Édition du 18 juin 2024

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Europe

Russie : « Ce régime n’est pas évolutif »

L’écrivain politique Ilya Budraitskis explique la vision de la gauche en matière de gouvernance décentralisée et pourquoi le Parti communiste russe doit quitter le pays en même temps que Poutine.

L’invasion de l’Ukraine a confronté la société russe aux conséquences d’une transformation de plusieurs décennies qui a commencé, entre autres, avec l’introduction par Vladimir Poutine d’un nouveau code du travail. La nouvelle législation du travail, adoptée en décembre 2001, a réduit les droits des syndicats, contribuant ainsi à l’atomisation sociale et à l’effondrement des politiques de solidarité. L’historien et commentateur politique Ilya Budraitskis fait partie de la scène politique russe de gauche depuis les années 1990, s’engageant dans l’activisme syndical et d’autres initiatives civiques. Meduza s’est entretenu avec lui des politiques de la gauche russe en temps de guerre, du rôle du CPRF (le Parti communiste de Russie) dans l’ensemble de la gauche russe, de la survie de ce dernier dans ce que Budraitskis appelle « les conditions de la dictature », et des objectifs que ses militants peuvent aujourd’hui se fixer pour créer une Russie future décentralisée et démocratique, où l’État servira véritablement les intérêts de la majorité.

Quels sont les éléments qui composent la gauche politique russe aujourd’hui ?

Depuis le 24 février 2022, le régime actuel en Russie est entré dans une phase de dictature flagrante, qui remet en question toute activité politique légale dans le pays. En conséquence, les groupes et mouvements politiques qui existaient jusqu’à cette date se sont divisés en deux grands camps : l’un soutenant la soi-disant « opération militaire spéciale » en Ukraine, et l’autre la condamnant et la contestant. Le même type de division s’est produit au sein de la gauche politique dans son ensemble. Il s’agissait d’une évolution prévisible, puisqu’elle prolongeait des tendances qui remontent à 2014. La Russie d’aujourd’hui compte deux types de gauches différentes, et il convient de préciser de quels mouvements antagonistes nous parlons.

Commençons par le bloc pro-guerre. Lorsque l’on parle de la gauche parlementaire de l’establishment représentée par le parti communiste (CPRF), peut-on considérer qu’il s’agit d’une véritable force de gauche ?

La gauche pro-guerre est représentée avant tout par la direction du CPRF et par ceux qui soutiennent sa position. Par exemple, le Front de Gauche de Sergey Udaltsov a adopté une position pro-guerre et est effectivement allié au CPRF. Ils considèrent la guerre et le conflit avec l’Occident comme une remise en cause radicale de l’ancien modèle sociopolitique russe, une remise en cause qui poussera inévitablement le pays vers ce qu’ils aiment appeler le « socialisme ».

Le principal problème de leur position (indépendamment de sa moralité et de sa praticabilité) est qu’elle n’indique pas qui doit être le sujet du changement politique vers leur « socialisme ». Il ne peut s’agir des masses, de la main-d’œuvre salariée organisée, car cette possibilité a été éradiquée en Russie. Toute vie politique publique, y compris la liberté de réunion, a été détruite. Les grèves ont cessé d’être un phénomène. La société russe est dans un état de dépression et d’humiliation maximales. La Russie de Poutine ne laisse aucune place à un quelconque progrès vers la justice sociale.

Du point de vue de la gauche pro-guerre, le sujet du tournant « socialiste » est l’élite dirigeante d’aujourd’hui. Sa stratégie consiste donc à persuader l’élite de s’engager sur la voie des réformes socio-économiques. Le motif de ces changements (nous parlons de choses comme la nationalisation des grandes entreprises industrielles ou une redistribution plus « équitable » des ressources du pays) est le besoin objectif d’un pays confronté à un conflit extérieur aigu. D’où l’orientation vers le socialisme militarisé, y compris la planification descendante pour répondre aux besoins de la guerre en cours.

Dans les conditions actuelles de la dictature, Poutine est devenu le seul destinataire de toute la propagande du CPRF. C’est lui que ce parti doit persuader de mettre en œuvre les réformes qu’il promeut. Ainsi, lors de la réunion du président avec les groupes parlementaires en juillet 2022, le président du CPRF, Guennadi Ziouganov, a déclaré que son parti soutenait pleinement la ligne politique de Poutine, mais qu’il souhaitait une évolution vers le socialisme. Poutine a répondu, de manière quelque peu facétieuse, que c’était une idée intéressante, mais qu’il serait bon de commencer par estimer ce à quoi ressemblerait le socialisme dans la pratique.

Il y a de très bonnes raisons de douter que le CPRF et ses alliés puissent être décrits comme une véritable force politique de gauche, puisque la position socialiste repose sur l’idée que les masses privées de leurs droits doivent reprendre le pouvoir politique et économique par le biais d’une auto-organisation à la base. Le socialisme, dans ce sens classique de la gauche, est quelque chose qui est initié par le peuple, qui établit un nouvel ordre social au bénéfice du plus grand nombre et non de quelques-uns.

Le CPRF d’aujourd’hui et ses alliés ont rejeté cette idée, car ils ne considèrent pas les masses, qui s’intéressent au changement par la base, comme un sujet ou un moteur du changement. L’idée du socialisme de Ziouganov n’exige aucune participation des masses ; selon lui, l’activité de la base est en fait indésirable, car le comportement des gens de tous les jours est imprévisible et peut donc être exploité par les ennemis de la Russie, qui pourraient les séduire avec leurs fausses valeurs. Il est beaucoup plus sûr de mener des réformes en tenant compte des intérêts de l’État.

Le CPRF a-t-il un réel pouvoir politique ? Même s’il a abandonné les idées de base de la politique de gauche, ce parti a-t-il une influence réelle sur les réformes du pays ?

Le CPRF vient de fêter en grande pompe son trentième anniversaire. Le parti, dirigé par son leader immuable Guennadi Ziouganov, est donc pratiquement coexistant avec le système politique post-soviétique lui-même. Il convient de noter que sa place dans ce système est assez ambiguë. En tant que parti de la « démocratie dirigée », il n’a jamais prétendu à un pouvoir politique réel, coordonnant tous ses pas avec le Kremlin, et suivant dernièrement ses directives explicites.

Ce parti n’a jamais essayé de faire descendre qui que ce soit dans la rue. Il ne s’intéresse pas à ce qui se passe en dehors du parlement, mais plutôt à la redistribution des sièges à la Douma d’État et à la gouvernance régionale. En d’autres termes, ce parti n’a pas de grandes ambitions politiques. Il se contente de se maintenir et de maintenir son propre appareil, en offrant un plan de carrière aux politiciens.

De nombreuses personnes sont devenues gouverneurs ou représentants uniquement parce qu’elles ont passé leurs premières années à gravir les échelons hiérarchiques du parti communiste. Prenons l’exemple du gouverneur de l’Oryol, Andrey Klychkov, ou des députés de la Douma de Moscou, comme Leonid Zyuganov, petit-fils de Gennady Zyuganov, ou le gouverneur de Khakassia, Valentin Konovalov. Tous ont fait carrière au sein du CPRF, obtenant leur modeste part de pouvoir politique. Dans le système politique actuel, il est peu probable que la CPRF vous permette d’aller au-delà d’un poste de député ou d’une place au sein d’un gouvernement local.

La place qu’occupe le CPRF dans le système politique russe est le résultat de sa fonction, qui consiste à absorber les électeurs dissidents à l’esprit protestataire pendant les élections. Les gens qui votent pour le CPRF ne le font pas parce qu’ils veulent que le petit-fils de Zyuganov fasse carrière, ou parce qu’ils veulent que leur parti soutienne toutes les nouvelles entreprises de Poutine. Ils votent pour le CPRF parce qu’ils sont mécontents de la vie russe sous différents aspects, l’aspect social étant le plus important. Ils sont mécontents des inégalités et de la pauvreté.

Depuis 30 ans, le CPRF n’a cessé de trahir les intérêts des personnes qui ont voté pour lui. À chaque étape de l’histoire politique contemporaine de la Russie, nous avons constaté ce fossé entre les électeurs et ceux qui finissaient par les représenter au gouvernement. Prenons l’exemple de 2011, lorsque, à la suite des élections à la Douma d’État falsifiées en faveur de Russie Unie, le mouvement Fair Vote a vu le jour, parallèlement au mouvement de protestation Bolotnaya. Lors de cette élection, des voix avaient été volées spécifiquement aux communistes. L’opposition libérale n’a pas pris part à cette élection, ou bien ses résultats ont été bien plus modestes que ceux des communistes. Les manifestations en faveur du vote équitable étaient en grande partie l’expression de l’indignation de ceux qui avaient voté pour le CPRF. Mais le parti lui-même ne s’est pas joint aux manifestations ; il a plutôt participé à la persécution des manifestants.

Un autre exemple est l’élection de la Douma d’État de septembre 2021. Grâce en grande partie à la stratégie du « vote intelligent » défendue par l’équipe Navalny, la plupart des électeurs de l’opposition ont donné leur voix aux candidats du CPRF. Une grande partie de ces candidats ont remporté leurs circonscriptions, mais n’ont pas pu obtenir de siège au parlement en raison des falsifications massives, y compris la manipulation des votes en ligne. Entre-temps, la position de la direction du parti était la suivante : bien sûr, il y a eu des violations, mais pas au point de remettre en question les résultats des élections ou de s’opposer au régime.

Cette ambivalence de la part du CPRF, un parti de l’establishment qui a attiré des électeurs enclins à protester, s’est également reflétée dans sa composition. Le CPRF a attiré des personnes désireuses de s’engager sérieusement dans une politique d’opposition de gauche sans se plier au Kremlin, de défendre les intérêts de leurs électeurs et de développer des mouvements de base. Tout au long de son existence, le CPRF a rassemblé ces deux groupes antagonistes aux motivations totalement différentes. Sa direction, cependant, a toujours été composée de collaborateurs du Kremlin, satisfaits de voir le CPRF comme un parti de l’establishment. Dans le même temps, les sections locales du parti ont souvent attiré des personnes ayant des attentes complètement différentes.

En 2021, nous avons vu cette contradiction à l’œuvre lorsque la stratégie du « vote intelligent » a permis d’obtenir le soutien de candidats du CPRF comme Mikhail Lobanov à Moscou, notamment grâce au fait qu’ils avaient des opinions anti-establishment sincères et cohérentes. Lorsque la guerre a éclaté, seuls quelques députés de la Douma d’État ont pris position contre la guerre, mais tous ceux qui se sont exprimés étaient membres du FCRP.

Les militants de la CPRF ont-ils réussi à obtenir des résultats malgré ces antagonismes internes ?

Quand on devient député municipal ou régional, cela ouvre certaines possibilités. Elles sont bien sûr très limitées, étant donné que tout parti d’opposition établi, y compris le CPRF, sera minoritaire. Néanmoins, un député est quelqu’un qui peut amplifier de manière significative les voix des communautés locales, comme dans le cas du député de la Douma de la ville de Moscou, Evgeny Stupin, qui s’avère être un membre du CPRF.

Parlons de l’autre camp de gauche, qui n’a pas soutenu l’invasion. Si une personne ne se voit pas affiliée au CPRF, quelles sont les autres options de gauche qui s’offrent à elle ?
Parmi les organisations de gauche qui ont condamné l’invasion, il y a un certain nombre de petits groupes qui fonctionnent essentiellement comme des médias de masse. Dans une situation où pratiquement toute activité pacifiste ou anti-guerre est interdite, ces groupes sont à peine légaux. Les organisations politiques qui ont adopté une position clairement anti-guerre ont été contraintes à la clandestinité et doivent désormais faire preuve d’une extrême prudence. Cette situation pose un sérieux problème stratégique à tous les groupes de gauche qui existaient en Russie avant l’invasion, qu’ils soient socialistes ou anarchistes. Il existe plusieurs stratégies de base qu’ils peuvent utiliser pour s’adapter aux conditions difficiles d’aujourd’hui.

La première approche est l’action directe illicite, qui est difficile à mettre en œuvre si l’on est déjà une personnalité publique. La deuxième consiste à limiter son activité à la propagande au sein de petites communautés, comme les groupes de lecture fermés. Enfin, il y a la stratégie de défense des travailleurs, qui reste légale pour l’instant. Nous parlons du syndicat des messagers Courier, du syndicat des travailleurs médicaux Deistvie et d’un certain nombre d’autres syndicats plus petits auxquels participent des activistes anti-guerre.

Comment les syndicats russes sont-ils devenus une force politique et la situation évolue-t-elle aujourd’hui ?

Commençons par le fait que la Russie compte à la fois des syndicats officiels et des syndicats indépendants. Les syndicats officiels de l’establishment reçoivent très peu d’attention de la part des médias, et la plupart de leurs membres supposés ne soupçonnent même pas leur existence. Pourtant, il s’agit d’une bureaucratie massive. La Fédération des syndicats indépendants de Russie (« FNPR ») a fonctionné pendant des décennies comme une extension du gouvernement dans le domaine des relations de travail et comme un outil de contrôle des propriétaires d’entreprise sur les travailleurs. Il est clair que cela n’a rien à voir avec les vrais syndicats. Si nous cherchons des parallèles historiques, divers régimes fascistes avaient leurs propres syndicats et associations d’État, tant pour les employeurs que pour les travailleurs.

En ce qui concerne les syndicats indépendants, les quelques voies restantes d’une activité publique encore légale (comme la défense des droits syndicaux, liée à la propagande de l’auto-éducation) sont devenues exceptionnellement risquées. Par exemple, Kirill Ukraintsev, le dirigeant du syndicat des coursiers, a été arrêté et emprisonné au printemps dernier et n’a été libéré que très récemment.

Nous devons comprendre que, malgré leurs réalisations locales, ces organisations ne peuvent être considérées comme des syndicats à part entière, puisqu’un véritable syndicat est capable de négocier des conventions collectives avec les principaux employeurs du secteur. Or, dans la Russie d’aujourd’hui, cela est pratiquement impossible, et pas seulement en raison de la pression répressive exercée par le gouvernement et les propriétaires d’entreprises. En effet, l’une des premières initiatives de Poutine, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, a été l’adoption d’un nouveau code du travail qui a réduit les pouvoirs des syndicats.

Il est donc pratiquement impossible de mener une grève efficace dans la Russie d’aujourd’hui. Le champ d’action légal des syndicats est pratiquement nul. Des associations comme Courier, Deistvie ou l’Alliance des enseignants sont d’excellentes et très importantes initiatives, mais elles opèrent dans des conditions quasi clandestines. Elles ressemblent davantage à des organisations de défense des droits qu’à des syndicats à proprement parler. À titre de comparaison, il suffit de jeter un coup d’œil aux manifestations contre la réforme des pensions en France pour voir la différence.

Qu’en est-il des anarchistes ? Ils ont longtemps fait l’objet de répressions de la part de l’État ; les mouvements anarchistes se développent-ils maintenant en réponse à l’invasion ? Est-ce que ce sont des anarchistes qui organisent le sabotage des chemins de fer et qui mettent le feu aux bureaux de rédaction ?

Nous disposons d’assez peu d’informations sur les véritables auteurs de ces initiatives. Je n’ai pas de données sur la croissance ou la décroissance des mouvements anarchistes, car ils opèrent sous une pression énorme, dans une clandestinité de fait. Mais il est très difficile de se développer dans la clandestinité.

Le régime s’est efforcé de réduire l’influence considérable des anarchistes sur la jeune génération de Russes. Il y a une dizaine d’années, une importante sous-culture antifasciste qui s’appuyait de manière significative sur certaines idées anarchistes s’est établie en Russie. Son influence était très palpable. Le régime a déployé beaucoup d’efforts pour écraser cette scène antifasciste. C’est ce qui a motivé les poursuites contre The Web, ainsi que de nombreuses autres affaires pénales à motivation politique. Le régime a réussi à liquider un mouvement plus ou moins de masse, simplement en éliminant ses principaux activistes.

Bien sûr, une partie de cet élément antifasciste a survécu, se transformant en groupes partisans. La question ici n’est pas tant le présent que l’avenir. Dans quelle mesure ce que ces groupes font aujourd’hui restera-t-il significatif à l’avenir ? Des actions isolées, aussi héroïques soient-elles, sont incapables de briser la dynamique de la situation actuelle. Mais je pense que si la société russe demande un mouvement anti-guerre de masse, toutes les formes disponibles, y compris celles qui existent déjà, seront les bienvenues.

Est-il donc vrai qu’aucun mouvement de gauche ne pourra croître de manière significative en 2023 ? N’est-ce pas plutôt le moment idéal pour viser la croissance ?

Je pense que les conditions dictatoriales ne laissent en principe aucune place aux droits politiques et civiques. Elles n’autorisent aucune activité politique légale sous quelque forme que ce soit, ce qui empêche effectivement ces mouvements de gagner de nouveaux adhérents ou de diffuser activement leur message dans la société.

La question est de savoir si la société russe peut manifester un changement suffisamment important pour engendrer un nouveau type de politique, et aussi ce que la gauche elle-même a à offrir en termes de développement post-Poutine du pays. C’est la principale tâche à laquelle la gauche est confrontée en ce moment, ainsi que tout groupe d’opposition en Russie, et cela signifie que ce qu’ils font maintenant est calculé en grande partie pour le long terme, par opposition à l’effet immédiat.

Comment la gauche russe comprend-elle la décolonisation et à quoi devrait-elle ressembler en Russie ?

C’est une question compliquée, car il y a, d’une part, le terme « décolonisation » tel qu’il se présente dans le contexte des études post-coloniales et, d’autre part, des questions pratiques sur l’avenir politique de la Russie après l’impasse dans laquelle elle s’est engagée à l’heure actuelle. Et ces deux choses n’ont aucun rapport entre elles. Il est donc peut-être préférable de se concentrer sur l’ordre politique actuel de la Russie en tant qu’il est enraciné dans son passé impérial.

Tout d’abord, nous nous rendons compte que la guerre est fondée sur le révisionnisme historique et sur l’idée qu’aucune existence authentique n’est possible pour la Russie à l’intérieur de ses frontières actuelles. Pour le régime, les frontières de la Russie doivent être constamment repoussées, afin de « récupérer » les terres prétendument « historiquement russes ». Malheureusement, cette ligne de pensée s’accompagne d’une certaine tradition : elle n’a pas été inventée par Poutine, mais est au contraire conditionnée par tout l’héritage impérial prérévolutionnaire de la Russie, ainsi que par l’expérience soviétique de l’ère stalinienne et de l’après-stalinienne.

Cette tradition est désormais ancrée dans la conscience d’une grande partie de la population et c’est ce qui rend la propagande si efficace. Pour que la Russie de l’après-Poutine vive en paix avec ses voisins sans menacer d’autres pays, y compris les États post-soviétiques et l’Europe de l’Est, il faut revoir radicalement la mentalité impériale. Nous devons travailler non seulement sur notre présent, mais aussi sur notre passé et sur la façon dont notre peuple perçoit l’histoire de la Russie et ses relations avec les pays environnants. C’est le premier point.

Le deuxième point concerne le statut officiel actuel de la Russie en tant que « fédération », alors qu’il s’agit en réalité d’un État hypercentralisé où toutes les ressources sont accaparées par Moscou et redistribuées aux régions en fonction de leur degré de loyauté politique à l’égard du régime. C’est ce qui détermine les politiques de la Russie à l’égard de ses minorités indigènes, puisque l’existence même d’identités non russes à l’intérieur du pays est considérée par le Kremlin comme une menace. D’où la suppression des langues indigènes et des derniers vestiges d’autonomie dans les régions où vivent d’importantes populations non russes.

Ces politiques ont été mises en place tout au long des deux décennies de pouvoir de Poutine et sont directement liées à la nature centrée sur Moscou de ce régime et à l’absence d’une véritable démocratie dans le pays. En ce sens, nous avons besoin d’une révision sérieuse de la place de Moscou dans la gouvernance russe.

Cela entraînerait-il nécessairement la désintégration de la Russie en tant qu’entité politique unique ?

La Russie, telle qu’elle existe aujourd’hui, freine le développement de ses régions par son pouvoir coercitif et son argent. Elle n’a plus de programme positif à offrir à ces régions. C’est pourquoi, lorsque le pouvoir politique du régime commencera à s’affaiblir et que l’argent commencera à se tarir (et cela se produira dans un avenir prévisible), nous assisterons à une éruption de forces centrifuges à l’intérieur du pays.

Les résultats ne seront pas tout à fait confortables pour ceux qui vivent dans les régions. Si nous voulons préserver un espace politique commun – non pas dans le sens où il est lié à un pouvoir politique unique, mais dans le sens d’un environnement qui permet une sorte d’échange humain interculturel – nous devons réfléchir aux valeurs, aux idées et aux principes que la Russie en tant que telle peut offrir aux régions. Les idées de tolérance, d’égalité, de politiques sociales bien développées et le droit des régions à gérer leurs propres ressources contribueraient à préserver cet espace sous la forme d’une fédération ou d’un commonwealth.

Si nous continuons à nier jusqu’au bout que la centralisation est un problème, si nous continuons à essayer de forcer les régions ethniques à se conformer à une norme unique de Procuste, en considérant tout signe de diversité comme une menace pour l’État et son intégrité, cela conduira à la désintégration. Si la Russie continue sur sa lancée actuelle, il est possible qu’elle aboutisse à un scénario de désintégration très dur. Mais il est également possible de changer de cap et d’éviter la désintégration.

Quelle est l’attitude générale des Russes à l’égard des politiques de gauche ? Dans quelle mesure ces mouvements ont-ils jeté les bases de leur avenir ?

Les politiciens de gauche ont connu un certain succès dans la Russie post-soviétique. Il y a, par exemple, les victoires électorales de Mikhaïl Lobanov et d’autres, ainsi que toute une série de députés municipaux charismatiques comme Sergey Tsukasov, qui a été à un moment donné à la tête du district municipal d’Ostankino à Moscou. Ou encore le rôle de la politique de gauche dans les mouvements sociaux de masse, comme les manifestations environnementales de Shies dans la région d’Arkhangelsk. Il y a aussi le travail des syndicats indépendants et leur rôle dans les victoires locales, comme le travail efficace de la Confédération du travail pour rendre leur emploi à des dizaines d’employé es du métro de Moscou, licencié·es illégalement en 2021.

Au cours de la dernière décennie, la Russie a présenté une double dynamique. D’une part, nous avons constaté un engagement politique croissant chez les jeunes, une augmentation des mouvements populaires et des protestations politiques, ainsi qu’une participation active aux campagnes électorales et aux élections. D’autre part, nous avons également assisté au développement de l’appareil répressif de l’État et à la pression croissante qu’il exerce sur cette société en éveil. Tout ce que ce régime a fait en réponse à la révolution de Maïdan en Ukraine, et jusqu’au lancement de l’invasion, poursuivait non seulement des objectifs de politique étrangère, mais aussi des objectifs intérieurs. L’objectif principal du régime était de supprimer complètement la société, en atomisant la population et en instillant une atmosphère de panique et de terreur face à toute activité politique.

Tout ce qui s’est passé au cours de la dernière décennie dans la politique de gauche en Russie s’inscrivait dans cette double tendance. La situation à laquelle nous sommes parvenus le 24 février 2022 peut être considérée comme un triomphe de l’État sur la société au cours de cette période historique particulière. Et comme la gauche se range toujours du côté de la société, par opposition à l’État, ce triomphe est aussi une défaite pour le mouvement de gauche.

Je ne suis pas sociologue et je ne peux pas présenter de chiffres précis, mais sur la base de ma propre expérience, qui inclut l’activisme, je peux dire que la majorité des Russes considèrent l’inégalité sociale et l’iniquité comme la question politique clé. Une majorité absolue de personnes seraient d’accord avec vous si vous parliez de redistribution des ressources et des richesses. Ils seraient également d’accord pour dire que la Russie doit devenir un véritable État-providence travaillant dans l’intérêt de la majorité. C’est pourquoi le programme de la gauche est si important ici.

Même les succès d’Alexey Navalny, trois fois hors-la-loi, ont beaucoup à voir avec l’inclusion de certains éléments du programme de gauche dans sa propre rhétorique anti-corruption. Je dirais que la majorité des téléspectateurs/téléspectatrices se rendent compte que les vidéos de Navalny ne concernent pas seulement les fonctionnaires corrompus. Elles montrent comment une minorité négligeable s’est emparée de toutes les richesses d’un pays par ailleurs démuni. Cette situation est manifestement injuste. Que les fonctionnaires se soient enrichis légalement ou illégalement est la dernière chose dont les gens se préoccupent, car les lois qui ont permis à ce groupe d’usurper ces richesses ont été écrites par les usurpateurs eux-mêmes.

Un autre aspect important de la tradition de gauche est son orientation vers la démocratie, et pas seulement la démocratie formelle. Pour la gauche politique, la démocratie n’est pas seulement une question de fonctionnement des institutions électorales. Il s’agit de savoir comment les gens ordinaires peuvent prendre part aux décisions qui affectent leur propre vie. Le socialisme tel qu’il a été conçu par ses fondateurs, il y a environ 150 ans, était une vision cohérente de la démocratie poussée jusqu’à ses limites logiques. Il s’agissait d’une idée de la démocratie en tant que règle de la majorité non seulement en politique, mais aussi en économie. C’est pourquoi les revendications démocratiques qui ont été si importantes pour la société russe au cours des dernières décennies – les demandes d’élections équitables, de liberté de réunion, de syndicats libres et de droit de grève – sont endémiques à la gauche politique.

Je pense que si la Russie avait préservé une certaine possibilité de vie politique publique authentique, avec la création d’un parti libéral de gauche légal pouvant participer aux élections, nous aurions déjà assisté à une montée de la politique de gauche dans ce pays. Toutes les conditions ont été réunies au cours de la dernière décennie, et l’effervescence des masses a également joué en sa faveur.

Outre les répressions étatiques, d’autres facteurs ont-ils empêché les mouvements de gauche de pénétrer plus profondément dans la société ?

Malgré la demande de démocratisation et de justice sociale de la société russe, la majeure partie de celle-ci reste politiquement passive. Les gens se sont montrés peu préparés à l’action, et je ne pense pas que cela soit uniquement lié à l’obstruction de l’auto-organisation à la base ou à la peur des répressions.

Dans une société de marché pure et dure, où chacun se défend, où l’argent est synonyme de pouvoir et où chacun·e adhère à une stratégie de survie personnelle, toute suggestion d’intérêts communs semble totalement absurde. Ce « bon sens » russe d’avant-guerre a fait obstacle au programme de la gauche et à toute auto-organisation de la base. Les militant·es russes avaient beaucoup de mal à expliquer pourquoi les locataires d’un immeuble d’habitation devaient créer un comité pour défendre leurs droits vis-à-vis des sociétés de gestion locales. Les travailleurs/travailleuses embauchés ont eux aussi du mal à comprendre ce qu’est une lutte collective organisée pour des droits communs.

Elles et ils se demandent plutôt si la lutte leur apportera plus d’avantages ou de problèmes. Telle était la réalité de la Russie, et elle est en grande partie responsable de l’apathie que nous avons constatée et de la vulnérabilité de la population à la propagande militariste.

La préoccupation de la gauche pour les luttes localisées contre l’inégalité semble l’éloigner des masses. Dans le même temps, la gauche ne propose aucune réforme systémique, économique ou autre. Ce point de vue est-il injuste ?

Le fait que les militants se concentrent sur les questions pratiques de tous les jours pose un réel problème. Il est plus facile de motiver les gens lorsqu’il y a quelque chose qu’ils peuvent faire ici et maintenant. C’est généralement une bonne chose, car les militant·es parviennent souvent à aider quelqu’un. En même temps, la fixation sur le « ici et maintenant » éloigne les militant·es de la conceptualisation de programmes et de propositions politiques, de l’élaboration de grands récits complets qui expliqueraient la réalité sociale. Or, les gens de tous les jours ont besoin de tels récits.

Nous pouvons constater que l’obsession des Russes pour YouTube et toutes sortes de têtes parlantes est liée à cette demande d’une vision globale du monde : pour comprendre ce qu’ils doivent faire, les gens ont besoin de quelqu’un qui relie tous les événements et toutes les choses qui se passent en une image holistique cohérente. Souvent, les personnes qui sont complètement immergées dans l’activisme ne peuvent pas fournir une telle image. Soit ils ne pensent pas que c’est important, soit ils n’ont ni le temps ni les ressources nécessaires. Cette situation est préjudiciable au mouvement de gauche tel qu’il existe dans la Russie d’aujourd’hui.

Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème de manque de personnes développant des programmes politiques à grande échelle. Les propositions découplées de la pratique et des mouvements de masse réels deviennent souvent abstraites. Lorsque des économistes libéraux, par exemple, commencent à parler de « comment réformer la Russie », il y a généralement une certaine clarté quant à l’agence : «  Poutine doit être remplacé par un Evgeny Chichvarkin figuratif, qui transformera l’économie comme il l’entend. Pour la gauche, la question de l’action est radicalement différente. Il s’agit de savoir comment réformer le système politique pour qu’il serve la majorité. La réponse à cette question ne peut être anticipée ou obtenue par une expérience de pensée.  »

Vladimir Lénine a dit que nous ne découvrirons jamais à quoi ressemble le socialisme en détail tant que les masses ne se mettront pas au travail. C’est toujours vrai pour le mouvement de gauche. Nous ne saurons pas à quoi ressemble une société juste jusqu’à ce que cette idée atteigne des millions de personnes et que les masses décident qu’elles veulent la voir se réaliser dans la pratique.

Comment déterminer quels sont les objectifs à long terme qui devraient être prioritaires dans la politique de gauche en Russie ? Sur quoi les hommes politiques doivent-ils mettre l’accent s’ils veulent être entendus ?

Les gauchistes doivent apprendre leur leçon et tirer les conclusions de ce qui est arrivé au pays. Nous devons être très clairs sur le fait que ce régime n’est pas évolutif. Il ne changera pas de lui-même et une transformation assez radicale est nécessaire. Cette transformation se produira si la Russie connaît une crise de gouvernance en même temps qu’une volonté active de changement de la part de la base.

C’est pourquoi la gauche doit réfléchir à la manière dont elle entend participer à ce futur mouvement de masse. Le régime actuel a rendu impossible tout changement dans le cadre institutionnel existant. Le pays aura besoin d’une nouvelle constitution, de nouvelles lois, de nouveaux partis politiques, et le CPRF sera, selon toute vraisemblance, jeté à la poubelle avec le reste du système politique actuel.

Il sera absolument nécessaire de réévaluer les privatisations passées, qui sont devenues le fondement du régime actuel en Russie. Une révision radicale de la politique sociale sera nécessaire, avec un démantèlement du droit du travail institué par Poutine, avec une fiscalité progressive, avec de nouvelles politiques budgétaires pour l’éducation et les soins de santé, désormais financés sur la base d’un ruissellement.

Au-delà, ce dont la société a besoin, ce n’est pas seulement d’une redistribution des ressources, mais d’une révision de toute la philosophie qui sous-tend la politique sociale de la Russie telle qu’elle existe aujourd’hui. Aujourd’hui, elle est régie par le principe d’efficacité : les collèges, les hôpitaux et les musées sont tous des agents du marché libre qui doivent générer des revenus et s’autofinancer. Les institutions inefficaces sont fermées, ce qui permet à l’État de ne jamais subir de pertes. Le principe selon lequel l’État doit toujours faire des bénéfices, qu’il doit recevoir plus que ce qu’il dépense en premier lieu, doit être battu en brèche. Toute la sphère du bien-être social doit être déterminée par les besoins de la société, et non par l’efficacité ou la rentabilité du marché.

En outre, il faut un programme pour l’égalité des sexes, avec une révision de toutes les lois anti-LGBT et de nouvelles lois contre la violence domestique. Il devrait y avoir un programme spécial pour transformer la Russie en une véritable fédération permettant à la gouvernance locale de gérer les budgets régionaux. Nous devons également permettre aux minorités ethniques de développer leurs langues et leurs cultures, sans quoi ces minorités sont placées dans une position d’impuissance et de victime.

Tous ces objectifs sont indéniablement liés à la décentralisation de la gouvernance en Russie. La forme que cela prendra reste une question ouverte, mais je suis certain que la décentralisation est directement liée à la démocratie. Plus les gens auront de pouvoir au niveau local et moins ils en auront au niveau central, plus les institutions démocratiques de la Russie seront durables à l’avenir.

Ilya Budraitskis, historien et commentateur politique
https://meduza.io/en/feature/2023/04/18/this-regime-is-not-subject-to-evolution
Traduit avec http://www.DeepL.com/Translator (version gratuite)

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