D’où vient cette obsession contre l’Islam ? Est-ce le résultat récent d’un débat amorcé au tournant des années 60 au Québec ? Sommes-nous préoccupés essentiellement par les enjeux généraux entourant la laïcité et la place de la religion dans la société ? Cette analyse ne tient bien sûr pas la route. L’islamophobie est une forme de xénophobie qui peut rapidement tourner au racisme lorsqu’elle n’est pas maîtrisée. C’est la peur de l’autre, à savoir celle d’être envahi par l’étranger qui explique les crises que nous traversons. Qu’il s’agisse de la crise des accommodements apparue en 2005-2008 ou de la chicane portant sur la charte des valeurs québécoises débattues en 2013-2014, à chaque fois, le peuple québécois s’est senti menacé. Même si les préoccupations identitaires du peuple québécois sont légitimes et doivent être entendues, il nous faut aussi être attentifs aux dérives possibles. Le débat sur la laïcité de nos institutions ne vise pas toutes les religions. Il vise principalement l’Islam et il s’est focalisé sur le foulard islamique parce que notre peur de l’autre était la peur de l’immigrant arabe qu’on identifie tout de suite à l’Islam. Notre peur avait besoin de se cristalliser sur un symbole visible et tangible pour justifier notre inquiétude sécuritaire.
La peur de l’Islam s’inscrit dans le cadre plus large d’une peur dirigée contre l’immigrant violent envahisseur, une peur qui a aussi été vécue à l’étranger. Cette peur ne serait jamais apparue si les évènements de septembre 2001 n’étaient pas survenus. Ce sont les attentats terroristes d’al-Qaïda qui ont semé cette peur et ont entretenu cette méfiance à l’égard de l’immigration musulmane. C’est cette peur qui s’est approfondie avec les vidéos spectaculaires du groupe État islamique.
Notre peur n’est donc pas celle du retour en force des religions, mais bien plus précisément, d’une immigration arabe qui s’avère être associée à l’Islam et qui risque, croit-on, d’être violente. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faudrait remonter loin dans le temps. Je l’ai fait brièvement dans un blogue précédent (« Charlie Hebdo : que faut-il faire pour désamorcer la crise ? », Huffington Post, 12 janvier 2015), alors je n’y reviendrai pas. Il existe de toute façon des ouvrages qui creusent cette question bien mieux que je ne le saurais le faire. Je me contenterai dans cet article en trois parties d’examiner ce qui s’est produit après le 11 septembre 2001.
La religion ou l’immigration ?
Depuis le 11 septembre 2001, un préjugé anti-Islam s’est installé un peu partout en Occident. Partout, ce préjugé a renforcé le réflexe sécuritaire et provoqué des réflexions de type identitaire. La peur de l’autre s’est insinuée dans nos esprits et dans nos cœurs depuis cet attentat meurtrier. Le préjugé anti-islam est présent un peu partout, mais il est surtout vécu intensément dans les pays caractérisés par la présence d’une importante immigration arabe et/ou musulmane. On songe à la France qui accueille depuis longtemps une importante immigration maghrébine ou à la Grande-Bretagne où l’on trouve déjà plusieurs générations de musulmans pakistanais. On doit mentionner aussi le Québec qui a voulu attirer en son sein des immigrants de langue française, souvent recrutés dans le Maghreb ou au Liban.
Le préjugé anti-Islam a donc progressivement pris racine aussi chez nous. Cela n’était pas aussi évident à l’époque des audiences de la commission Bouchard-Taylor, parce que plusieurs intervenants visaient aussi la minorité juive hassidique. Il pouvait alors sembler, dans le contexte d’un Québec à peine sorti des écoles et commissions scolaires confessionnelles, que les enjeux étaient à caractère religieux.
Mais progressivement, le discours contre le voile islamique a eu le vent dans les voiles. Au Québec, le débat sur le foulard s’est canalisé sous la forme d’un débat portant officiellement sur le thème de la laïcité. Il était déjà un peu présent à l’occasion de la crise des accommodements raisonnables, mais il est devenu omniprésent lors du débat sur la charte de la laïcité du Parti Québécois. Depuis la crise des accommodements, la laïcité occupe le devant de la scène. Le projet de charte des valeurs du Parti Québécois, transformé progressivement en projet de charte de la laïcité, visait à répondre au besoin de fixer les règles du vivre-ensemble au Québec en matière d’accommodement, de tenues vestimentaires et de prescriptions alimentaires. Le projet faisait référence à l’idée que les employés de l’État devaient travailler à visage découvert. Il contenait aussi et surtout des clauses concernant l’interdiction pour les employés de l’État de porter des signes religieux ostensibles.
En surface, ces débats portaient sur la place de la religion dans la société. Mais au fond, s’ils ont eu une telle acuité, c’est parce qu’ils réveillaient une vieille préoccupation identitaire, aiguillonnée par un réflexe sécuritaire dans le sillage de septembre 2001.
Les meurtres perpétrés par ISIS et Boko Haram n’ont fait qu’attiser encore plus le sentiment d’inquiétude au sein de la population. Les attentats meurtriers de Charlie Hebdo, de Copenhague, de St-Jean-sur-le-Richelieu et d’Ottawa ont enflammé la population et se sont répercutés dans les médias. Le préjugé anti-Islam se répand non plus seulement chez certains de nos élus ou dans les réseaux sociaux, mais partout dans la rue, au travail, dans les municipalités, dans les médias et jusque dans les institutions judiciaires.
Les partisans d’une laïcité stricte préconisent la disparition des signes religieux ostensibles dans les instances de l’État, au sein de la fonction publique. Les partisans d’une laïcité inclusive proposent au contraire d’admettre les signes religieux pour les employés de l’État. Pour bien comprendre comment l’islamophobie est apparue au cœur de ce débat, il faut commencer par prendre en considération les positions défendues par divers groupes d’intérêt particulier. Les préoccupations qui animent ces groupes ne peuvent être assimilées à de l’islamophobie. On verra mieux ensuite comment cette dernière s’est progressivement immiscée dans le débat.
Des compagnons de lit étranges
La crise des accommodements mettait en scène des groupes minoritaires revendiquant des arrangements respectueux de leur identité religieuse. Il pouvait s’agir de réserver un local de prière, de demander une période de temps exclusivement accordée aux femmes musulmanes dans les piscines publiques ou d’autoriser le port du foulard dans les écoles. Il pouvait s’agir de l’homme qui demande que sa fille passe un test de virginité à l’hôpital, de l’homme qui demande que sa femme soit vue par un médecin femme ou de l’homme qui demande que les examens pratiques pour obtenir son permis de conduire soient supervisés par un moniteur masculin. La notion d’accommodement raisonnable, qui est une notion exclusivement juridique, avait à l’origine été utilisée pour justifier des mesures spécifiques à l’intention des personnes handicapées. Mais à partir de 2005, on entend parler d’accommodements dans un sens large qui n’est pas toujours juridique et qui, de plus en plus, trouve application dans le domaine religieux. Puis vint le projet de charte des valeurs du Parti Québécois.
Le projet d’une charte des valeurs du PQ a été endossé notamment par des citoyens québécois qui, influencés par ce qui se passe en France, s’appuyaient sur une certaine conception républicaine. Chez ceux qui souscrivent à cette conception de la république, l’obsession sécuritaire et le réflexe identitaire ne constituaient pas des ressorts importants. S’ils voulurent imiter l’interdit français à porter des signes religieux ostensibles dans la fonction publique, c’était en grande partie au nom d’une certaine conception de la république. L’ex ministre des Relations internationales du gouvernement du Parti Québécois, Madame Louise Beaudoin, incarne cette façon de voir les choses.
D’autres, inspirés par des théoriciens comme Richard Dawkins, se firent les apôtres du même interdit en s’appuyant plutôt sur une vision athée du monde, alimentée par la théorie de l’évolution darwinienne. Il s’agissait de favoriser autant que possible le recul, voire la disparition, de la religion pour des raisons liées à l’émancipation de l’espèce humaine. Encore une fois, il n’y a pas beaucoup de réflexe sécuritaire et d’obsession identitaire chez les promoteurs de ce point de vue. Ici, je songe, par exemple, à Daniel Baril et Marie-Michelle Poisson qui ont à tour de rôle dirigé le Mouvement laïc québécois.
Puis, certains LGBT emboîtèrent le pas. Là encore, on trouvait normal d’interdire les signes ostensibles religieux dans la fonction publique, mais cette fois-ci, c’était parce qu’un préjugé anti-LGBT est selon eux présent dans toutes les religions. Le nom d’André Gagnon vient immédiatement à l’esprit pour illustrer ce point de vue.
Enfin, des féministes défendant une certaine conception de la pudeur se sont insurgées devant la tenue vestimentaire que des femmes d’obédience musulmane affichaient en ce qui a trait à leur chevelure. Ces féministes ont cru déceler l’imposition patriarcale d’une pudeur forcée. On songe par exemple ici à Michèle Sirois, présidente du mouvement Pour les droits des femmes du Québec.
Il importe de souligner que plusieurs autres républicanistes, athéistes, LGBT et féministes se sont opposés avec force au projet de charte du PQ. Il faut néanmoins comprendre et respecter ceux qui l’ont approuvé. On peut être en désaccord avec de telles prises de position idéologiques. Néanmoins, il s’agit de désaccords raisonnables qui découlent d’un débat d’idées.
Il est normal que plusieurs républicanistes, athéistes, LGBT et féministes soient contre le projet de charte, mais il est aussi normal que des réticences surgissent à l’égard du port de signes religieux ostensibles au sein de ces mêmes groupes. Après tout, ce sont des citoyens comme les autres et ils vivent des divergences de point de vue comme les autres. Le danger est cependant apparu lorsque certains politiciens souverainistes se sont mis à justifier l’existence du projet de charte. En effet, au Québec, les nationalistes conservateurs se sont emparés du discours laïciste avec l’objectif de rassembler autour d’eux non seulement les groupes déjà mentionnés, mais aussi le Québec des régions.