Un petit groupe canadien de gens de la mouvance libertaire ont d’abord proposé qu’on essaie de mettre en place une « occupation » près de la Bourse de New York. Ils étaient inspirés par les tentes et campements installés plus tôt dans l’année sur la Place Tahrir du Caire et par la propagation de tactiques similaires en Espagne et ailleurs.
Leurs objectifs étaient à la fois la Bourse de New York en tant que telle et le 1% des gens les plus riches. Le quartier de Wall Street est connu partout comme le symbole du capitalisme financier américain. Quant au 1%, ce sont les gens que l’on a pointés comme étant ceux qui possèdent et contrôlent l’économie et le gouvernement, les « gros capitalistes ». Dans la configuration actuelle, ce serait plutôt le 0,1%, mais c’est un détail.
L’idée que l’ennemi du 99% des gens était le 1% le plus riche et les financiers symbolisés par Wall Street a bien pris. De cette petite étincelle s’est produite une conflagration. Occupy Wall Street a grandi jusqu’à englober des milliers de gens qui ont participé à des marches et autres activités menées autour du campement de Wall Street.
Puis le mouvement s’est rapidement étendu à d’autres villes à travers le pays, des grandes villes d’abord, puis des centaines de petites villes. Il s’est également étendu vers plusieurs campus universitaires.
Dans sa dynamique profonde, ce mouvement s’adresse à Wall Street et au 1%. C’est une prise de conscience anticapitaliste élémentaire. La compréhension du fait que la catastrophe économique que le 99% des gens est en train de vivre depuis le début la Grande Récession, en 2007, a été causée par un système qui fait la part belle au 1% est en train de s’enraciner profondément. Le slogan « Ils ont été renfloués, nous avons été virés ! » [de notre emploi et/ou de notre logement] est l’un des plus populaires.
Paul Krugman, un économiste libéral, a écrit récemment dans le New York Times : « À mesure que le mouvement Occupy Wall Street continue à croître, les réactions face aux objectifs du mouvement ont petit à petit changé : le rejet méprisant a été remplacé par les pleurnicheries. Les seigneurs modernes de la finance regardent vers les protestataires et se demandent si ceux-ci ne comprennent pas tout ce qu’ils ont fait pour l’économie américaine. La réponse est : oui, beaucoup parmi les protestataires comprennent ce que Wall Street, et plus généralement l’élite économique de la nation, a fait pour eux. Et c’est pour cela qu’ils protestent. »
Des sondages montrent que des dizaines de millions de personnes sympathisent avec les buts des protestataires. C’est un changement profond de l’opinion publique qui a été malmenée par les politiciens capitalistes et la presse durant les trois dernières années. On nous a dit que c’était de notre faute, que nous dépensions trop d’argent que nous n’avions pas, que la seule façon pour aller de l’avant était d’effectuer des coupes drastiques dans notre niveau de vie. Mais le fait que depuis 2007 les plus riches soient en train de devenir plus riches encore alors que nous, nous devenons plus pauvres, rend la blessure plus douloureuse.
Des interviews de ceux qui se sont joints aux actions ont donné un aperçu de ce qui est en train de se passer. Certains disent qu’ils se sont joints parce qu’ils sont au chômage depuis longtemps. Une jeune femme a expliqué qu’elle avait reçu son doctorat deux ans auparavant et qu’elle n’avait pas encore trouvé d’emploi. Un ouvrier plus âgé a dit qu’il était au chômage depuis des années et qu’il n’avait aucune perspective. D’autres disent que leurs maisons ont été saisies. Beaucoup sont maintenant dans la rue, des gens qui n’ont jamais imaginé un instant que cela pourrait leur arriver.
Les saisies de maisons, le chômage, les mauvaises écoles, la vie dans la rue, tout cela touche plus massivement encore les Noirs et les Latinos. Des étudiants universitaires sont en train de protester contre des augmentations massives des coûts de la scolarité et contre les dettes énormes qu’ils ont contractées pour se payer leurs études. Parents, élèves des écoles publiques et enseignants subissent eux des coupes budgétaires tous azimuts.
Beaucoup de personnes plus âgées quant à elles craignent des coupes drastiques dans la sécurité sociale et le système d’assurance-santé [appelé Medicare et Medicaid] dont les acteurs capitalistes disent qu’elles sont l’une comme l’autre nécessaires.
J’ai une nièce qui a récemment obtenu son diplôme de droit. Elle a une dette de 90’000 dollars du fait d’un emprunt étudiant. Mariée récemment, la maison dans laquelle elle vit avec son mari est dite « sous l’eau », ce qui veut dire que le couple doit sur son hypothèque plus que le prix actuel de sa maison sur le marché.
Sont apparus un flot de manchettes et d’articles qui ont aidé les travailleurs à comprendre l’étendue de la catastrophe économique et on nous a expliqué que la pauvreté et la précarité étaient en train de croître.
Mais il ne s’agit pas seulement de l’augmentation de la pauvreté en tant que telle. L’agence de presse Reuters a annoncé le 23 novembre 2011 : « Près de la moitié des Américains manquent de sécurité économique, ce qui signifie que malgré le fait qu’ils vivent au-dessus du seuil de pauvreté, ils n’ont pas assez d’argent pour payer leur logement, leur nourriture, leurs soins de santé et d’autres dépenses de base. Selon des chiffres officiels, 45 pourcent des habitants des États-Unis vivraient dans des ménages devant se battre pour leurs fins de mois, ce qui représente le 39 pourcent des adultes et le 55 pourcent des enfants… »
De son côté, un article du New York Times révèle : « En sinistre signe de la nature durable du marasme économique, le revenu des ménages a décliné plus fortement dans les deux ans qui ont suivi la fin de la crise que pendant la récession elle-même… Entre juin 2009, date officielle de la fin de la récession, et juin 2011, le revenu médian des ménages (déflaté, donc moins l’inflation) a baissé de 6,7 pourcent… Durant la récession, à savoir de décembre 2007à juin 2009, le revenu des ménages avait baissé de 3,2 pourcent. » Ce qui fait un total de près de 10 pourcent. Et l’on parle bien du revenu médian des ménages [dont le revenu qui se situe sur la ligne médiane séparant les 50% qui reçoivent plus et les 50% qui reçoivent moins], ce qui veut dire que si le 1% des gens, ceux dont les revenus ont augmenté, n’était pas compté, alors on verrait que le revenu des travailleurs a chuté plus encore.
Du côté de l’Europe, les nouvelles sont menaçantes également. Beaucoup craignent une nouvelle récession, récession qui partirait de la situation déjà très difficile dans laquelle se trouvent actuellement la plupart des travailleurs.
Je me suis rendu sur des « occupations » à San Francisco et Oakland. Mais je suis aussi allé participer à une action dans la petite ville de Hayward où je vis. Il y avait environ 75 personnes se tenant debout avec des pancartes à un carrefour à une heure de grande affluence. Ce qui m’a frappé, c’est la réaction de la majorité des automobilistes rentrant chez eux. Nous avons été salués par des signes de toutes sortes et par des coups de klaxon manifestant leur soutien. Il y a eu beaucoup de bruit tout au long de l’heure que nous avons passée là-bas. Il y a eu partout dans le pays beaucoup de ces petites manifestations qui n’ont reçu aucun écho au niveau national.
Partant du plus profond de la société, toute cette colère, jamais encore exprimée, s’est construite peu à peu. Tout à coup, Occupy Wall Street a offert un catalyseur permettant à des dizaines de millions de gens de prendre conscience du fait que leurs souffrances privées étaient en fait des souffrances partagées et ils ont alors su à qui adresser leurs reproches et revendications.
Le mouvement Occupy a également donné du courage à ceux qui se battaient pour d’autres causes. En sont un exemple les gens qui se battent contre un projet de pipeline devant assurer le transport d’une forme spécialement « impropre » de pétrole brut depuis le Canada vers les raffineries du Golfe du Mexique. Le processus d’extraction au Canada est déjà très polluant et le pipeline présenterait un danger pour l’environnement tout au long de son parcours. Une manifestation prévue devant la Maison-Blanche a vu dix mille personnes entourer la demeure présidentielle. Obama a alors été forcé de repousser d’une année la décision de continuer la construction de l’oléoduc. Selon les organisateurs de cette action eux-mêmes, cette victoire initiale n’a été rendue possible que par l’ampleur du mouvement Occupy.
La bureaucratie syndicale officielle n’a rien fait pour organiser la grogne qui montait en puissance, mais elle a tout de même fini par soutenir le mouvement Occupy, du moins verbalement. Cela a aussi encouragé des syndicats situés plus à gauche à avancer leurs propres revendications et à se joindre parfois aux actions.
Le monde entier a pu voir la réponse brutale donnée par la plupart des gouvernements municipaux et par les instances universitaires qui ont eu recours à la police pour dégager les campements. Des vidéos diffusées partout ont montré l’utilisation de gaz lacrymogènes et d’autres armes dites non létales (l’une de celles qui a presque tué un membre des Vétérans d’Irak contre la guerre), sans parler des coups, des sprays à poivre et des arrestations de masse. Tout cela n’a fait qu’augmenter la colère des gens et la sympathie à l’égard des protestataires, qui eux ont reçu des leçons douloureuses sur le rôle de la police.
Comme dans tout mouvement de masse, il y a eu des problèmes et des erreurs. Mais on a assisté à un déploiement de créativité pour trouver de nouvelles manières d’exprimer toutes ces revendications auxquelles conduit une opposition contre le 1% et contre le centre du capital financier.
Une partie de cette créativité a été assez pleine d’humour. Un exemple : ont largement circulé sur l’Internet les photos d’un flic sprayant au poivre des étudiants non-violents sur un campus californien superposées sur toutes sortes d’œuvres d’art et autres images. Cela donnait alors l’effet d’un sprayage au poivre sur les pique-niqueurs d’une peinture de Surrat ou d’un sprayage au poivre sur les membres de la Convention Constitutionnelle !
Il y aura des accalmies, des hauts et des bas. Mais déjà le mouvement Occupy a introduit dans le dialogue national la question de classe qui, d’autorité, avait été supprimée dans le discours des politiciens et de la presse. Un vieux militant radical m’a dit : « La politique est à nouveau à l’ordre du jour. Il y a 40 ans que j’attends cela. » (Traduction par A l’Encontre)
Barry Sheppard, éditeur de l’hebdomadaire The Militant, en 1964.
Barry Sheppard était l’un des militants du mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, actif au MIT. Par la suite, il occupa un poste de direction au sein de l’historique Socialist Workers Party des Etats-Unis, avec lequel il a rompu suite à sa dégénérescence organisationnelle et politique. Un premier volume de ses mémoires politiques est paru The Socialist Workers Party 1960-1988 ?A Political Memoir, Volume 1 : The Sixties, Published by Resistance Books, 2005.