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Climato-sceptiques : les dessous de la machine à fabriquer du doute

En pleine conférence de l’ONU sur le climat, le climato-scepticisme continue d’être une machine de propagande très efficace, soutenue par l’industrie et organisée autour des think tanks conservateurs et néo-libéraux.

(tiré de Mediapart.fr1 | 6 novembre 2013)

Le 11 novembre, alors que s’ouvrait à Varsovie la 19e conférence de l’ONU sur le climat, David Rothbard, président du Committee for a constructive tomorrow (CFACT3), think tank climato-sceptique de Washington, s’adressait aux habitants de la capitale polonaise. Sur une tribune installée dans le centre ville, Rothbard appelait les Varsoviens venus célébrer le jour de l’indépendance de la Pologne à « une nouvelle bataille pour la liberté contre ceux qui utilisent l’alarmisme climatique et environnemental pour voler nos libertés et donner aux bureaucrates internationaux le contrôle sur nos sources d’énergie, nos vies quotidiennes, notre prospérité et notre souveraineté nationale ».

L’épisode est relaté sur une quinzaine de blogs climato-sceptiques, qui décrivent un rassemblement de « 50 000 Polonais enthousiastes », unis contre « les tentatives des Nations unies pour voler nos libertés »… En fait, la vidéo diffusée par le CFACT montre un public agitant des drapeaux blanc et rouge et des panneaux avec des slogans comme « Bog, Honor, Ojczyzna » (« Dieu, honneur, patrie »), qui ne semble guère prêter attention à la diatribe de Rothbard, bien que celui-ci se soit adjoint les services d’un interprète.

Le discours de David Rothbard est typique de la rhétorique climato-sceptique, qui considère que toute tentative pour réguler les émissions carbonées est un attentat au libertés publiques. L’activisme du CFACT illustre la guerre de communication permanente menée par les groupes climato-sceptiques américains pour empêcher la mise en place de mesures de protection de l’environnement. Il est frappant d’observer qu’aux États-Unis, la contestation du changement climatique augmente sur la scène politique et dans la société, alors même que le consensus scientifique sur le réchauffement anthropogénique s’est renforcé et que l’opinion publique est sensibilisée à l’environnement.

L’une des raisons de ce paradoxe est que le climato-scepticisme made in USA n’a rien d’un mouvement d’opinion spontané. C’est un système organisé, qui s’appuie sur des puissances financières considérables, dispose de fonds se chiffrant en centaines de millions de dollars, de relais politiques (essentiellement républicains et conservateurs), d’accès à de grands médias comme Fox News, le Wall Street Journal (tous deux appartenant au conservateur Rupert Murdoch) ou le Washington Times du révérend Moon. À quoi s’ajoute une nuée de blogs dont les plus populaires (wattsupwiththat.com, climateaudit.org ou climatedepot.com) ont une audience globale estimée à 700 000 visiteurs par mois.

Ce système constitue une machine de propagande redoutable, dont l’action a fortement contribué à bloquer la ratification du protocole de Kyoto par les États-Unis, selon l’analyse de Aaron Mc Cright et Riley Dunlap, deux universitaires spécialisés dans l’étude du climato-scepticisme américain. Les contestataires du climat ont aussi joué un rôle important dans l’échec de la conférence de Copenhague en 2009. Celle-ci a été plombée par l’affaire du « climategate », qui a donné lieu à une campagne climato-sceptique très agressive visant à discréditer les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). En septembre dernier, l’influence des climato-sceptiques a aidé à la victoire électorale du libéral Tony Abbott, nouveau premier ministre australien, et farouche adversaire de la taxe carbone. Aujourd’hui, les climato-sceptiques cherchent à empêcher que la conférence de Varsovie ne débouche sur un nouveau traité international.

Comment fonctionne la « machine à nier le changement climatique », ainsi que l’appellent McCright et Dunlap ? Selon les deux chercheurs, les composants principaux de cette machine, en dehors des sources de financement, sont des think tanks conservateurs, des “groupes paravents” qui organisent campagnes et actions de promotion, et une “chambre d’écho” politico-médiatique.

Le rôle crucial des think tanks

La pensée climato-sceptique américaine est issue de courants conservateurs et néo-libéraux qui ont utilisé les think tanks comme relais d’opinion. L’un des tout premiers est la Fondation Heritage, créée en 1973 par le philanthrope Joseph Coors, propriétaire des bières du même nom. Mais c’est à partir des années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et le « renouveau conservateur », que les think tanks montent en puissance pour mener une guerre des idées contre le progressisme des années 1960-70. Et promouvoir les conceptions néolibérales : dérégulation, libre entreprise, limitation du pouvoir de l’État

Après Joseph Coors, trois milliardaires, dont les fortunes viennent en partie d’intérêts pétroliers, créent des think tanks influents : Richard Scaife, fondateur du CFACT, cité plus haut ; David Koch, qui fonde Americans for Prosperity ; son frère Charles, fondateur du Cato Institute. Parmi les think tanks importants, on peut aussi citer le Heartland Institute, l’American Enterprise Institute ou encore le George Marshall Institute.

À la fin des années 1980, deux éléments vont cristalliser le mouvement climato-sceptique : la chute de l’empire soviétique qui, en mettant fin à la guerre froide, suscite un besoin de nouveaux horizons géopolitiques ; la mise en place du Giec, en 1988. Ce dernier est immédiatement perçu par les néoconservateurs comme un ennemi, du fait que sa création représente « un effort sans précédent pour développer une base scientifique pour les décisions politiques », écrivent Dunlap et McRight dans un article de 20113. Dans la pensée conservatrice américaine, « la “menace rouge” en voie de disparition (a été remplacée) par la “menace verte” », la crainte de mesures de régulation environnementales, à l’échelle nationale et internationale.

Les efforts de Reagan pour réduire le rôle de l’État vont cependant se heurter à une résistance dans le domaine de la protection de l’environnement. De là vient la stratégie du climato-scepticisme : les conservateurs et l’industrie réalisent qu’il est « plus efficace de mettre en doute le besoin de régulation en discréditant les preuves de la dégradation de l’environnement, que de s’opposer à l’objectif de protéger l’environnement », écrivent Dunlap et McRight.

Le centre névralgique du système climato-sceptique

Autrement dit, plutôt que d’attaquer frontalement les mesures écologiques, la stratégie du scepticisme s’efforce de montrer qu’elles sont inutiles. La méthode consistera donc à jeter le doute sur le changement climatique, à relativiser son importance, à contester son caractère anthropogénique, à mettre en avant d’autres causes de variations climatiques, comme l’effet de l’activité solaire, etc.

Cette rhétorique est construite sur le modèle mis au point par l’industrie du tabac, qui a usé de multiples arguments pour nier ou minimiser le lien entre cigarette et cancer, en le présentant comme une maladie multifactorielle, associée à de multiples causes et en mettant l’accent sur l’importance du style de vie, du niveau économique, et ainsi de suite. La filiation entre la rhétorique des cigarettiers et celle des climato-sceptiques est très clairement analysée dans le livre d’Erik Conway et Naomi Oreskes, Marchands de doute (Éditions Le Pommier) .

À partir des années 1990, les think tanks conservateurs sont devenus le centre névralgique du système climato-sceptique. À travers des conférences, des reportages, des interviews diffusés sur les médias sympathisants, ou des campagnes publicitaires, ils assurent la promotion de la conception néo-libérale de l’environnement. Competive Enterprise Institute a aidé l’administration Bush à entraver le développement d’une politique climatique. En 2012, une campagne d’affiches lancée par le Heartland Institute assimilait les scientifiques du Giec au terroriste Unabomber, Ted Kaczynsky, dont les bombes artisanales ont fait, de 1978 à 1996, trois morts et 23 blessés…

Les think tanks ont aussi une activité importante dans l’édition de livres : une étude3 de Riley Dunlap et Peter Jacques montre que sur 108 livres climato-sceptiques publiés en anglais depuis le début des années 1980, 78, soit 72 %, ont bénéficié d’un financement par un think tank. À noter que deux de ces livres ont été écrits par des auteurs français, Christian Gerondeau et Marcel Leroux.

Le financement : l’industrie du pétrole et du charbon, mais pas seulement

Les compagnies pétrolières et l’industrie du charbon ont bien sûr compris d’emblée l’enjeu que représentait pour elles le changement climatique, dès lors que l’utilisation des combustibles fossiles était identifiée comme la principale source des émissions de gaz à effet de serre. Assez logiquement, l’industrie des combustibles fossiles a financé dès le début les campagnes climato-sceptiques, notamment en soutenant des think tanks et des scientifiques « dissidents ».

L’un des premiers scientifiques à nier le réchauffement planétaire a été Patrick Michaels, climatologue à l’université de Virginie, qui, dès 1989, critiquait ce qu’il appelait « l’environnementalisme apocalyptique », qu’il qualifiait de « religion la plus populaire depuis le marxisme ». Michaels a été sponsorisé par la Western Fuels Association, consortium lié au charbon, et a reconnu en 1995 avoir reçu 165 000 dollars de l’industrie. Il est aujourd’hui « directeur du centre pour l’étude de la science » au Cato Institute, le think tank fondé par Charles Koch.

Travailler pour un think tank offre un statut plus respectable qu’afficher un lien direct avec l’industrie, même si ce n’est souvent qu’une façade. D’après un rapport de Greenpeace USA, entre 1998 et 2012, ExxonMobil a versé un total de 27,4 millions de dollars à une soixantaine de think tanks, dont le Cato Institute, le Heartland Institute et la Fondation Heritage. Selon Dunlap et McCright, ExxonMobil a longtemps été le premier sponsor des think tanks et associations climato-sceptiques, mais aurait réduit sa contribution au cours des dernières années, craignant que cette pratique nuise à son image. La compagnie charbonnière Peabody Energy a également beaucoup contribué au climato-scepticisme, de même que des associations industrielles comme l’Institut américain du pétrole.

En dehors de l’industrie des combustibles fossiles, le climato-scepticisme a été soutenu par des sociétés du secteur de l’énergie comme Southern Company (compagnie d’électricité), des producteurs d’acier, des forestiers, des mines ou des constructeurs d’automobiles (Chrysler, Ford, General Motors). On peut aussi mentionner la Chambre de commerce des États-Unis. Au début des années 1990, un grand nombre d’entreprises américaines était ainsi alliée contre la science du climat et la politique environnementale. Le Giec apparaissant comme la cible centrale de la coalition industrielle.

Cette dernière va pourtant se fracturer au moment du deuxième rapport du Giec, en 1995, et de l’adoption du protocole de Kyoto. De grandes firmes comme BP annoncent qu’elles ne contestent plus la réalité du réchauffement anthropogénique. Plusieurs compagnies pétrolières et d’autres grandes firmes se lient à des organisations environnementales pour former le US climate action Partnership, groupe dont l’objectif est d’encourager une action publique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. À la fin des années 1990, une part importante de l’industrie américaine semble prête à accepter la réalité du changement climatique et la nécessité de politiques de réductions des émissions. Mais cela ne durera pas : avec l’arrivée au pouvoir en janvier 2001 de George Bush qui insititutionnalise « le déni du changement climatique au sein du gouvernement fédéral », selon McRight et Dunlap, l’industrie des combustibles fossiles n’a plus grand-chose à craindre.

L’élection de Barack Obama et d’une majorité démocrate aux deux Chambres a remis au goût du jour la limitation des émissions carbonées, d’où « un énorme lobbying industriel pour s’opposer ou atténuer les mesures introduites par la Chambre des représentants ou le Sénat aussi bien que les tentatives internationales », notamment la conférence de Copenhague de 2009. « Ce lobbying s’est accompagné d’une escalade des attaques contre la science climatique et les scientifiques aussi bien que contre le Giec, avec un soutien considérable d’ExxonMobil et d’associations comme la Chambre de commerce des États-Unis », rapportent Dunlap et McCright. En somme, malgré certaines divisions, une part significative de l’industrie américaine continue d’alimenter le climato-scepticisme.

« La plus grande mystification jamais perpétrée »

À côté de cette coalition industrielle, un soutien très important vient de riches donateurs qui, par l’intermédiaire d’organisations à but non lucratif, financent anonymement le climato-scepticisme. Ainsi, deux organisations associées, Donors Trust3 et Donors Capital Fund, ont distribué aux think tanks climato-sceptiques un total de près de 150 millions de dollars entre 2002 et 2011 (d’après le rapport de Greenpeace USA). Ces organisations sont liées aux frères Koch, deux des principaux sponsors de think tanks climato-sceptiques. Le financement « philanthropique » pourrait donc être encore plus élevé que le soutien direct de l’industrie. Dunlap et McCright estiment que « dans les années récentes, les fonds versés par les familles Scaife et Koch pour financer les acteurs du déni du changement climatique et leurs actions ont pu dépasser l’apport d’ExxonMobil ».

Les « groupes paravent »

Ces organismes ont un rôle complémentaire de celui des think tanks. Ils fournissent aux entreprises une façade leur permettant de mener des actions sans apparaître directement. Un des premiers exemples est le Global Climate Coalition, créé en 1989 en réaction à la mise en place du Giec, et financé par des compagnies pétrolières (ExxonMobil, Texaco et BP), des constructeurs d’automobiles (Chrysler, Ford, GM), l’Institut américain du pétrole, etc. Le GCC a joué un rôle très actif dans l’opposition à la ratification du protocole de Kyoto par les États-Unis, notamment en diffusant des publicités télévisées et en menant des campagnes pour discréditer le Giec.

Le groupe Information council on the Environment (ICE) a été créé en 1991 par des entreprises du charbon et des compagnies d’électricité. Avec l’aide de scientifiques sceptiques comme Patrick Michaels, déjà cité, il a lancé une campagne médiatique pour dénigrer la notion de réchauffement global et critiquer l’accord des États-Unis pour la réduction des émissions carbonées lors du sommet de Rio de 1992.

En 1997, est apparu un autre groupe, la Cooler Heads Coalition (CHC), qui n’émane pas de l’industrie mais de plusieurs think tanks (CFACT, Heartland, CEI ou Competitive Entrerprise Institute). Ce groupe et son directeur, Myron Ebell, ainsi que le CEI ont joué un rôle crucial dans la promotion du « climategate » et les campagnes de dénigrement du Giec.

Les politiciens conservateurs

Dès le départ, aux États-Unis, le climato-scepticisme est associé à l’idéologie néo-libérale conservatrice. Il est fortement politisé, comme l’illustre la succession de basculements entre les présidences républicaines et démocrates. L’un des personnages les plus connus à cet égard est James Inhofe, sénateur républicain de l’Oklahoma, célèbre pour avoir affirmé dans un discours au Sénat que le réchauffement global était « la plus grande mystification jamais perpétrée contre le peuple américain ». Inhofe a été président du Comité pour l’environnement et les travaux publics, dont il a fait une tribune ouverte aux contestataires du changement climatique. Il a notamment employé Marc Morano, membre du CFACT et animateur du site climatedepot.com. Morano a aussi travaillé avec l’animateur de radio conservateur Rush Limbaugh, et a fait campagne contre John Kerry lors de la présidentielle de 2004.

Plus récemment, un autre politicien républicain, membre du Tea Party, Ken Cuccinelli, procureur général de Virginie, s’est illustré dans la guerrilla anticlimatologues : il a lancé en 2010 une enquête sur les recherches de Michael Mann, climatologue connu qui a été professeur à l’université de Virginie (il travaille actuellement à l’université de Pennsylvanie).

Sous prétexte de contrôler que l’argent public n’avait pas été gaspillé en finançant les travaux de Mann, Cuccinelli a usé d’une procédure appelée Civil investigative demand pour exiger que l’université de Virginie fournisse tous les documents dont elle disposait ayant un rapport direct ou indirect avec les recherches de Mann, notamment toutes les correspondances entre le chercheur, l’université et 39 autres scientifiques, de 1999 à 2010…

Sachant que cette procédure ne nécessite pas d’engager des poursuites, il est difficile de la considérer autrement que comme une forme de harcèlement administratif. Ce que la justice a d’ailleurs reconnu deux ans plus tard, en considérant que Cuccinelli n’avait pas autorité à demander les documents. En 2013, Cuccinelli a fait campagne pour l’élection au poste de gouverneur de Virginie. Et a perdu, le 6 novembre, face au démocrate Terry McAuliffe…

Même si Cuccinelli a perdu, l’épisode illustre la stratégie climato-sceptique qui fait feu de tout bois pour empêcher que le débat sur le réchauffement soit jamais tranché. Cette stratégie a jusqu’ici permis à l’industrie américaine des combustibles fossiles et à ses alliés politiques conservateurs d’éviter ce qu’elle redoute par-dessus tout : la reconnaissance du réchauffement global comme un problème grave qui justifie des mesures contraignantes pour réduire les émissions carbonées. Pour le mouvement climato-sceptique, le danger n’est pas la dégradation de l’environnement, c’est la remise en cause du dogme de la croissance économique sans freins.

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