Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Argentine-dossier. FMI et dette, nationalisme ou approche de classe ?

Dans l’article [qui est publié ci-après et qui fut écrit avant celui que nous publions ici] je critique l’affirmation selon laquelle l’Argentine est devenue une colonie après avoir signé l’accord avec le FMI [le Sénat argentin à approuver, le 18 mars, l’accord entre le gouvernement d’Alberto Fernández et le FMI par 56 voix contre 13, ce qui permet sa mise en œuvre]. Je remets également en question l’idée selon laquelle la « contradiction principale » (pour reprendre la terminologie d’une certaine gauche des années 1960 et 1970) se pose, en Argentine, en termes de « nation contre empire », ou de « mouvement national contre l’anti-patrie ». Dans cette contribution, je développe cette critique en présentant des données et des détails sur la dette extérieure de l’Argentine et sa dynamique.

23 mars 2022 tiré du site alencontre.org

Le discours du nationalisme de gauche sur la dette

Le diagnostic le plus répété par la gauche nationale est sans doute que la dette est le produit d’une escroquerie, d’une fraude ou relève d’un acte illicite. Et que ses principaux responsables sont le FMI, les gouvernements néolibéraux et le capital financier international. Elle aurait donc une origine subjective et externe. L’accent mis sur le subjectif alimente la conviction que le problème vient des fraudeurs – soit les gouvernements néolibéraux et leurs amis – et non des relations de production et d’échange associées à un capitalisme arriéré et dépendant.

Quant à l’accent mis sur l’« extérieur », il renvoie au fait que le pays dans son ensemble (les néolibéraux et les « groupes économiques locaux » sont l’anti-patrie) est exploité par les pays développés. C’est pourquoi il est dit que ces derniers « exploitent nos ressources », « notre richesse ». Des expressions qui font disparaître l’exploitation du travail par le capital (pour renforcer l’idée, on dit même que notre cher sol, ou le vent, génère de la plus-value dont s’emparent les impérialistes).

Ayant établi ces critères, le national-marxisme considère ensuite que la dette est l’un des principaux mécanismes d’exploitation de l’Argentine. Le fonctionnement en est simple : on nous « prête » une certaine somme et, à partir de là, commence l’épreuve infinie du Sisyphe colonisé qui consiste à payer sans jamais réduire la dette. Comme le dit un journaliste du camp national-trotskyste : « L’Argentine a payé 200 milliards de dollars entre 2003 et 2015 et doit encore 200 milliards de dollars ». Pire encore, depuis la signature de l’accord avec le Fonds, « le pays est devenu le vice-royaume du FMI », comme le condamne une dirigeante bien connue du FIT-U [Myriam Bregman du Parti des travailleurs socialistes, un parti clé de la coalition portant le nom de Front de gauche et des travailleurs-Unité].

Une approche alternative

• Tout d’abord, nous insistons sur la question structurelle. La dette est une conséquence des mécanismes d’accumulation du capitalisme sous-développé et dépendant. Le subjectif joue un rôle secondaire. La clé est le faible niveau d’investissement ou, en termes marxistes, d’accumulation de capital productif (la forme sociale sous laquelle les forces productives se développent dans le mode de production capitaliste). D’où le manque de compétitivité de l’économie. Et le fait que la compétitivité est presque toujours recherchée à travers un taux de change réel élevé (c’est-à-dire, en fait, des salaires bas en termes de dollars ou d’euros).

• Deuxièmement, de 2010 à 2020, le compte courant [1] était fortement déficitaire. Au cours de cette décennie, il a enregistré un déficit cumulé de 120,076 millions de dollars. Un tel déficit ne peut être expliqué par une quelconque manœuvre spéculative, par une escroquerie ou par une imposition coloniale. Ajoutons qu’en 2020 et 2021 (jusqu’au troisième trimestre), le compte courant a été excédentaire de 6,6 milliards de dollars (en raison de la récession interne, de la hausse du taux de change [il passe de quelque 98 pesos (ARS) pour 1 dollar, le 22 septembre, à 109 pesos, le 21 mars], de l’amélioration des termes de l’échange). Mais les réserves n’ont quasiment pas augmenté.

• Troisièmement, entre 2006 et 2015 [Gouvernement de Nestor Kirchner qui se termine en 2007, puis de décembre 2007 à décembre 2015 de Cristina Fernández de Kirchner],les sorties de capitaux (en ne prenant en compte que l’acquisition de devises et les dépôts en devises) ont été de 79 milliards de dollars. Et entre 2015 et 2019, 93 milliards de dollars supplémentaires sont sortis (si l’on ajoute les investissements directs et de portefeuille à l’étranger, 128 milliards de dollars sont sortis pendant les quatre années de la présidence de Mauricio Macri : de décembre 2015 à décembre 2019). En d’autres termes, la fuite s’est produite à la fois sous le gouvernement « national et populaire » et sous le gouvernement de l’« agent néolibéral du capital financier ». Encore une fois, cela ne se produit pas parce qu’une puissance colonisatrice ou le FMI l’ordonne, mais parce que la bourgeoisie argentine considère que cela sert ses intérêts.

• Quatrièmement, la détention d’actifs étrangers par les résidents argentins est plus élevée que la détention d’actifs argentins par les résidents à l’étranger. En d’autres termes, l’Argentine est un créancier, et non un débiteur, comme on le dit souvent. Au troisième trimestre de 2021, le chiffre positif net était de 122’513 millions (122,5 milliards) de dollars. Le total des avoirs à l’étranger, toujours en 2021(3e trimestre), s’élève à 413,288 millions de dollars (413 milliards), dont 235,995 millions (236 milliards) correspondent à des particuliers (ceux-ci ne comprennent pas seulement la classe capitaliste ; de larges secteurs des classes moyennes épargnent en dollars). Cette augmentation de la position extérieure a eu pour contrepartie la croissance de la dette extérieure. En outre, les actifs des Argentins à l’étranger – y compris ceux placés dans les pays développés – produisent des intérêts, des rentes et des profits, c’est-à-dire de la plus-value. Cette plus-value est du travail non rémunéré des travailleurs et travailleuses de ces pays. Tout cela est difficile à concilier avec le narratif : « nous sommes une colonie ».

• Cinquièmement, si le déficit du compte courant n’est pas financé par des entrées de capitaux, ou des prêts divers, les réserves diminuent. Entre 2011 et 2015, la BCRA (Banco Central de la República Argentina) a perdu 28,9 milliards de dollars de réserves. Au final, l’économie pourrait faire défaut, ce qui entraînerait une crise du taux de change, une dévaluation et, finalement, une crise bancaire. Une alternative consiste alors à s’endetter. Cela se produit au-delà du fait qu’il y a des escrocs ou des spéculateurs.

En revanche, en 2018, lorsqu’a été déclenchée la fuite face au peso, les réserves de la Banque centrale ont diminué de façon spectaculaire. Avec le prêt du FMI [45 milliards], elles sont passées fin 2018 à 65,786 milliards de dollars. Mais à la fin de 2019, elles avaient à nouveau baissé ; elles s’élevaient à 44,848 milliards de dollars. Les sorties de capitaux – qui ont dépassé de loin les initiatives des cercles des « amis du pouvoir » – se sont poursuivies à haute intensité. Une sortie qui s’explique par une « logique de classe ».

• Sixièmement, sous les gouvernements de Cristina Kirchner [2007-2015], la dette extérieure de l’Argentine est restée stable et le déficit de la balance des paiements a entraîné une perte progressive des réserves. En 2015, cette baisse s’approchait de frontières dangereuses. Puis, sous le gouvernement de Mauricio Macri, le déficit extérieur a été couvert par des entrées de capitaux spéculatifs et la dette a augmenté jusqu’à ce que la crise du taux de change éclate (sorties précipitées de capitaux en avril 2018). Puis le FMI et son prêt sont entrés en jeu. La dette de l’Administration centrale auprès des organisations multilatérales et bilatérales (FMI en tête) est passée de 6 % du PIB en 2015 à 20 % en 2019.

La sortie des capitaux qui étaient entrés dans le pays entre 2016 et 2018 est due à des décisions prises sur la base de critères capitalistes (rentabilité, anticipations, etc.). Auxquels s’ajoutent les sorties de nombreux fonds de résidents argentins (une fois de plus, ils ne l’ont pas fait sous la « coercition coloniale »).

• Septièmement, le déficit budgétaire, en moyenne, a oscillé autour de 4,5 % du PIB entre 2011 et 2021. Elle est le résultat à la fois de la faiblesse de l’accumulation – qui affecte les recettes de l’Etat – et de l’augmentation des dépenses budgétaires improductives et de celles destinées à contenir les débordements sociaux et à détourner la colère des millions de chômeurs et chômeuses ainsi que de pauvres (plus l’entretien de la bureaucratie et des milliers de sangsues placées à des postes de « hauts fonctionnaires » de l’Etat).

Le déficit peut être couvert par des émissions monétaires ou par la dette. Le gouvernement kirchneriste l’a d’abord couvert en recourant principalement à l’émission de monnaie. Mais dès la deuxième présidence de Cristina Kirchner [2011-2915], elle a augmenté l’endettement. La dette brute de l’Administration centrale, qui était restée relativement stable, a augmenté de 43 milliards de dollars seulement entre 2011 et 2015. Avec la particularité que cette augmentation était essentiellement due à la dette auprès des agences du secteur public. Une des conséquences a été la détérioration des actifs de la BCRA (et donc de la valeur du peso).

Puis, entre 2015 et 2019, le gouvernement de Mauricio Macri a augmenté le stock de la dette publique de 82,4 milliards de dollars supplémentaires. Mais il a accentué l’endettement extérieur : fin 2019, la dette extérieure des administrations publiques a atteint 172,898 millions (127,8 milliards) de dollars.

• Huitièmement : il est exclu que l’Etat argentin ait transféré aux créanciers, en termes réels, 200 milliards de dollars au cours des dix ou quinze dernières années. Pour qu’un transfert ait lieu en termes réels, il ne suffit pas qu’il y ait un excédent budgétaire. Il faut aussi des devises étrangères, et celles-ci ne peuvent provenir que des excédents du secteur extérieur. Mais si, pendant une décennie, il y a eu un déficit budgétaire (non seulement financier, mais primaire, c’est-à-dire avant le paiement des intérêts), et un déficit de la balance des paiements, comment aurait-il pu y avoir un transfert en termes réels ? Il n’y a aucune chance que cela ait pu se produire. La dette a été remboursée en s’endettant. Non seulement pour reconduire le principal, mais aussi pour payer les intérêts. En conséquence, les gouvernements (« nationaux » ou « néolibéraux ») ont accepté d’emprunter à des taux de plus en plus élevés. C’est ce qu’on peut appeler une pyramide de Ponzi. Cela s’est fait sans aucune coercition militaire ou extra-économique.

• Neuvièmement, la dynamique de Ponzi entraîne des dévaluations massives des capitaux et des restructurations de la dette. Ainsi, avant l’accord avec les détenteurs d’obligations privées, le gouvernement faisait face à des échéances de 63 milliards de dollars entre 2020 et 2024. La restructuration de la dette est donc devenue nécessaire.

Les restructurations impliquent des dévaluations de capital, mais elles sont indispensables dans l’histoire de la finance capitaliste. C’est pourquoi le FMI a cherché à limiter ceux qui les bloquent avec des participations minoritaires dans des titres. Une question assez naturelle, mais plusieurs intellectuels du camp national ont alors déclaré qu’il y avait un « nouveau FMI », comme si le FMI était passé du côté de la libération du tiers-monde. Dans le même temps, le ministre de l’Economie Martín Guzmán a été présenté comme un négociateur rusé et ferme, capable de mettre au pas les spéculateurs vautours. C’est une manifestation de l’approche subjectiviste de la dette.

Nous avions critiqué ces interprétations à l’époque et dit qu’il ne fallait pas mettre ses espoirs dans le « nouveau FMI », ni dans le savant expert en négociations de dettes. Nous avons également critiqué l’affirmation selon laquelle, grâce à une telle restructuration, le pays disposerait de plus de fonds que pour les besoins sociaux. Cependant, des apologistes ont détourné le regard. En tout état de cause, les obligations restructurées il y a un an et demi sont aujourd’hui vendues à prix cassés (et le risque pays est très élevé). Et ceux qui louaient Martín Guzmán il y a un peu plus d’un an l’accusent aujourd’hui d’un « manque de fermeté » dans les négociations. Ils ne sortent pas de leur psychologisme (à bon marché).

• Dixièmement, il n’y a pas de moyen progressiste de sortir de la dette dans le système capitaliste. Un défaut sans un programme qui s’attaque aux racines du problème n’est pas une solution. Des secteurs de la gauche radicale proposent des mesures avancées qui auraient un sens sous un « régime ouvrier et socialiste » qui, lui, mettrait en œuvre un programme structuré. Mais ce sont des rustines précaires et même inutiles dans un système capitaliste.

Nous soulignons également que la restructuration de la dette avec les détenteurs d’obligations n’a pas amélioré d’un iota la situation de la classe ouvrière et des masses populaires. Les salaires et les pensions – qui avaient fortement baissé entre 2018 et 2019 : moins 20 % en moyenne pour les salaires, un peu plus pour les pensions – sont restés en arrière (et ont même perdu quelques points supplémentaires). La pauvreté, selon l’Observatoire de la dette sociale de l’UCA (Universidad Católica Argentina), atteindra 44 % de la population en 2021 (en 2015, elle était de 29 %) ; 28% des travailleurs et travailleuses salariés sont pauvres. Près de 45% de la population vit d’un programme social. Et les perspectives après l’accord avec le FMI sont pires. L’inflation prévue avoisine les 60 % par an ; des augmentations des tarifs (électricité, gaz, eau, etc.) s’approchent ; le taux de change sera indexé, ce qui aggravera l’inflation ; le déficit du compte énergétique augmentera sûrement. Le gouvernement et les organisations patronales ne veulent pas que les augmentations salariales dépassent pas 40 à 45%, soit un niveau bien inférieur à l’inflation.

Tout indique que la réduction du déficit budgétaire se fera par le biais d’une forte réduction des dépenses de santé, d’éducation, des plans sociaux et des revenus des travailleurs et travailleuses de l’Etat. Dans le même temps, il n’est pas exclu que, dans un avenir proche, l’Argentine fasse de nouveau défaut de paiement (et après 2024, les échéances avec les créanciers privés augmenteront). Nous aurions donc de nouvelles séries de dévaluations du capital et d’« ajustements » frappant les masses laborieuses.

En résumé : les capitalistes et leurs gouvernements se sont endettés afin de défendre leurs positions et leurs intérêts. La dette a permis une sortie massive de capitaux, qui a eu pour contrepartie un faible niveau d’accumulation. La sortie de la stagnation et de la crise par l’exploitation accrue de la force de travail, par des bas salaires, par la réduction des prestations sociales et d’autres mesures similaires constitue une politique vers laquelle convergent toutes les formes de capital (national et étranger, grand et petit) ainsi que les organismes internationaux de prêt, le FMI en tête. Mais il ne s’agit pas d’une exploitation coloniale, il s’agit d’exploitation capitaliste. (Article envoyé par l’auteur le 22 mars 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Le compte courant retrace la somme des échanges internationaux de biens – balance commerciale – et de services – balance des services. (Réd.).

*****

FMI, nation et campisme dans la gauche d’Argentine

Par Rolando Astarita

Une idée répandue dans la gauche argentine est que le FMI impose aujourd’hui un programme colonial contre la nation et la patrie. Ainsi, l’Argentine serait revenue au statut de colonie, comme l’Amérique latine l’était avant l’indépendance. Ce « pacte colonial » serait alors imposé par des forces extérieures, mettant fin au droit de la nation argentine d’exister en tant que telle.

Dans l’approche traditionnelle de gauche, ces « forces extérieures » sont le bloc anti-national, composé de l’oligarchie agro-exportatrice, du capital financier, des sociétés multinationales, du FMI et de l’impérialisme [principalement l’impérialisme des Etats-Unis]. Il s’agit donc d’une imposition venant de « l’anti-national », en continuité du programme économique de la dictature militaire et des politiques néolibérales et anti-nationales de Carlos Menem [1989-1999], de Fernando de la Rúa [1999-200] et Macri [2015-2019]. Cependant, contre ce bloc anti-national, se dresse le camp national, composé de la classe ouvrière, des secteurs populaires, de la petite et moyenne bourgeoisie et, avec quelques « réserves », de la bourgeoisie industrielle. Cette dernière serait « objectivement intéressée » par le développement d’un capitalisme national et autonome. Cependant, il est hésitant ; il est enclin à une accumulation « de type rentière » et ses politiques sont incohérentes. Quelque chose de similaire se produirait avec les gouvernements « nationaux et populaires » qui la représentent : ils peuvent « céder » à l’aile droite conservatrice, hostile et apatride.

A partir de ce diagnostic très général, les politiques se divisent : alors que les « nationaux et populaires » soutiennent qu’il faut faire pression sur les gouvernements « du camp national » pour qu’ils avancent « en direction de la libération » ; la gauche radicalisée soutient que le capitalisme créole est incapable de mener la lutte contre la domination coloniale, car il craint la mobilisation des masses. C’est pourquoi les révolutionnaires, défenseurs conséquents de la nation et de la patrie, appellent à « occuper la rue » pour vaincre le « néo-colonialisme ».

Comme on peut le constater, bien qu’elles présentent des différences importantes, les deux approches définissent les « camps » opposés sur la base d’un objectif national, et non de classe.

Une analyse alternative

Notre analyse s’oppose à la précédente, tant en ce qui concerne la caractérisation du bloc dit anti-national que la position de la bourgeoisie « nationale et industrielle ».

En ce qui concerne le premier bloc, il faut d’abord dire qu’il n’est plus possible de parler d’une « oligarchie » mais d’un entrepreneuriat agraire qui gère ses affaires selon les critères habituels de la rentabilité capitaliste. Il dispose d’investissements croisés dans l’immobilier, dans le transport, le commerce et la fabrication de biens d’origine agricole. Il est présent dans la finance. Il est impossible de dire qu’il s’agit d’une classe « externe » à la nation. Ses sources d’accumulation sont « internes » : la plus-value générée par le travail salarié dans ce pays. On peut dire la même chose du capital financier local (défini au sens large comme le capital bancaire, les fonds d’investissement, les détenteurs de titres à durée déterminée). Et toutes ces fractions de la classe dominante sont constitutives de la nation bourgeoise argentine.

Mais en outre, et c’est plus important, la bourgeoisie industrielle (également celle des secteurs comme les mines, le pétrole, le commerce, les transports) n’est pas opprimée par le « bloc anti-national ». Au-delà des tensions et des différences, cette bourgeoisie vit et accumule sur la base de l’exploitation de « ses » travailleurs, en fraternité de classe avec le reste du capital. De cette position, elle cherche à s’insérer dans le marché mondial, ce qui est très différent de la manière dont une colonie participe au marché mondial.

Cette bourgeoisie nationale, en outre, partage les affaires avec le capital étranger selon des rapports déterminés par les poids économiques respectifs (et non pas par des rapports de forces politico-militaires, comme c’est le cas dans une colonie). Elle participe également à l’exploitation de la classe ouvrière d’autres pays par le biais de ses investissements à l’étranger. Après tout, la position financière internationale nette du pays est positive (un autre fait qui ne correspond pas à la nature d’une colonie). Pour cette raison, et contrairement au récit selon lequel la dictature militaire, le menemisme ou le macrisme répondaient à des intérêts « étrangers » (à l’« antipatriotisme »), la réalité est que les fractions économiques de l’industrie, du pétrole, des mines, du commerce de gros ou de détail, qui ont prospéré sous ces gouvernements, furent et sont, également, une partie constitutive de la nation bourgeoise. Mais pour cette même raison, la dictature, le menemisme ou le macrisme ne sont pas non plus « extérieurs ». Au contraire, ils étaient des produits authentiques de la nation bourgeoise réellement existante.

Cela permet de comprendre pourquoi aujourd’hui la bourgeoisie « nationale » (à travers les organisations du « monde des affaires ») exige un ajustement qui, dans son contenu, est le même que celui exigé par le FMI (et le même que celui exigé par les créanciers privés, nationaux ou étrangers). Il lui convient également que le FMI assure le suivi du programme économique tous les trois mois. Elle ne le fait pas pour « s’attirer les bonnes grâces » (expression d’un nationaliste de gauche) du FMI, ou parce qu’elle a été « extorquée par les spéculateurs » (idem), mais parce que cela correspond à ses intérêts.

En d’autres termes, ce programme n’est pas « extérieur » à la nation, mais consubstantiel à sa conformation bourgeoise ; et il dépasse de loin les intérêts des « vautours financiers extérieurs ». La bourgeoisie « nationale » réclame l’ajustement sur la base de son « autodétermination nationale », et non parce qu’il existe une forme de coercition extra-économique (typique de la relation coloniale). De plus, les membres du pouvoir exécutif et du législatif qui approuvent l’accord du FMI sont également « nationaux » : ils ont été élus par un vote populaire et agissent dans l’intérêt général du capital « national ». Leur boussole indique un nord, une direction : aider le capital à organiser la production de la plus-value et à la réaliser (indépendamment des couleurs nationales). L’« autodéfense nationale » et la « seconde indépendance » dans tout cela n’est que cela, une « histoire ».

De même qu’il est utopique et même réactionnaire de penser qu’il peut y avoir un capitalisme « autonome et nationalement centré » (autre expression d’une gauche radicale nationaliste), détaché du marché mondial. Le capitalisme dans un seul pays est aussi impossible que le socialisme dans un seul pays. Mais c’est pourquoi l’indépendance de tout Etat-nation ne peut dépasser les limites du droit bourgeois à l’autodétermination.

En bref, le diagnostic des camps opposés – national et anti-national – n’a pas de sens. Soutenir que l’Argentine est devenue une « colonie », comme le disent les nationaux-marxistes et consorts, n’est que fonctionnel à l’analyse « campiste » (« camp national contre empire »), toujours prête à faire passer au second plan la relation – d’exploitation – entre le capital et le travail. (Texte publié sur le blog de Rolando Astarita, le 18 mars 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Rolando Astarita

Auteur argentin.

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