Édition du 19 novembre 2024

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Bolivie : Evo Morales ne connaît pas la crise

Le président bolivien devrait gagner haut la main, peut-être même dès le 1er tour, le 12 octobre, un troisième mandat présidentiel. Alors que certaines gauches latinos sont bousculées par l’opposition ou fragilisées par la crise économique, Evo Morales s’est durablement installé par ses politiques sociales et son habileté politique. Voici les recettes de sa longévité. (Le 12 octobre, Evo Morales a en effet remporté haut la main la victoire et il s’oriente vers un troisième mandat. - Voir l’entrevue avec Evo Morales fait après les élections par le journal mexicain, El Jornada. Rédaction PTAG).

10 OCTOBRE 2014 | tiré du site mediapart.fr

La Paz, de notre envoyé spécial.- Les insomnies d’Evo Morales ne sont pas dues au résultat du vote de l’élection présidentielle du 12 octobre 2014. Non, si le président ne parvient pas à dormir, c’est qu’il s’inquiète de sa succession& en 2020 ! Car pour l’échéance à venir, sa victoire ne semble faire aucun doute. Il est en route pour un troisième mandat.

Il pourrait même remporter le scrutin haut la main, dès le premier tour, avec plus de la moitié des suffrages. De quoi faire pâlir d’envie les autres gauches au pouvoir en Amérique du Sud. Au Brésil, Dilma Rousseff sera contrainte dimanche 26 octobre à un second tour contre son opposant Aecio Neves. Et en Uruguay, les élections (également le 26 octobre) mèneront le candidat du Front large, l’ex-président Tabaré Vázquez, successeur de José Mujica, dans un face-à-face probable contre l’opposant de droite Luis Lacalle Pou. De son côté, Evo Morales peut même s’offrir le luxe d essayer de gagner les deux tiers du Parlement. Cette super-majorité lui permettrait d’adopter les lois sans passer d’accord avec l’opposition. Cette dernière craint que les parlementaires pro-gouvernement puissent ainsi réformer la Constitution et permettre à Evo Morales de se représenter indéfiniment.

La popularité du président aymara n’allait pourtant pas de soi. Son second mandat a été ponctué de nombreux mouvements sociaux. Fin décembre 2010, un décret surnommé « gasolinazo » qui augmentait le prix des carburants, a provoqué un des plus vastes mouvements de grèves et de manifestations que le gouvernement ait dû affronter. Cette augmentation a eu une répercussion sur les prix des denrées de base en affectant les plus pauvres.

Le 15 août 2011, des Amérindiens d’Amazonie ont marché vers La Paz contre un projet routier traversant un territoire indigène, le Territoire indigène et parc national Isiboro Sécure (Tipnis). Le conflit s’est éternisé jusqu’en octobre (lire notre article « Bolivie : la révolution Evo Morales bute sur la question indigène »). La brutale dispersion des manifestants du village de Yucumo (nord-est), le 25 septembre, avait scandalisé les Boliviens (les opposants au projet routier assurent qu’un bébé de 3 mois a été tué) et provoqué la démission du ministre de la défense et de l’intérieur.

En mai 2013, une grève générale de quinze jours bloquait de nouveau le pays. La Centrale ouvrière bolivienne (COB) réclamait une revalorisation des retraites. Chaque fois, le gouvernement a reculé : il est revenu sur la hausse de l’essence, a enterré le projet de routes et augmenté les retraites. Le Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti d’Evo Morales, semblait être grignoté sur sa gauche. Pourtant, force est de constater que l’opposition, représentée par pas moins de quatre candidats, n’en récolte aucun fruit.

Le principal opposant d’Evo Morales, Samuel Doria Medina, qui s’est enrichi grâce au ciment et possède plusieurs franchises de fast foods en Bolivie comme Burger King, pointe à seulement 13 % des intentions de vote, selon les études d’opinion. Menant la nouvelle coalition Unité démocrate (UD), c’est sa troisième candidature à l’élection présidentielle. Plus à droite, l’ex-président Jorge Quiroga (2001-2002) du Parti démocrate chrétien, qui souhaite le « retour de la Bible » au palais présidentiel, devrait réaliser un score marginal.

Les critiques contre la mauvaise gestion ou la corruption ne portent pas, tant le pays affiche une bonne santé économique. Alors que le Venezuela est toujours en proie à une forte inflation et à des pénuries, que l’Argentine subit les conséquences des attaques des fonds vautours, la Bolivie possède, elle, une croissance de 6,5 % en 2013 (5,2 % en 2012). Ce serait la plus forte qu’a connue le pays depuis 1985.

L’exploitation des matières premières a en effet enrichi un des pays les plus pauvres du continent. La Bolivie profite de l’augmentation du prix du gaz dont elle détient les secondes réserves du sous-continent derrière le Venezuela. Le pays possède par ailleurs les premières réserves mondiales de lithium. Le MAS centre ainsi sa campagne sur le développement
de l’exploitation des matières premières, qui serait synonyme de progrès. « Nous allons être le centre énergétique de l’Amérique du Sud », répète le président dans ses discours et les spots de campagne.

« Dans leur majorité, les Boliviens sont optimistes et sentent que leur propre situation économique et leur qualité de vie se sont améliorées. Cette perception est beaucoup plus marquée parmi la population paysanne », souligne le sociologue Jorge Komadina de l’université Mayor de San Simón de Cochabamba. Critique envers le gouvernement, l’économiste et écrivain Roberto Laserna, souligne pour sa part que la croissance est « fragile », et qu’une trop forte dépendance du pays vis-à-vis des matières premières risque de faire augmenter les importations, et par conséquent d’avoir un effet sur l’inflation (en 2013, elle était contenue à 4,8 %).

Le « rouleau compresseur » du MAS, parti du président

La nationalisation de l’exploitation des matières premières, en particulier du gaz, permet de distribuer la rente. Depuis le premier mandat de Morales, une série d’aides ont été adoptées, comme les bourses Juancito Pinto à destination des écoliers pour lutter contre l’absentéisme, ou la « rente digne », un système de retraite universel, ou la bourse Juana Azurduy pour aider les femmes enceintes et faciliter les contrôles prénatals.

Si la pauvreté touche encore la moitié de la population, elle n’a cessé de diminuer. Selon la Banque mondiale, en 2009, presque 60 % de la population était pauvre contre 45 % en 2011. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a même qualifié d’« exceptionnels » les efforts de la Bolivie contre la dénutrition. Ces politiques sociales ne sont d’ailleurs pas remises en question. L opposant Samuel Doria Medina souhaite prolonger les allocations sociales et même les augmenter. Dans la surenchère, il envisage une allocation dite « future » de 40 euros « pour éradiquer l’extrême pauvreté ».

Malgré les crises, « il y a toujours un lien étroit entre les secteurs populaires et Evo Morales », souligne le sociologue Fernando Mayorga, directeur du Centre des études supérieures universitaires (CESU) à l’université Mayor de San Simón de Cochabamba. Et ce, pas seulement grâce à la distribution des richesses nationales, mais par la spécificité même du parti au pouvoir, le MAS, qui vient du mouvement social.

Spécialiste du MAS, le doctorant en sciences politiques Hervé Do Alto relève que les mouvements sociaux sont plus nombreux depuis qu’Evo Morales est au pouvoir : « En 2003, en pleine guerre du gaz (conflit qui a mené à la chute du président Gonzalo Sánchez de Lozada ndlr), il y a eu 400 conflits ; en 2009, après l’approbation de la nouvelle constitution, 759 ; puis 884 en 2011 », détaille l’universitaire. « Les organisations sociales, les syndicats se sont serré les coudes pour voir aboutir la nouvelle constitution. Une fois adoptée, ils sont revenus à l’action collective de rue », explique t-il.

Hervé Do Alto qualifie le MAS de « rouleau compresseur » fonctionnant en « démocratie corporative ». Formé à partir d’une organisation de défense des cultivateurs de coca, le parti a rapidement accueilli d’autres organisations très distinctes les unes des autres. Il s’est urbanisé et a su profiter de la guerre du gaz pour finalement gagner le pouvoir. « Le MAS n’absorbe pas de nouvelles organisations, elles s’agglutinent. Localement, elles gardent une grande autonomie vis-à-vis des prises de décision nationales. Si le gouvernement prend une décision qui ne leur plaît pas concernant leur corporation, elles peuvent sortir les griffes », puis rejoignent le parti lors de grands événements politiques comme les élections présidentielles.

Dans le cas du conflit de Tipnis, le gouvernement « a coopté une grande partie des dirigeants des organisations sociales »,relève le sociologue Jorge Komadina. Par exemple, la présidente de la Confédération nationale de femmes indigènes de Bolivie (CNMIB), Justa Cabrera, radicale opposante à Evo Morales, qui avait mené la huitième marche pour protéger le territoire amérindien, appuie désormais la campagne du MAS.

Jorge Kamadina explique que les organisations dites « rebelles » voient naître sur leurs côtés des organisations « officielles ». La Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB), qui a été à plusieurs reprises à la tête des mobilisations, est ainsi divisée. Lors de son élection, en juillet 2012, à la tête de la puissante organisation, Melva Hurtado a rapidement soutenu Evo Morales alors qu’une autre CIDOB, menée par Adolfo Chavez, demeure dans l’opposition. Et Jorge Kamadina de conclure : « Finalement, les conflits ont renforcé le gouvernement. »

Cette logique d’accueil, de cooptation ou de création de structures parallèles donne au MAS une grande flexibilité. Lors du conflit de Tipnis, le gouvernement a pu s’appuyer sur les organisations paysannes des « terres hautes » (les Andes), qui défendent la propriété privée, contre les organisations amérindiennes, plus faibles, des « terres basses » revendiquant l’autodétermination et réclamant des terres pour leur communauté. « L État a préféré l’intérêt général aux droits communautaires », résume Fernando Mayorga.

Flexible aussi car « le leadership d’Evo Morales s’adapte aux conditions. C’est une combinaison de rhétorique radicale et d’application modérée », poursuit le sociologue. Cette flexibilité a étouffé l’opposition. « Il n’y a plus de polarisation », conclut-il. Les opposants reprennent la politique sociale d’Evo Morales et ne remettent plus en question la constitution. De son côté, le président mène sa campagne sur des thèmes rassembleurs comme la sempiternelle revendication d’accès à la mer.

Ainsi, le gouvernement d’Evo Morales qui a fait de la Bolivie un État plurinational, qui appelle au « Buen Vivir », préférant le rapport harmonieux à la nature au matérialisme occidental, dont la constitution donne des droits à la terre, peut aussi bien axer sa campagne sur le « progrès » et l’extraction des matières premières, et critiquer les Amérindiens opposés à Tipnis. La recette de la longévité de Morales repose sur ce grand écart qu il parvient à tenir.

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