exil, ils ont terrorisé ses alliéEs restéEs sur place et ils ont interdit à son parti politique, Fanmi Lavalas, le parti le plus populaire du pays, de se présenter aux élections. De plus, le régime issu du coup d’état a attaqué les syndicalistes présents dans les « ateliers à sueur ».

Clinton pouvait ainsi annoncer aux hommes d’affaires que « le risque politique en Haïti est le plus faible que je n’ai jamais vu de ma vie ».

Ainsi, à l’instar des présidents américains avant lui, Obama a aidé les classes privilégiées d’Haïti, a soutenu les multinationales qui voulaient profiter des coûts de main-d’oeuvre, a réduit le pouvoir de réglementation de l’État haïtien et a réprimé toute forme de résistance politique.

Les conséquences directes de ces politiques sont un État haïtien impuissant, une infrastructure en ruines, des constructions hasardeuses et une misère noire qui, conjuguées aux cyclones et maintenant au séisme, ont transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale.

Tout le monde devrait soutenir la fourniture d’aide à Haïti, mais personne ne devrait le faire avec des oeillères. Comme l’a dit Engler : « l’aide destinée à Haïti a toujours été employée au profit d’intérêts impérialistes. Ceci est évident lorsqu’on observe comment les États-Unis et le Canada ont traité le gouvernement Aristide en contraste au traitement réservé au régime issu du coup d’état. Les États-Unis et le Canada ont affamé Aristide en supprimant pratiquement toute aide.

Mais après le coup d’état, ils ont ouvert en grand les robinets financiers pour appuyer les forces les plus réactionnaires de la société haïtienne. »

Ils ne faut pas se tromper sur le rôle des ONG internationales. Tandis que de nombreuses ONG tentent de répondre à la crise, les États-Unis et d’autres gouvernements fournissent une aide destinée à miner le droit à l’autodétermination du pays. Les ONG internationales n’ont aucun compte à rendre au gouvernement haïtien, pas plus qu’au peuple haïtien. Par conséquence, toute aide qui passe par ces ONG ne fait qu’affaiblir un peu plus le peu d’emprise sur leur propre société encore entre les mains des HaïtienNEs.

L’administration Obama devrait aussi lever l’exil d’Aristide et lui permettre de retourner en Haïti, et lever aussi l’interdiction faite à son parti politique, Fanmi Lavalas, de participer aux élections. Après tout, un criminel et trafiquant de drogue notoire, Guy Philippe, et son parti le Front National pour la Reconstruction (FNR) ont été autorisés à participer aux élections. Aristide et son parti, par contraste, sont encore la force politique la plus populaire du pays et devraient être autorisés à participer à une élection libre et démocratique.
Les États-Unis devraient aussi cesser de déporter les HaïtienNEs qui ont fui leur pays déchiré par la crise et leur accorder une statut temporaire de réfugiéEs. Ce qui permettrait aux HaïtienNEs qui ont fui la crise politique et sociale que traverse le pays depuis le coup d’état, les cyclones et à présent le séisme, de rester aux États-Unis.

Par-dessus tout, nous devons exiger que les États-Unis cessent d’imposer leurs programmes néolibéraux. Les États-Unis ont pillé Haïti depuis des décennies. Ce n’est pas Haïti qui a une dette envers les États-Unis, et d’autres pays, mais l’inverse. Les États-Unis, la France, le Canada et les Nations Unies doivent au peuple haïtien une indemnisation pour le pillage de leur pays.

Avec ces indemnités et un espace politique, les HaïtienNEs pourraient commencer à déterminer leur propre avenir politique et économique – tel qu’il avait été rêvé par la grande révolution des esclaves, il y a 200 ans.

Ashley Smith écrit pour Socialist Worker, où l’original de cet article a été publié.
Il peut être contacté à : ashley05401 [@] yahoo.com
Traduction par le Grand Soir

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