Tiré de Asialyst
10 mars 2024
Par Pierre-Antoine Donnet
La Chine possède entre 400 et 500 ogives nucléaires opérationnelles et va probablement en avoir plus de 1000 d’ici 2030. (Source : Telegraph)
Pékin prévoit de dépenser 1 665,5 milliards de yuans (231,4 milliards de dollars) pour sa défense, soit trois fois moins que Washington. Le géant asiatique maintient une « croissance raisonnable » de son budget militaire afin de « sauvegarder sa souveraineté, sa sécurité et ses intérêts de développement », a justifié Lou Qinjian, le porte-parole de la session de l’ANP.
Les dépenses militaires de la Chine augmentent depuis plusieurs décennies, globalement à un rythme semblable à sa croissance économique. Mais cette tendance est vue avec suspicion par les États-Unis, l’Australie, l’Inde ou encore les Philippines, pays avec lequel la Chine se dispute le contrôle d’îlots et récifs en mer de Chine du sud. Elle suscite également des craintes à Taïwan, île de 23 millions d’habitants revendiquée par la Chine, laquelle espère « réunifier », par la force si nécessaire, ce territoire insulaire grand comme la Belgique avec le reste du pays.
D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), référence en la matière, les États-Unis restent le pays ayant les dépenses militaires les plus élevées, avec 877 milliards de dollars en 2022, selon les derniers chiffres disponibles. Suivent la Chine (292), la Russie (86,4), l’Inde (81,4), l’Arabie saoudite (75), le Royaume-Uni (68,5), l’Allemagne (55,8), la France (53,6), la Corée du Sud (46,4) et le Japon (46). Cette hausse du budget de la défense annoncée offre cependant un curieux contraste avec une crise économique inédite qui secoue la Chine depuis quelques années, illustrant ainsi la volonté du Parti communiste chinois (PCC) de poursuivre l’effort de guerre coûte que coûte, estiment les analystes occidentaux. De plus, le montant officiel des dépenses militaires du pays est notoirement très inférieur aux dépenses réelles, une opacité traditionnelle en Chine communiste qui, cependant, ne trompe guère les observateurs de ce pays.
Cet effort militaire a pour contexte des tensions entre la Chine et les États-Unis qui ne cessent de s’aiguiser depuis l’arrivée à la Maison Blanche du président Joe Biden en janvier 2022, tensions auxquelles s’ajoutent celles non moins virulentes avec le Japon et d’autres pays en Asie de l’Est. Il s’agit de la troisième année consécutive d’une hausse supérieur à 7 % en dépit du ralentissement marqué de la croissance du PIB depuis 2021.
Dans son projet de budget militaire, le ministère chinois des Finances a souligné la nécessité de concentrer les efforts sur des « domaines clés » représentant des « engagements obligatoires » pour renforcer les avancées technologiques. Cette hausse est en phase avec « la mise en œuvre complète de la pensée Xi Jinping sur le renforcement militaire ». Pékin, précise le document, « prévoit d’apporter des garanties financières plus fortes pour moderniser […] la défense nationale et les forces armées sur tous les fronts et consolider l’intégration des stratégies nationales de même que les capacités stratégiques ».
Les dépenses militaires représentent le cœur du budget chinois, soit quelque 40 % des dépenses totales du gouvernement central. Ces dépenses représentent dix fois celles consacrées à l’éducation et presque cinq fois celles réservées aux sciences et technologies. Le gouvernement chinois a insisté : les dépenses militaires représentaient « une priorité » alors que celles des autres secteurs sont toutes revues à la baisse « en accord avec les nécessités d’économies » budgétaires.
Le président Xi Jinping a régulièrement mis en avant la nécessité pour la Chine de renforcer ses capacités militaires pour être en mesure de faire face à un environnement qu’il juge de plus en plus hostile. Il met l’accent sur le fait que ces préparatifs sont réalisés à l’approche du centenaire de la création de l’Armée populaire de libération (APL) en 2027.
En septembre dernier, le sénateur américain Dan Sullivan, membre de la Commission militaire du Sénat à Washington, avait affirmé que le budget militaire « réel » de la Chine était en réalité proche de 700 milliards de dollars. Ce chiffre, avait-il précisé, est fondé sur l’analyse réalisée par les services de renseignement américains. S’il est avéré, ce montant est plus de trois fois supérieur au budget officiel annoncé par Pékin.
Les autorités chinoises n’ont fourni aucun détail sur la répartition de ces dépenses militaires mais, selon certains analystes occidentaux, l’essentiel concerne le secteur nucléaire militaire. Pékin s’efforce de rattraper son retard dans ce domaine avec les États-Unis. Lou Qinjian s’est contenté d’affirmer lors d’une conférence de presse le 4 mars que l’augmentation du budget de la défense était « raisonnable » dans le contexte économique de la Chine.
Le Premier ministre Li Qiang, de son côté, a expliqué le 5 mars que son pays entendait renforcer ses capacités militaires dans tous les domaines. « Nous, à tous les niveaux dans mon gouvernement, allons apporter un soutien fort au développement de la défense nationale. » La hausse du budget de la Défense doit être interprétée avec prudence lorsque les chiffres sont comparés aux données du Produit intérieur brut (PIB), car ils représentent des augmentations nominales et non réelles, souligne la revue Le Grand Continent.
Inquiétude japonaise
Cité le 4 mars par le mensuel américain The Diplomat, l’ancien ministre japonais de la Défense Hamada Yasukazu explique que le monde se trouve à un moment de changement historique : « La communauté internationale est confrontée à son défi le plus grand depuis la Seconde Guerre mondiale. » En effet, pour le Japon, le contexte régional ne pourrait pas être plus compliqué que maintenant : l’invasion russe de l’Ukraine a suscité une crise inédite en Europe tandis que la Chine ne cesse d’augmenter ses dépenses militaires à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif, souligne la revue américaine.
Selon Akiyama Nobumasa, professeur à la School of Public and International Policy de l’université japonaise Hitotsubashi, la Chine pourrait posséder de 400 à 500 têtes nucléaires à brève échéance, un arsenal qui pourrait grimper à 1 500 têtes d’ici 2035. « Cet arsenal est très dangereux, ce qui provoque une inquiétude pour nous tous qui sommes les avocats de la dénucléarisation », dit-il, tout en ajoutant que la Chine diversifie sa panoplie de missiles nucléaires avec des missiles de longue portée capables de frapper n’importe où aux États-Unis. Pékin introduit également des missiles nucléaires de portée intermédiaire qui peuvent frapper le Japon, les Philippines, Guam et d’autres pays de la région, poursuit Akiyama Nobumasa. Mais cela a pour résultat de susciter l’inquiétude chez ses voisins. « Leur tendance à augmenter leur arsenal nucléaire qui ne répondrait selon eux qu’à la menace venant des États-Unis, suscite des questions : pourquoi alors des missiles de portée intermédiaire qui peuvent frapper des cibles plus proches tels que le Japon ? »
De ce fait, le Japon n’a d’autre choix que de préparer sa propre défense car Tokyo serait mal avisé de ne dépendre que des États-Unis. « Si la Chine augmente de façon considérable ses capacités nucléaires et la variété de ses missiles, nous sommes face à plusieurs défis, souligne Akiyama Nobumasa : le premier est qu’en cas de conflit international […] la Chine et les États-Unis [pourraient] s’engager dans une guerre qui pourrait devenir nucléaire. Si tel était le cas, les Etats-Unis ne seraient plus réellement en état d’aider le Japon si la guerre devait s’étendre à l’Asie. » Conséquence des risques de conflit croissants en Asie, le Japon renforce ses liens avec ses voisins dans la région : les Philippines, la Corée du Sud, l’Australie, l’Inde, le Vietnam, l’Indonésie, Singapour et d’autres pays encore. « La Chine augmente le nombre de ses missiles nucléaires et la Corée du Nord fait pareil. Pouvons-nous fermer les yeux ? »
Profonde mutation de l’armée chinoise
C’est la troisième année consécutive que la hausse franchit les 7 %, un chiffre bien supérieur à l’objectif de croissance établi à 5 %. Xi Jinping entend faire de l’APL une « force de classe mondiale » à l’horizon 2027, l’année du centenaire de sa fondation par le PCC. Le chiffre réel des dépenses militaires de Pékin est probablement bien plus important. Des analystes avancent que les sommes allouées à la recherche et au développement ne sont pas comprises dans ce montant. Et les régions contribuent également à l’effort de guerre qui n’a cessé de grimper. « Les dépenses militaires chinoises ont augmenté pendant vingt-huit années consécutives, rappelait l’année dernière l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. La Chine est restée le deuxième pays au monde, avec un montant estimé à 292 milliards de dollars en 2022. C’est 4,2 % de plus qu’en 2021 et 63 % de plus qu’en 2013. »
Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, Xi Jinping a engagé une profonde mutation structurelle et stratégique de l’APL. L’une de ses priorités a été la sécurisation des frontières du pays. Sous sa direction, l’APL a désormais pour mission de se projeter vers la conquête des mers et du Pacifique. Étant le bras armé du PC, c’est la Commission militaire centrale du Parti qui a piloté cette modernisation à marche forcée. Instance suprême qui dirige l’armée, elle a réorganisé les sept régions militaires en cinq « théâtres de commandement » ou « zones de combats ». L’APL doit « se préparer au combat » et « gagner des guerres », affirmait Xi Jinping en 2016 en accélérant les grands travaux militaires. La Chine possède aujourd’hui la plus grande marine de la planète en nombre de navires avec une capacité de construction navale inégalée et trois porte-avions. Le dernier en date, le Fujian, est un monstre des mers de 85 000 tonnes, long de 320 mètres. Mis à l’eau en 2022, il est deux fois plus gros que le Charles-de-Gaulle et c’est le premier porte-avions 100 % made in China. Le 5 mars, l’amiral Yuan Huazhi a évoqué pour la première fois officiellement la construction d’un quatrième porte-avions. « Je vous dirai bientôt s’il est à propulsion nucléaire », a-t-il déclaré en réponse à la question d’un journaliste. Pour rappel, les États-Unis possède onze porte-avions.
Le régime communiste chinois entend imposer sa présence hégémonique en mer de Chine du Sud. Il a poldérisé et militarisé des îlots et des récifs et menace ainsi la souveraineté des États voisins. Dans les airs, l’APL peut aligner des avions de 5ème génération qu’elle est capable de produire tout comme la Russie et les États-Unis. Devant la Commission militaire du Sénat la semaine dernière, le chef du commandement spatial américain, le général Stephen Whiting, a reconnu que l’espace était devenu un « défi sécuritaire croissant » pour les États-Unis. Avant de prévenir que la Chine développait ses capacités militaires dans l’espace à un « rythme époustouflant ».
Mais ces ambitions chinoises restent entravées par des dysfonctionnements en série. Sans que l’on mesure pleinement ses limites et ses objectifs, la « guerre difficile et prolongée contre la corruption » va se poursuivre, selon le Quotidien de l’APL. Le pouvoir militaire a déjà connu de sérieux trous d’air en 2023, avec le limogeage de deux ministres de la Défense, de deux généraux commandant la stratégique Force des fusées, pourtant pensée, créée et dotée par Xi. Ils ont été remplacés sans explication.
Ces disparitions en série de responsables politiques et militaires et une chasse aux sorcières dans les milieux militaires ont suscité des interrogations sur la stabilité du régime. La Chine a changé deux fois de ministre de la Défense l’an passé. Retraité depuis mars 2023, l’ex-ministre Wei Fenghe n’apparaît plus en public, comme son successeur, Li Shangfu, limogé en octobre sans explication après quelques mois. D’autres hautes personnalités militaires, en particulier dans la branche de l’armée chargée des missiles nucléaires, ont été limogées sans explication. La corruption « doit être traitée » pour que l’armée puisse « espérer atteindre l’objectif du [président] Xi Jinping, qui est de supplanter les forces armées américaines en tant que première puissance militaire mondiale », note James Char, expert de l’armée chinoise à l’Université de technologie de Nanyang à Singapour.
La croissance militaire chinoise suscite également des craintes à Taïwan. Pékin a réitéré, mardi, son opposition à toute indépendance de Taïwan. « Nous nous opposons vigoureusement aux activités séparatistes visant à l’indépendance de Taïwan et aux ingérences extérieures », souligne un rapport d’activité du gouvernement consulté par l’AFP.
La Chine se dit inquiète des alliances militaires nouées par ses rivaux régionaux avec les Etats-Unis ou encore de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui la présente désormais comme un « défi » pour les « intérêts » de ses membres. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, avait déclaré en janvier que la Chine « se rapproche de nous » : « Nous la voyons en Afrique, nous la voyons dans l’Arctique, nous la voyons essayer de contrôler les infrastructures critiques. »
Dans ce contexte, la Chine a mené en 2023 « une augmentation substantielle du nombre de ses ogives nucléaires », a déclaré à l’AFP James Char. Pékin comptait quelque 410 têtes nucléaires en 2023, loin derrière Washington (3 708) et Moscou (4 489). « Les récents scandales de corruption dans l’armée soulèvent néanmoins des doutes quant à l’efficacité de sa force de missiles et au professionnalisme des forces militaires, explique à l’AFP Adam Ni, rédacteur en chef de China Neican, une lettre d’information sur l’actualité chinoise. Par ailleurs, les Américains ont une présence mondiale et des réseaux d’alliances, ce que la Chine ne peut avoir sur le court terme. » Washington compte des centaines de bases militaires à l’étranger, Pékin seulement une à Djibouti et une autre en construction au Cambodge.
« Compte tenu des lacunes de l’armée chinoise […] il paraît logique que Pékin n’ait ni les moyens ni l’envie de s’engager dans un conflit contre Washington ou de lancer une invasion […] de Taïwan, note James Char. Ce qui reste préoccupant, toutefois, ce sont les frictions [avec] les autres armées de la région, qui peuvent potentiellement déraper et dégénérer en conflit ouvert. »
Par Pierre-Antoine Donnet
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