Le parquet japonais accuse officiellement Carlos Ghosn, PDG de Renault-Nissan-Mitsubishi, d’avoir "conspiré pour minimiser sa rétribution entre juin 2011 et juin 2015". En clair, Carlos Ghosn aurait déclaré toucher moins (près de 5 milliards de yens, soit 40 millions d’euros) pour toucher plus (environ le double). Voilà pour le principal fait sur le plan judiciaire.
Le temps du monde
Plutôt que de montrer des traits nouveaux de l’économie mondiale, la chute de Carlos Ghosn confirme certains traits caractéristiques de l’économie capitaliste qui lui sont structurels. Parmi eux, le caractère transnational des grandes entreprises capitalistes. Carlos Ghosn avait jusque-là deux bureaux : l’un à Boulogne-Billancourt au siège de Renault en proche banlieue de Paris, l’autre à Yokohama, port au sud de Tokyo, au siège de Nissan. Il arrivait donc pour ce "citoyen du monde" autoproclamé - de quel monde au juste ? serait-on tenté de lui demander mais c’est là une autre affaire - de tenir des conseils d’administration dans son jet privé où "il passait près de cent nuits par an" d’après le portrait que lui a consacré Le Monde du 7 décembre dernier ("Carlos Ghosn, le goût de la démesure").
Carlos Ghosn fait donc partie de cette élite globale et capitaliste dont l’espace opérationnel est par définition le monde, naviguant entre les tours de verre et d’acier et les hôtels de luxe au moyen de leurs jets privés, à l’image, en d’autres temps, des négociants-banquiers génois, vénitiens, hollandais, anglais et français dépeints par Fernand Braudel dans sa fresque des économies-mondes successives depuis le XIVe siècle. [Par ailleurs, il est utile ici de faire mention d’un des derniers travaux sur la problématique des origines du capitalisme : Alain Bihr soutient dans Le premier âge du capitalisme 3 récemment paru que c’est la mondialisation qui a donné naissance au capitalisme et non l’inverse.]
L’intensification de l’exploitation
Ensuite, Carlos Ghosn illustre par ses réalisations ces rapports sociaux que les marxistes désignent sous le nom d’ "exploitation capitaliste" et qui depuis les années 1980 sont euphémisés par toute une série d’expressions convenues du discours économique ("partage de la valeur ajoutée", "rapport capital-travail", industrial relations ou encore "partenaires sociaux").
C’est en effet Carlos Ghosn, le cadre de Michelin, qui réussit à casser le monopole des syndicats américains lors de la fusion du géant français du pneu avec Uniroyal Goodrich à la fin des années 1980, ce qui est à l’origine de sa réputation de "coupeur de coûts" dans le monde des grands patrons. La réalité prend un autre visage lorsque nous nous plongeons dans ce que signifient ces "coûts". Un exemple parmi tant d’autres. Interviewé par des militants trotskystes du journal The Militant 3 en 1997, à l’occasion d’une grève du syndicat des métallos (USWA) contre Michelin à l’usine Uniroyal Goodrich de Woodburn 3 (1200 salariés), Rick Rowe, mécanicien ayant vingt ans d’ancienneté expliquait sans détour : "J’en ai assez d’être traité comme une pièce de viande. Je suis un être humain. Je voudrais être traité comme tel." (Traduction personnelle).
Puis, en juin 1999, lors de l’arrivée de Carlos Ghosn à la tête de Nissan qui se trouve alors au bord du gouffre, il confirme sa réputation de "cost killer" : fermeture de cinq usines, licenciement de 21 000 salariés, remise en cause de la sécurité d’emploi des salariés. C’est ce qui explique le revirement spectaculaire des résultats de Nissan 3 : après une perte nette de près de 6 milliards de dollars US en 2000, un bénéfice d’environ 3 milliards l’année suivante. The Economist en 2001 fait mention des études de cas commandées par la Harvard Business School et Insead pour souligner la portée de la réalisation de celui que le Financial Times désignait en 2006 comme "the boss among bosses" 3.
Derrière les chiffres et la gloriole au sein des élites globales du capitalisme, il n’y a qu’à imaginer l’ampleur des dégâts humains et sociaux d’un Carlos Ghosn. Tout semble converger pour indiquer que ce nom est associé à une politique systématique d’intensification de l’exploitation capitaliste à l’œuvre dans les entreprises qu’il dirige.
"Il Quarto Stato" de Giuseppe Pellizza de Volpedo, 1901. Oeuvre qui incarne le prolétariat exploité qui prend conscience de sa condition et de son pouvoir au tournant du XXe siècle en Europe. © Source : Wikimedia Commons.
S’insérer dans le "monde"
Le "monde" dans lequel s’insère Carlos Ghosn est aussi celui des relations mondaines et de la haute bourgeoisie. Son besoin de paraître s’y déploie en grand et c’est peut-être l’aspect prédominant de sa couverture médiatique récente. Participation de ses enfants au "Bal des débutantes" à l’Hôtel Crillon, place Concorde, couverture médiatique dans Paris Match (2000), fête au Grand Trianon de Versailles, montée du tapis rouge au festival de Cannes, etc. : Carlos Ghosn fait partie de ceux parmi les grands patrons dont les penchants aristocratiques sautent aux yeux et tranchent avec l’ascèse et l’éthique protestantes aux débuts du capitalisme analysées par Max Weber. C’est sans doute ce récit d’un "grand patron superstar" qui interroge une partie des journalistes et des élites aujourd’hui, comme en témoigne le titre de l’article du Monde : "Carlos Ghosn, le goût de la démesure".
Pourtant cette entrée dans la jet-set mondiale ne lui a été permise qu’après " avoir fait ses preuves". Son ascension au sein du patronat a suivi un chemin bien plus ordinaire et banal pourrait-on dire lorsqu’on observe son parcours : classes prépa à Louis-le-Grand à 17 ans et rêves de devenir banquier international, Polytechnique puis École des mines avant d’intégrer la direction de l’usine Michelin à Clermont-Ferrand (1978-1985). Si l’on compare cette trajectoire scolaire et sociale avec celle des PDG du CAC 40 aujourd’hui, nous constatons simplement que Carlos Ghosn a suivi les voies normales de la (re)production des élites bourgeoises françaises. La "démesure" et l’aura de superstar parmi les grands patrons s’est sans doute ajoutée bien plus tardivement une fois rendu à la tête de l’Alliance Renault-Nissan à la fin des années 1990.
Visite présidentielle au salon de l’automobile en compagnie de Louis Renault, au centre. Octobre 1924, Agence Rol, Paris. © Agence Rol. Source : www.gallica.bnf.fr
L’originalité du nouveau mode d’accumulation
On est donc en droit de se poser la question â savoir si la chute de Carlos Ghosn précipitée par la justice du Japon a mis en lumière quelque nouveau trait dans l’économie capitaliste mondiale de notre époque.
Deux points ressortent de ce point de vue et ils semblent profondément liés l’un à l’autre. Premièrement, il ressort depuis au moins la crise de 2008 que la rémunération de l’élite globale à la tête de firmes transnationales pose un problème politique dans un nombre croissant de pays capitalistes développés. Ceci n’est pas simplement un symptôme de quelque "gallocentrisme" archaïque comme voudraient le faire croire les idéologues libéraux des vertus de "marchés auto-régulés". Pour comprendre comment Carlos Ghosn a pu être emmené à dissimuler aux autorités japonaises la moitié de sa rémunération (soit environ 40 millions d’euros), il ne faut pas seulement prendre en compte la soif d’accumulation typique de toutes les sociétés capitalistes. Cela ne suffit pas pour mener quelqu’un à cacher afin de mieux accumuler. Il importe aussi de prendre en considération le seuil de tolérance des sociétés politiques concernées à l’égard de l’accumulation des grandes fortunes. Or, si la norme de la rémunération d’un PDG aux États-Unis est beaucoup plus élevée qu’en France ou au Japon, cela tient aux rapports sociaux et politiques construits au fil du temps dans ces différents pays. Par conséquent, l’argument de Carlos Ghosn, consistant à dire que "Des Ronaldo et des Messi qui gagnent des fortunes, on accepte, mais pas dans les entreprises" (cité par Le Monde), ne répond pas à la question posée par la critique que suscite son salaire de PDG.
Deuxièmement, si les salaires des grands patrons comme Carlos Ghosn suscitent une telle critique publique qu’il faille en cacher une partie aux autorités et à l’opinion pour parvenir à accumuler, c’est aussi parce que le mode d’accumulation capitaliste a été bouleversé au cours des années 1980-2010. Derrière la success story de Carlos Ghosn, nous pouvons reconstruire l’histoire réelle d’un "processus d’accumulation par dépossession". Cette notion a été forgée par le géographe marxiste David Harvey et elle désigne une redistribution des richesses, non par la vertu entrepreneuriale de l’innovation et du risque, ni par les effets supposés d’une concurrence accrue sur les marchés comme le soutiennent les partisans du libéralisme, mais par une lutte des classes inversée dans laquelle les très riches pillent les peuples et les territoires à leur profit.
Warren Buffet, troisième fortune mondiale avec ses 84 milliards de dollars en 2018 d’après Forbes 3, ne disait rien d’autre lorsqu’il déclarait à Ben Stein du New York Times 3 en 2006 qu’il y a bien une lutte des classes en cours, mais que c’est sa classe, la classe riche, qui la mène et qui est en train de gagner. Les données collectées par Thomas Picketty et les économistes travaillant confirment empiriquement l’inversion historique dans la distribution des revenus entre 1980 et nos jours. Nous nous limiterons ici à simplement rappeler l’évolution historique entre la Belle Epoque et les années 2010 de la part du décile supérieur des revenus dans le PIB des États-Unis 3 : sa courbe trace un U avec des pics en 1929 (48%) et en 2008 (50%), puis un creux autour de 33% entre 1940 et 1980.
C’est seulement en prenant en compte ces deux dynamiques que nous pouvons voir que l’une est la conséquence de l’autre et qu’inversement la première entretient la seconde, etc. A toute fin pratique, ce sont ces dynamiques qui expliquent pourquoi la croissance des très hauts revenus et des grandes fortunes (dont celle de Carlos Ghosn) dépassent de loin le taux de croissance annuel du PIB des grands centres de l’économie mondiale.
La chute de Carlos Ghosn est donc d’une certaine manière révélatrice, en pointillé, de cet envers sombre de la modernité capitaliste en ce début du XXIe siècle : la prédation capitaliste donnant naissance à un monde inégalitaire et, profondément, injuste.
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