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Changement climatique : La supercherie de la compensation carbone

La chasse aux crédits carbones est ouverte : compagnies aériennes et ferrovières, pétroliers, voyagistes, banquiers, etc. s’y mettent dans un esprit de green washing. Mais que valent les compensations, principalement à base de restauration de la forêt, qui sont associées à cette démarche ?

5 février 2020 | tiré du blog de sur Mediapart.fr

Compensation carbone : "ensemble des mesures techniques ou financières permettant de contrebalancer, en partie ou en totalité, les émissions, dans l’atmosphère, de gaz à effet de serre d’origine anthropique qui n’ont pu être évitées".

Derrière cette définition officielle se cachent deux systèmes de compensation : l’un est le résultat d’un engagement international des états (protocole de Kyoto) et qu’il est possible d’imposer par la loi en échange de droits à polluer, garantis par l’ONU. A l’inverse, la compensation volontaire, à l’initiative des entreprises et des particuliers, n’est imposée par aucune loi Il y a aussi la compensation volontaire, à l’initiative des entreprises

Une étude publiée en 2019 dans la revue américaine Science (the global tree restauration potentiel) mentionne le reboisement comme étant "parmi les solutions les plus efficaces pour atténuer le changement climatique" : la plantation de mille milliards d’arbres permettrait, selon les auteurs, d’absorber 205 gigatonnes de CO2 et de réduire de 25% la quantité présente dans l’atmosphère. Mais un des auteurs reconnait : « Cela va prendre des décennies avant que les arbres ne soient matures et atteignent leur potentiel de stockage ». Par ailleurs, 50% du potentiel de reboisement est concentré dans cinq pays : Russie, Canada, États-Unis, Brésil, Australie. Le cas de ces trois derniers pays montre assez les limites de l’exercice : avant de penser à reboiser, il faudrait d’abord commencer par ne pas détruire, parfois de façon volontaire pour élargir les surfaces agricoles (Brésil, Australie), le potentiel qui existe déjà. Aussi tous les grands projets mentionnés plus loin ne serviront-ils qu’à tenter de remplir le tonneau des Danaïdes.

Toujours est-il que les entreprises se sont ruées sur l’idée du reboisement dans une stratégie de communication à base de green washing. Nous avons déjà évoqué l’exemple d’Aéroports de Paris (ADP), qui rêve de se donner une image de défenseur de l’environnement en plantant des arbres dans la forêt de Montmorency. En accord avec les auteurs de l’article de Science, un chercheur du CIRAD avait alors exprimé son scepticisme, en faisant remarquer qu’il faut plusieurs centaines d’années pour qu’une molécule de CO2 présente dans l’atmosphère soit captée par un puits de carbone. Or personne ne peut affirmer que les plantations vont durer tout ce temps et l’exemple récent de la forêt australienne qui brûle spontanément sans que personne ne soit capable de l’arrêter confirme tristement ce propos. De surcroit, le réchauffement climatique rend les forêts plus vulnérables aux incendies ("orages de feu" en Australie), aux insectes et aux maladies. Il est donc plus que douteux qu’une forêt plantée dans de telles conditions dure ne serait-ce que 100 ans à cause de la récurrence des incendies de forêt, et la plantation d’arbres, imaginée dans une optique de très court terme, ne fera in fine rien d’autre que de contribuer à l’accumulation de gaz à effet de serre.

Pourtant, la démarche fait école : les compagnies aériennes et ferroviaires, les gros pollueurs que sont les pétroliers, les voyagistes, la Poste, les responsables de la formule 1 se mettent à jouer à "plus vert que moi, tu meurs". Pourquoi ces entreprises le font-elles alors qu’elles n’y sont même pas obligées ? Dans son dossier sur "la jungle de la compensation carbone", le journal Le Monde apporte des éléments de réponse : en premier lieu, l’obtention de crédits carbone qui leur permettront de développer des activités destructrices de l’environnement avec la bénédiction des autorités. L’exemple d’actualité qui vient à l’esprit est la construction du T4, qui se fera aux dépens de la santé et du bien-être des populations soumises au bruit et à la pollution aéroportuaire, mais qu’importe s’ils plantent des forêts qui donneront à l’activité aéroportuaire une image de sauveur de la planète. Il y a aussi l’inquiétude face à l’injonction des citoyens, qui pousse les gouvernements en mal de green washing à adopter des réglementations de plus en plus drastiques, avec, à l’appui, l’exemple de la construction automobile qui va "devoir réduire ses émissions de 20% entre 2019 et 2020 alors qu’ils ont mis dix ans pour les abaisser de 25%", les "verrous technologiques" des compagnies aériennes qui doit assumer la honte de voler (flygskam) venue de Suède . La contestation écologique s’étend jusqu’aux salariés des entreprises polluantes, puisque le patron de la société d’autoroutes Aréa déclare que "certaines [entreprises] ont du mal à recruter dans les grandes écoles et les universités".

Dans une série de diagrammes, le dossier sur la jungle des compensations (le Monde) décrit la part de chaque type de compensation et son évolution entre 2017 et 2018. En termes de quantité de carbone compensé, on constate un doublement des compensations qui passent de 43,1 millions (Ms) à 90.4 Ms de tonnes. Les données fournies confirment que c’est la reforestation qui se taille la part du lion dans cette foire aux compensations, puisqu’en 2018, elle représente à elle seule 50,7 Ms de tonnes, soit, entre 2016 et 2018, une différence de 34,1 Ms contre 13,2 pour les autres types de compensation. Mais malgré les déclarations vertueuses et le simulacre d’engagement des plus gros pollueurs, la compensation volontaire est loin de faire recette car seules 0,2% des émissions ont été compensées en 2018.

Parmi les "outils" de green washing mis à la disposition des entreprises, c’est aussi la reforestation qui tient la vedette chez les plus gros pollueurs : Air France entend compenser ses vols intérieurs en finançant des projets de plantation d’arbres et de protection des forêts existantes ; Eurostar plantera un arbre à chaque fois qu’un de ses trains traversera la Manche (environ 20000 par an) ; Les compagnies pétrolières ne sont pas en reste, comme Shell qui entend reboiser les Pays-Bas, mais a également des projets hors Europe ; Une compagnie italienne annonce des projets en Asie et en Afrique ; Et notre compagnie nationale annonce investir 100 millions de dollars dans des projets forestiers.

Cette course à l’échalote où tous rivalisent de vertu écologique fait des heureux, dans le secteur des experts en bas carbone et des courtiers d’achats de "droits à polluer" qui ont vu leur chiffre d’affaires s’envoler ces derniers mois. Le Directeur général d’une de ces entreprises (EcoAct) déclare : "Depuis octobre 2019, les demandes des compagnies aériennes, voyagistes, assureurs banquiers affluent et ce aussi bien dans le domaine du bilan que de la réduction du carbone ou de la compensation". Ce directeur a toutes les raisons de se frotter les mains car son entreprise, ancrée à l’international, augure d’une forte croissance de son chiffre d’affaire en 2020.

Ces professionnels sont bien les seuls à se réjouir : scientifiques, écologistes et certains économistes dénoncent cette ruée sur la forêt comme une façon de se donner bonne conscience pour eux mêmes et un "alibi de green washing"pour le public crédule que nous sommes censés être. Mais on ne saurait réduire la lutte contre le réchauffement climatique à une action de reforestation d’une ampleur minime, sans effet immédiat sur le climat et qui pourrait être réduite à néant par les incendies et les maladies des arbres. Le chercheur du CIRAD cité plus haut concluait que "la seule tonne de CO2 dont on est sûr qu’elle n’aura pas d’effet néfaste est celle qu’on n’émet pas".

C’est aussi l’avis d’Alfredo Sirkis, directeur actuel du centre Brésil climat. A la question "ces projets peuvent-ils avoir des retombées positives sur la forêt ?", sa réponse est "Oui, malgré les quelques dérives constatées ici et là sur les marchés". Mais, ajoute-t-il, "il ne faut pas se leurrer, leur échelle est minuscule et ils ne régleront pas le problème du financement nécessaire (de 2700 à 4500 milliards d’euro par an, précise-t-il plus loin) à la réduction de la déforestation ou à d’autres vecteurs d’action contre le réchauffement climatique". Car il faudrait stopper d’urgence la déforestation actuelle et reboiser à grande échelle, soit une surface équivalente à celle des États-Unis, conformément aux recommandations du GIEC.

Mais ces mesures seront un cautère sur une jambe de bois si on ne s’attaque pas à l’ensemble des sources d’émissions de gaz à effet de serre, en commençant par le charbon, "quitte à payer une retraite dorée à tous les employés du secteur et à investir pour aller plus vite dans la transition énergétique", mais aussi en s’attaquant à la demande en pétrole et de compenser plus radicalement dans l’aviation commerciale (ce qui suppose d’abord de modifier la clause qui interdit la taxation du kérosène à l’international). Enfin, dit-il, au bâton de la taxation, il faut substituer la carotte et encourager des actions "vérifiées et certifiées de la réduction ou de l’absorption du carbone dans l’atmosphère ". Mais il ajoute : "l’écologie et le social doivent aller de pair". La transition écologique du 21ème siècle sera sociale ou ne sera pas !

Pierre Sassier

Blogueur sur le site de Mediapart.

https://blogs.mediapart.fr/pierre-sassier/

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