Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Au Chili, la terrible répression des indigènes en lutte contre l’industrie forestière

Au Chili, la terrible répression des indigènes en lutte contre l’industrie forestière
Dans une prison du sud du Chili, 4 militants politiques mapuches en lutte contre l’industrie forestière mènent depuis 3 mois une grève de la faim. Voilà longtemps que l’État criminalise les revendications de ce peuple indigène.

9 février 2024 | tiré de reporoterre.net
https://reporterre.net/Au-Chili-la-terrible-repression-des-indigenes-en-lutte-contre-l-industrie-forestiere

Concepción (Chili), reportage

Autour d’une petite table ronde, un maté circule de main en main. Les traits sont tirés et les regards graves, mais l’atmosphère, chaleureuse, aide à oublier un instant le vacarme des poids lourds. Ils vont et viennent le long de la route qui borde le centre pénitentiaire de Concepción, dans le sud du Chili. Face à la prison, sous la passerelle de béton qui enjambe l’autoroute, les familles de quatre prisonniers mapuches ont installé un modeste campement.

Pamela Pezoas, les yeux rougis par l’épuisement et l’angoisse, a attendu toute la journée du 2 février des nouvelles de son fils. Ernesto, 28 ans, a été hospitalisé en urgence le matin même, à la suite d’une décompensation cardiaque. Lui et trois de ses camarades ont été condamnés le 16 novembre 2023 à quinze ans de réclusion pour le sabotage de camions de l’industrie forestière.

Cette industrie est omniprésente sur les terres revendiquées de haute lutte par les Mapuches, première population indigène du Chili qui compte 1,7 million de personnes. Pour protester contre ce qu’ils considèrent être un jugement politique, les quatre détenus ont engagé une grève de la faim, qui dure depuis 12 semaines, déterminés à résister « jusqu’aux ultimes conséquences ».

Le centre pénitentiaire de Concepción, dans le sud du Chili. © Cristóbal Olivares / Reporterre

« Populisme pénal »

Josefa Ainardi, l’avocate des militants, l’affirme : les quatre Mapuches ont été condamnés pour leur appartenance à la Coordinación Arauco-Malleco (CAM). Ce groupe politique nationaliste mapuche organise depuis la fin des années 1990 des opérations de sabotage contre les intérêts des multinationales du bois. Selon les termes mêmes de la sentence, en l’absence de preuve formelle, la justice les a condamnés pour avoir incendié ces camions en se fondant sur un « faisceau d’indices », dont le fait d’appartenir à la CAM. 

L’avocate considère que pour alourdir la peine, le délit « d’homicide frustré » (une tentative d’homicide non aboutie) a été ajouté à la condamnation. Elle dénonce cette pratique récurrente de la justice chilienne consistant « à condamner sans preuve et souvent sans crime ». Contacté, le ministère de la Justice n’a pas répondu à nos sollicitations.

En 2014, le Chili a été condamné par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme pour avoir violé un certain nombre de droits fondamentaux lors des procédures judiciaires à l’encontre de prévenus mapuches, notamment via la mobilisation d’un arsenal juridique antiterroriste.

Pour Pablo Barnier, docteur associé au Ceri (Sciences Po), spécialiste du droit à l’autodétermination au Chili, les gouvernements de gauche comme de droite prennent « des mesures exceptionnelles pour répondre à des actes avant tout politiques ». Il est bien question, selon lui, «  d’une criminalisation et d’une judiciarisation dangereuse » de la lutte pour l’autonomie des Mapuches.

Josefa Ainardi, l’avocate des militants, dénonce de son côté un « populisme pénal », qui témoigne de la criminalisation des revendications indigènes par l’État. Pour elle, « c’est une vision du monde divergente que l’on condamne avant tout ». La défense a déposé un recours devant la Cour suprême pour faire annuler le verdict au motif de l’absence de preuves. Le résultat du recours sera rendu le 9 février.

Terres ancestrales

Sur les murs de béton qui bordent le campement, des doigts errants ont peint les visages des jeunes hommes emprisonnés, les cheveux noués du bandeau traditionnel des combattants mapuches. Pamela balaie la fresque du regard : « En tant que mère, c’est douloureux. Je souhaiterais qu’il existe d’autres voies que la grève de la faim pour résoudre le problème des droits de notre peuple. » Pour s’opposer à ce qu’elle considère comme une « nouvelle colonisation  » par l’industrie forestière, Pamela invoque un droit collectif à se défendre, prôné par la CAM, à travers la méthode dite du « contrôle territorial ».

Cette stratégie consiste à récupérer les terres ancestrales des Mapuches dont les titres de propriété ont été spoliés par les puissants acteurs du bois — notamment pendant la dictature de Pinochet. La population autochtone était alors exsangue depuis la conquête au XIXᵉ siècle du sud du pays par la toute nouvelle République chilienne. Ce sont plus de 3 millions d’hectares qui auraient été usurpés dans la région de l’Araucanie, dont plus 2,3 millions appartiennent aujourd’hui à l’industrie du bois. En 2019, ce sont 45,3 millions de m3 qui ont été coupés au Chili pour un secteur qui représente selon les années entre 2 et 3 % du PIB du pays.

La mère d’Esteban montre son fils, faible et attaché à son lit d’hopîtal. © Cristóbal Olivares / Reporterre

Une fois récupérées, par le sabotage, notamment, des moyens de production de l’industrie forestière, par les militants de la CAM aux latifundistes — les grands propriétaires —, les terres sont redistribuées à la communauté, ensemencées et travaillées pour vivre en autonomie. Pour Pamela, la recomposition du tissu politique et social mapuche passe par le travail de cette terre ancestrale.

Pour Pamela, les communautés Mapuche reconstituent une organisation traditionnelle de la société grâce à ce retour à leur terre ancestrale dont ils avaient été expropriés. Celle-ci a été éreintée et asséchée par les monocultures d’eucalyptus et de pin, extrêmement gourmandes en eau et polluantes. Au Chili, l’industrie forestière consomme en moyenne 59 % des ressources en eau du pays.

Dans les territoires où vivent les Mapuches, les populations sont très souvent contraintes de se faire livrer l’eau potable par camion-citerne. Par ailleurs, en remplaçant les espèces sylvestres endémiques et indigènes par la monoculture, la production de bois participe à la destruction de la biodiversité, réduisant à peau de chagrin la possibilité pour les Mapuches de récolter les plantes essentielles à leurs cérémonies.

Aspirations autonomes

Cette aspiration à l’autonomie des Mapuches, écologiste et radicalement anticapitaliste, entre en contradiction avec les intérêts de l’agro-industrie et « trouve sur son chemin la puissance de l’État », regrette Pamela.

Le 1ᵉʳ février, le président de la République, Gabriel Boric, a annoncé l’envoi de troupes supplémentaires dans les régions du sud pour soutenir des effectifs militaires toujours plus nombreux. Le territoire est soumis à l’état d’urgence depuis mai 2022, après la multiplication de coupures de routes attribuées à la CAM. Ces mesures sécuritaires viennent renforcer la nouvelle loi relative à l’usurpation des terres de novembre 2023, qui allonge les peines de prison pour l’occupation illégale et vise les communautés mapuches, de l’avis même des députés qui l’ont rédigée.

Fresia Narin, guérisseuse, travaille à tisser un lien entre médecine occidentale et ancestrale. © Cristóbal Olivares / Reporterre

Pamela Pezoas, lasse, décrit les humiliations quotidiennes de la militarisation du Wallmapu, le nom du territoire ancestral mapuche : « Le survol à basse altitude des hélicoptères de combat, les blindés qui patrouillent dans nos champs pour protéger les industriels du bois et les soldats qui se permettent des fouilles intempestives de nos maisons. »

Herbes médicinales

À 3 km de la prison se dressent les bâtiments délavés de l’hôpital de Concepción. Fresia Narin, guérisseuse, reçoit vêtue de sa blouse traditionnelle aux motifs bleu nuit. Depuis 2011, elle travaille à tisser un lien entre médecine occidentale et ancestrale. Elle est ce jour-là toute dévouée à veiller au chevet d’Ernesto, qui a rejoint son codétenu Esteban, hospitalisé quelques jours plus tôt à la suite de l’aggravation de son état de santé.

Ils sont surveillés jour et nuit par des policiers, pieds et poing liés, leur fenêtre barrée d’une grille au cas où l’envie leur prendrait de s’échapper. Fresia a convaincu les gardes de la laisser adresser aux quatre prisonniers des prières pour les accompagner dans leur lutte contre la mort.

Graffiti en soutien aux prisonniers politiques. Quatre Mapuches ont été condamnés en novembre 2023 à quinze ans de réclusion pour le sabotage de camions. © Cristóbal Olivares / Reporterre

L’administration pénitentiaire a jusque-là refusé que soit mis en place entre ses murs un espace réservé aux Mapuches, au sein duquel peuvent être organisées des cérémonies religieuses. Les familles sont interdites de visite lorsqu’elles sont vêtues des tenues d’apparat ou lorsqu’elles apportent le « lawen », une boisson à base d’herbes médicinales dont les propriétés allègent les contraintes du jeûne.

Ces vexations discriminantes entrent en porte-à-faux avec la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) ratifiée en 2008 par le Chili et qui reconnaît des droits propres aux détenus membres des communautés indigènes.

Pour l’avocate Josefa Ainardi, la grève de la faim est l’ultime recours pour contraindre l’administration à respecter les engagements internationaux du Chili : « La situation est ubuesque, ils sont condamnés pour être Mapuches, avant qu’on leur retire cette qualité une fois en prison. »

Une veillée s’organise dans le campement sous le pont. C’est ici, parmi les mères et les compagnes des prisonniers, que se décide la suite de la mobilisation, à la lumière crue des lampadaires et des gyrophares qui zèbrent la nuit et illuminent le béton. Une nouvelle nuit de peu de sommeil se dessine.

Pamela, convaincue que les autorités peuvent mettre un terme à tout moment au supplice de son fils, laisse échapper un vœu : « Puisse cette nuit être la dernière ici. »

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