13 mai 2023 | tiré du site alencontre.org | Photo : José Antonio Kast, le 7 mai, après la victoire électorale.
Ceux qui ont manifesté contre une nouvelle Constitution auront même le pouvoir de la rédiger. Le Partido Republicano d’extrême droite – qui a refusé de signer l’Acuerdo por Chile [en décembre 2022] devant permettre un nouveau processus constituant au Chili – a remporté les élections dimanche 7 mai et disposera d’une majorité au sein du Conseil constitutionnel chargé d’examiner et d’approuver le projet de Constitution qui émanera de la commission d’experts.
Le parti d’extrême droite dirigé par José Antonio Kast a obtenu 35,4% des voix et 23 des 51 sièges du Conseil constitutionnel. En outre, 11 membres élus du pacte Chile Seguro (qui regroupait la coalition de droite Chile Vamos, avec 21% des voix) ont été élus. Cela donne à la droite un total de 34 sièges et dépasse le quorum requis (trois cinquièmes) pour approuver les dispositions du nouveau projet. Les forces de transformation au sein de cet organe n’ont donc pas de droit de veto : Unité pour le Chili, le pacte de la coalition gouvernementale (Frente Amplio, Parti communiste, Parti socialiste et autres), a obtenu 28,59% des voix et 11 sièges. Le Partido de la Gente [PdG, créé en 2019, dirigé par Louis Antonio Moreno], qui émergeait comme une nouvelle force électorale, n’a pas obtenu de représentants. L’ampleur historique du nombre de votes nuls lors du scrutin de dimanche, soit 16,98% du total, est remarquable.
Ainsi, la scène politique chilienne a radicalement changé entre la révolte sociale d’octobre 2019, qui a conduit à l’ouverture d’un processus constituant sans précédent avec la participation des peuples indigènes et des mouvements sociaux, et une année 2023 où l’extrême droite aura la mainmise sur le Conseil constitutionnel.
Pour analyser le cycle politique au Chili, Brecha s’est entretenu avec le chercheur Arnaldo Delgado, du Centro de Investigación Transdisciplinar en Estéticas del Sur (CITES), qui assure que le « pouvoir destituyente » – c’est-à-dire la contestation du pouvoir dans le contexte d’une crise aiguë de la représentation politique – se prolonge de 2019 à 2023. Il a même augmenté. Arnaldo Delgado est titulaire d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Chili, auteur des livres Comunalización, Prolegómenos sobre el esteticidio et Abecedario para octubre, et chroniqueur pour le programme en ligne La Cosa Nostra, où ses analyses des structures du pouvoir politique sont remarquées.
Comment expliquez-vous le retournement de ce cycle politique au Chili ?
Il y a un malaise social et un mécontentement qui se sont accrus au fil des ans. Derrière ce malaise, il y a une énorme crise de la représentation. Il ne s’agit pas seulement d’une méfiance à l’égard des représentants en place, mais aussi d’une manière d’habiter collectivement le monde. Nous cherchons à articuler une forme de représentation politique qui nous permette de dépasser ce malaise. Mais il y a un verbe central pour expliquer ce cycle : contester. Je crois que ce qui est transversal au cours de ces quatre années, c’est ce caractère contestataire, sur lequel la gauche a essayé de capitaliser à travers le processus constituant précédent, mais elle n’a pas réussi parce que les moyens de sortir de ce malaise étaient des promesses à très long terme.
De plus, lorsque Gabriel Boric est arrivé au gouvernement [le 11 mars 2022], les partis de gauche se sont vidés. Tous les cadres vont travailler pour l’Etat et avec cela, la destitution est mise de côté, et ceux qui ont mené bataille pour la destitution en 2019 commencent à s’intégrer au pouvoir. Boric est passé de challenger à challengé. Le sceptre de la destitution est lâché, et ce sceptre est repris par le Partido de la Gente et le Parti républicain.
Bref, il y a un cercle vicieux de la destitution. Il est lié à ce que j’appelle le pouvoir de destitution. Aujourd’hui, ce pouvoir de destitution s’est radicalisé parce qu’aucun secteur n’est capable d’avoir une proposition institutionnelle créative, capable de générer un nouvel ordre, pas même les Républicains.
Diriez-vous que ce pouvoir de destitution de la droite est aujourd’hui capitalisé par l’extrême droite ?
Tout d’abord, il faut dire que la précédente Convention constitutionnelle (Assemblée constituante) a été immédiatement rongée par le pouvoir destituant. Les constituants sont devenus une partie de l’élite. Le néolibéralisme chilien est un projet très précieux pour la droite ; il lui a fallu beaucoup d’imagination et de travail académique pour arriver au « paradis néolibéral » qui a été installé au Chili. La droite n’est pas intéressée par l’invention de quelque chose de nouveau. Elle est intéressée par la restauration. C’est pourquoi son slogan est « restituer », « restaurer », « récupérer », tout ce qui commence par « re ». Mais re signifie aussi « répéter », « rétablir ». La seule façon pour l’extrême droite de rendre viable un quelconque espoir – illusoire – est la réversion et la répétition d’un modèle qui est à l’origine du malaise social. En termes constitutifs, il n’y a pas de capacité à projeter le pays dans 30 ou 40 ans.
Vous avez également avancé que le « je peuple » présent lors de l’épidémie est désormais un « je nation ». Comment cela s’exprime-t-il dans les résultats de dimanche ?
Ce qui commande, c’est l’incertitude. En 2019, nous avons essayé d’y répondre par des solidarités partagées et la coordination entre les quartiers. Mais lorsque la crise économique s’intensifie en raison de la pandémie, l’incertitude s’individualise. Le discours du « moi, le peuple » ne correspond plus aussi bien à la manière dont l’incertitude est abordée. Et la droite entre alors en scène et, par le biais du discours de la sécurité publique, rétablit le « moi, la nation » comme élément d’articulation de la collectivité chilienne. De plus, la gauche n’a pas de langage pour aborder la question de la sécurité publique, sur ce terrain elle est peu convaincante.
Comment envisagez-vous la discussion au Conseil constitutionnel avec l’écrasante majorité des Républicains ? Quel rôle jouera la droite plus modérée ?
Il y a deux âmes au sein de la droite qui s’affrontent sur le type de refondation que le Chili aura dans les années à venir. Avant le 7 mai, l’une était menée par Chile Vamos et des secteurs de l’ex-Concertación [composée du PS, du PDC, du PPD…], et l’autre par le Parti républicain et le Partido de la Gente. Dans le premier cas, la refondation est une démocratie tutélaire avec un néolibéralisme « démocratique ». Dans le second cas de figure, il s’agit d’une restauration des années 1980, avec une orthodoxie néolibérale et un régime sécuritaire autoritaire. Dès dimanche, le caractère de la restauration a commencé à se dessiner avec le triomphe des Républicains.
L’enjeu de cette élection n’était pas tant la question constitutionnelle, déjà à moitié réglée, que de savoir si le Conseil constitutionnel allait être un espace temporaire pour tester le programme de gouvernement du Parti républicain. Avec cette victoire écrasante, le Conseil constitutionnel sera un laboratoire, un espace de tests pour l’idéologie républicaine en ce qui concerne les prochains candidats aux élections municipales, législatives et présidentielles.
Quelle est la marge de manœuvre du gouvernement Boric dans ce contexte ?
Je pense qu’il n’a plus de marge de manœuvre. Il ne lui reste plus qu’à résister. Avec l’approbation de la loi Nain-Retamal [une loi conservatrice soutenue par le parti au pouvoir qui garantit aux carabiniers une légitime défense privilégiée en cas de délit grave, cela dans un contexte marqué par un climat d’« insécurité » largement diffusé], toute possibilité de manœuvre a été enterrée. Mais, plus encore, le péché capital du gouvernement est d’avoir renoncé à la destitution parce que, sur la base de la bonne foi démocratique, il évite l’antagonisme politique.
Malgré le triomphe, vous avez dit que le projet des Républicains se heurtera au pouvoir intact de destitution. Que se passera-t-il ?
A un moment donné, le Parti républicain devra présenter ses références et ses origines. L’une des faiblesses du gouvernement de Boric est son incapacité à mettre en œuvre son programme et à améliorer les conditions de vie quotidienne des citoyens et citoyennes. En d’autres termes, les droits sociaux sont toujours négligés. Et la demande de sécurité sociale va frapper à la porte du prochain candidat à l’élection présidentielle, quel qu’il soit. Et tout comme la gauche n’a pas le langage pour parler de la sécurité publique, la droite n’a pas le langage pour parler de la sécurité sociale.
La droite sera touchée par le malaise à un moment donné. Le pouvoir de restauration sera rongé par le pouvoir de la misère. C’est pour cela que je n’attends pas la fin à l’issue des résultats du 7 mai, parce que c’est un long trajet. Objectivement, quatre ans dans l’histoire d’un pays, ce n’est pas si long. Il y a encore beaucoup d’enjeux. Mais en peu de temps, l’extrême droite peut provoquer d’énormes reculs.
Maintenez-vous l’idée que la société chilienne n’est ni de droite en 2023, ni de gauche en 2019 ?
Oui, il y a quelque chose de plus profond, qui est un changement civilisationnel. C’est l’incertitude qui est en jeu. Ce que nous voulons en tant que société, c’est un espace relativement sûr. Je ne peux pas dire que la société chilienne s’est droitisée. Il faudra voir cela dans les dix ou quinze prochaines années. Ce qui se passe, c’est que les exigences sociales d’aujourd’hui coïncident avec les revendications historiques de la droite. Mais ni les victoires ni les défaites politiques ne se jouent aujourd’hui sur des contenus/échéances précis. La défaite électorale du 4 septembre 2022 [le rejet de la précédente proposition constitutionnelle] n’était pas nécessairement une défaite politique, si ce n’est qu’elle a ouvert un espace que la droite a commencé à occuper. La droite a très bien profité de cet espace et, au cours des derniers mois, elle a gagné du terrain. Même si cette nouvelle proposition constitutionnelle était approuvée et si José Antonio Kast devenait président, j’hésiterai à dire que la société chilienne est devenue de droite.
Si le manque de dialogue du Parti républicain au sein du Conseil persiste, pensez-vous que le texte pourrait être rejeté et que cela pourrait être exploité par les forces de changement ?
Aujourd’hui, il n’y a pas de pouvoir institutionnel apte à promouvoir un processus constitutionnel. Mais il n’y a pas non plus de forces de transformation élaborées. Aujourd’hui, la contestation a été capturée par les Républicains. Le Parti communiste et le Frente Amplio ont perdu cette capacité. Si eux et les mouvements sociaux ne la récupèrent pas, je ne sais pas s’ils seront en mesure de tirer profit de la situation qui s’ouvrira lorsque le pouvoir de démanteler la constitution rongera le pouvoir de restauration des Républicains. Nous sommes dans une période sombre, non pas parce que les Républicains ont gagné, mais parce que la gauche n’est pas capable d’articuler une force de contestation : les partis ont été vidés de leur pouvoir, il n’y a pas de syndicats, il n’y a pas de fédérations d’étudiant·e·s. Il serait bon de penser à une retraite stratégique en pensant aux dix ou quinze prochaines années. (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 12 mai 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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