9 octobre 2021 | tiré de mediapart.fr
« Un accord comme on n’en voit qu’une fois par siècle », « un texte historique », « un succès pour l’OCDE ». L’emphase était de mise ce 8 octobre, alors que les derniers pays réfractaires – la Hongrie, l’Inde, l’Estonie, après l’Irlande la veille – venaient d’annoncer qu’ils allaient signer l’accord sur une taxation minimale mondiale des multinationales. Discuté depuis des années au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques, le texte désormais soutenu par 136 pays sur 140 devrait être définitivement adopté par les dirigeants du G20 lors du prochain sommet prévu les 30 et 31 octobre à Rome.
Selon l’accord, une taxation minimum de 15 % des profits de toutes les multinationales devrait s’appliquer dès 2023 dans tous les pays de l’OCDE. Cet impôt est censé rapporter 150 milliards de dollars supplémentaires chaque année aux États. Un deuxième pilier est également prévu afin d’établir un système fiscal mondial « plus juste ». Il prévoit de taxer les « superprofits » des plus grandes multinationales à hauteur de 25 % et de reverser ces montants aux pays où ces groupes réalisent un chiffre d’affaires sans y avoir la moindre implantation physique, ce qui leur permet d’échapper à toute imposition.
Ce projet signe la mort des paradis fiscaux comme les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou le centre offshore de Dubaï qui , grâce à une fiscalité zéro, sont devenus les havres de la fraude fiscale internationale. Régulièrement dénoncés pour leur rôle dans le blanchiment, la corruption, ces « trous noirs de la finance » sont devenus un embarras, voire un danger pour les États et même pour le système financier international. Les sacrifier ne pose donc guère de problème.
Mais si l’accord permet de partir en guerre contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux traditionnels, permet-il aussi de lutter contre l’évasion fiscale, « l’optimisation », comme le disent pudiquement les milieux d’affaires ? Les aménagements fiscaux et réglementaires, les ruling, tous les dispositifs pour éluder l’impôt dont nombre de pays, notamment en Europe, se sont fait une spécialité pour détourner la manne fiscale des autres vont-ils aussi être remis en cause ? Pas sûr.
Car loin d’offrir un cadre général et clair, comme se plaisent à le dire les promoteurs, l’accord s’annonce à trous avant même d’être signé. De nombreuses exemptions, de multiples contournements, aménagements ont déjà été accordés à des pays adeptes d’une fiscalité arrangeante, afin d’obtenir leur signature. La façon dont les discussions se sont déroulées avec l’Irlande amène notamment à s’interroger sur la portée et les visées réelles de cet accord.
La résistance calculée de l’Irlande
Pendant des mois, voire des années, Dublin a opposé une résistance farouche à tout projet de révision de son système fiscal : l’ imposition de 12,5 % des bénéfices des sociétés – un taux facial car nombre de groupes, notamment Apple, paient entre 0 % et 3 % - lui a permis d’attirer nombre de sièges sociaux européens des multinationales. À commencer par tous ceux des géants du numérique.
Mais le 6 octobre, le ministre des finances irlandais, Paschal Donohoe, a finalement accepté d’y renoncer et de se rallier au principe d’une taxation minimum de 15 %. « Je crois que ce changement est bon pour l’Irlande », a-t-il expliqué. Pour justifier ce revirement spectaculaire, le ministre irlandais a mis en avant les avancées qu’il avait obtenues. Non seulement les PME implantées en Irlande continueraient à bénéficier d’un taux d’imposition à 12,5 % – des aménagements comparables ont été accordés à la Hongrie et à l’Estonie –, mais surtout il avait réussi à faire réécrire l’accord.
Alors que le texte stipulait au départ que l’imposition minimale mondiale des multinationales « d’au moins 15 % » - une formulation pour laquelle Bruno Le Maire s’était beaucoup battu, selon ses dires –, il est désormais écrit que le taux d’imposition sera « de 15 % ». Un petit mot en moins mais qui fait toute la différence, qui dit par avance le renoncement annoncé aux ambitions qui avaient été affichées dans le cadre de la négociation sur la réforme de la fiscalité mondiale.
« 15 %, c’est 15 % », a insisté le ministre des finances irlandais. En d’autres termes, ce taux d’imposition est appelé à être gravé dans le marbre et à ne plus jamais pouvoir être augmenté. Il risque même, comme de nombreux économistes l’ont souligné, de devenir la norme mondiale fiscale pour la taxation des entreprises, obligeant les pays à poursuivre cette concurrence fiscale mortifère – le taux d’imposition aux États des entreprises est passé de 70 % à la fin des années 1970 à 18 % aujourd’hui –, et à aligner tout leur système d’imposition sur ce nouveau chiffre magique. 15 %, c’est le taux moyen d’imposition mondial des géants américains du numérique. Si cet accord peut être qualifié d’historique, c’est peut-être sur ce point qu’il l’est : les géants du numérique, après avoir abattu les oppositions des États, sont en passe d’imposer au monde leur norme de fiscalité.
Avec l’accord sur l’impôt mondial, toutes les velléités européennes d’encadrer et de contrôler les géants américains du numérique sont enterrées, six pieds sous terre.
À entendre le gouvernement irlandais, ce renoncement au taux de 12,5 % représente un énorme sacrifice. Selon ses calculs, il va y perdre 2 milliards d’euros par an. Un résultat curieux : l’augmentation du taux devrait normalement augmenter ses recettes fiscales. En fait, l’Irlande n’y perd rien du tout. Au contraire, elle y gagne totalement.
Le ministre des finances, Paschal Donohoe, le reconnaît lui-même à demi-mot : l’accord apporte à l’Irlande « de la certitude et de la stabilité ». Alors que Dublin s’est retrouvé plusieurs fois dans l’œil du cyclone face à la Commission européenne pour sa trop grande compréhension fiscale à l’égard des Gafam, que les géants numériques se voyaient eux-mêmes menacés de poursuites, de sanctions, d’encadrements réglementaires par la Commission européenne, cet accord permet de lever toutes les menaces.
C’était le but avoué du président américain Joe Biden, quand il a pris l’initiative au printemps de relancer les discussions sur un impôt mondial, au point mort depuis des années. Dès l’annonce d’un possible accord sur la réforme de la fiscalité mondiale en juillet, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, avait demandé à l’Union européenne de reconsidérer son projet de taxe numérique jugé « discriminatoire » à l’égard des groupes américains. Bruxelles avait obtempéré, annonçant dans la foulée le gel de son projet de taxation numérique. Il ne sera jamais décongelé. Avec l’accord sur l’impôt mondial, toutes les velléités européennes d’encadrer et de contrôler les géants américains du numérique sont enterrées, six pieds sous terre.
L’accord prévoit en effet que toutes les taxations sur les services numériques instaurées dans les différents pays devront être démantelées d’ici à 2023, au moment de l’implantation de la taxation mondiale historique. C’est une des raisons qui ont poussé le Nigeria et le Kenya à refuser de signer cet accord, et qui ont fait hésiter l’Inde jusqu’au dernier moment. Dans la négociation, les États-Unis ont obtenu l’inscription d’une clause qui les prémunit de tout retour en arrière. Le texte stipule en effet qu’« aucune taxe sur les services numériques nouvellement promulguée, qu’aucune autre mesure similaire ne sera imposée à une entreprise à partir du 8 octobre 2021 ». L’interdiction est valable pour au moins deux ans.
Un accord pour les pays riches
Les États-Unis ayant garanti l’essentiel pour les géants du numérique, peu d’attention a été portée sur le deuxième pilier de l’accord, censé pourtant être le plus ambitieux. L’objectif affiché est d’instaurer des mécanismes de partage des profits des multinationales en direction des pays, essentiellement du Sud, où elles réalisent des affaires sans payer le moindre centime d’impôt. Le mécanisme retenu s’annonce d’une complexité folle. L’accord prévoit que les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 20 milliards d’euros – mais sont déjà exclues de ce cadre toutes les entreprises extractives, minières, pétrolières – devront allouer 25 % de leurs bénéfices au-delà d’une marge de 10 % aux pays où elles opèrent, sur la base de leurs ventes. La marge de rentabilité de 10 % sera calculée à l’aide d’un mécanisme de moyenne, basé sur le bénéfice avant impôt.
De nombreux pays du Sud ont dénoncé le déséquilibre instauré par cet accord à leur détriment (voir notre article : « Accord perdant pour les pays du Sud »). Beaucoup ont souligné qu’on leur demandait de renoncer à des recettes fiscales, notamment sur les services numériques, sans leur garantir la moindre compensation par ailleurs. « C’est un accord entre les pays riches, pour les pays riches », a dénoncé le ministre des finances colombien. « Avec cet accord, nous avons le choix entre une mauvaise solution et la pire des solutions », a déclaré Martin Guzman, ministre argentin de l’économie, résumant l’état d’esprit général des pays du Sud : ils signent la corde au cou.
Certains observateurs soulignent déjà qu’il n’est pas assuré que la réforme de la fiscalité mondiale telle que l’a écrite l’OCDE soit adoptée dans tous les pays. Le Parlement indien notamment pourrait, selon eux, faire de la résistance pour approuver un texte qui prive le pays des recettes sur les services numériques.
Mais la plus forte résistance risque d’apparaître là où on l’attend le moins : aux États-Unis. Même si l’administration Biden a été le chef d’orchestre de cet accord sur la fiscalité mondiale des multinationales, elle est loin d’être assurée d’obtenir au Congrès une majorité de 60 % nécessaire pour faire adopter le texte. Plusieurs sénateurs républicains ont déjà dit tout le mal qu’ils pensaient de ce texte « contraire aux intérêts américains en taxant injustement les groupes américains et les géants du numérique » annoncé leur intention de batailler fermement contre ce projet de loi.
Estimant que cet accord est « une réalisation comme on en voit une fois par génération pour la diplomatie économique », la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen a exhorté le Congrès à adopter « rapidement » les propositions. Elle propose au Congrès d’utiliser la procédure dite « de réconciliation » qui permet d’adopter des projets de loi au Sénat à la majorité simple. La bataille au Congrès s’annonce serrée et sans doute longue.
Mais le gouvernement américain a déjà obtenu ce qu’il voulait : il a tué tous les projets européens de contrôle, de réglementation, de taxation des géants du numérique américains, qui auraient pu servir de référence au reste du monde par la suite. Et c’est bien là l’essentiel.
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