Tiré de Reporterre.
Chaque semaine, Diana Mongeau embarque dans son van Sprinter, direction Port Renfrew. Durant trois heures, elle longe l’ouest de l’île de Vancouver [1] pour rejoindre un des campements de manifestants installés depuis début août au sud, dans la forêt. Ils empêchent le passage des travailleurs du bois qui ont dans leur ligne de mire les arbres pluricentenaires de Fairy Creek. Derrière les blocages, c’est l’avenir des forêts anciennes de la province qui se joue.
Diana a 76 ans et c’est la première fois qu’elle s’engage à ce point. « J’avais une famille à élever, je n’avais pas le temps. Là, j’ai l’impression que c’est le combat d’une vie. Les arbres tombent un à un, je suis là pour l’empêcher, mais l’horloge tourne. » Elle cajole particulièrement les cèdres jaunes, des parasols hauts comme des immeubles — les poumons de l’île — qui voient gambader ours noirs et guillemots marbrés, des oiseaux menacés.
Fairy Creek, le bassin versant qui abrite cette dernière forêt ancienne intacte sur l’île en dehors des aires protégées, fait partie des 59 000 hectares détenus par la société d’exploitation forestière Teal Jones. Les coupes ont commencé. Diana et ses camarades souhaitent donc que l’exploitation des arbres anciens soit suspendue par un moratoire, le temps que la province de Colombie-Britannique mette en place un plan efficace de sauvegarde.
Du bois pluricentenaire chic pour les toits et l’export
En Colombie-Britannique, sur les 3,6 millions d’hectares de forêts anciennes (des arbres de plus 250 ans et plus) exploitables par l’industrie, 50 000 hectares sont coupés chaque année, selon l’agence Reuters. Si l’entreprise Teal Jones apprécie ces bois, c’est que leur qualité est exceptionnelle, explique Franck Tuot, consultant forestier sur l’île. Le jeune homme comprend les manifestants mais garde une oreille du côté de l’industrie. « Ce sont des bois d’une densité excellente, cela peut servir pour du bardage, des toitures. Des troncs de plus de 1 m 80 de diamètre sont très prisés des temples, au Japon. Mais, les couper, ce n’est pas une démarche durable. »
D’après le BC Council of forest industries, le secteur forestier pèse pour 13 milliards de dollars canadiens — 8,8 milliards d’euros (près d’un quart provient de l’exploitation des forêts anciennes) — soit 5 % du PIB de la province. « Je pense que les forêts ancestrales de l’île ne sont pas en péril, dit Franck Tuot. En revanche, c’est vrai que les entreprises sentent le roussi. Elles constatent qu’avec les réseaux sociaux, elles ne peuvent plus faire n’importe quoi, au risque d’être épinglées. Donc elles se dépêchent d’aller couper dans des zones où elles ne pourront peut-être bientôt plus le faire. La pression des manifestants peut les faire reculer, eux et le gouvernement. Avant, c’était le Far West. »
Le gouvernement de la Colombie-Britannique (tendance social-démocrate) souffle le chaud et le froid sur le moral des campeurs. Il reporte certaines coupes, mais tarde à appliquer ses propres stratégies de gestion des forêts anciennes. La dernière, saluée par l’industrie, ne rassure pas les manifestants, dont les troupes ne cessent de s’étoffer.
Plus de 180 arrestations
Les campeurs n’étaient qu’une vingtaine en août l’an dernier, au début de la bataille. Désormais, des centaines viennent chaque jour sur les blocages. Pourtant, le comité d’accueil composé de policiers postés devant plusieurs barrages a de quoi effrayer. Depuis le premier avril, une injonction de la Cour suprême de la Colombie-Britannique leur demande de faire place nette. Mais pour empêcher le passage des travailleurs du bois, certains écologistes se sont partiellement enterrés ou enchaînés aux arbres. La police n’a pas hésité à sortir la pioche et le marteau-piqueur pour les déloger. Au dernier comptage, 185 manifestants ont été arrêtés.
Solène a subi ce traitement. Elle est venue de Montréal pour s’engager à Port Renfrew car elle « n’en pouvait plus de suivre des cours en ligne ». À 18 ans tout juste, c’est la seconde fois qu’elle finit dans le fourgon. « Là, ils m’ont gardé six heures. J’ai été plaquée à terre et j’ai encore des bleus. » Jusqu’à quand compte-t-elle rester là ? « Quand un moratoire sera en vigueur… ou jusqu’à ma prochaine arrestation ici. Car, après, je risque d’avoir un casier criminel. »
Contactée par Reporterre, la gendarmerie royale canadienne dit avoir répondu de manière « mesurée » à la « désobéissance civile et aux actes illégaux » qu’elle a constaté. Elle affirme ne pas avoir causé de blessures. Qu’en est-il des entraves à la liberté de la presse, dénoncées sur place par des journalistes ? Elle reconnaît que les médias sont mécontents des restrictions d’accès aux zones de coupes mais soutient que c’est pour qu’ils puissent travailler en sécurité, « sans interférer avec le travail des policiers ».
Les Premières nations en arbitres ?
Mardi 8 juin, trois Premières nations se sont rangées du côté des manifestants en demandant à la Colombie-Britannique d’imposer un moratoire sur ces coupes de forêts anciennes — situées sur leurs territoires traditionnels — pour deux ans, le temps qu’elles déterminent leur propre stratégie de gestion. L’entreprise Teal Jones se dit prête à collaborer avec elles, et la province a pris acte de la déclaration. Politiquement, leur tourner le dos serait périlleux, pour ce gouvernement démocrate.
L’issue de la bataille de Fairy Creek pourrait être féconde en nouvelles luttes. À mesure que le mouvement s’enracine, la Rainforest Flying Squad, qui coordonne les blocages, a commencé à s’étendre à d’autres sites. « On se déplacera partout où nos arbres auront besoin de nous », clame Diana.
Note
[1] Séparée du Canada continental par trois détroits, elle est la plus grande île de la côte ouest de l’Amérique avec 32 134 km2.
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