Édition du 17 septembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Stupeurs et interrogations autour du rejet du projet de constitution chilienne

lI faut le rappeler : quand le 4 septembre au soir, ont commencé à se profiler les résultats définitifs du plébiscite de sortie ( 38, 12% pour le projet de nouvelle constitution, 61,88% contre ), ils ont pris tout le monde par surprise ; autant la grande majorité des organismes de sondage du pays que ceux et celles qui depuis des semaines faisaient campagne pour qu’elle soit approuvée et puisse ainsi permettre au Chili —en remplaçant la constitution de Pinochet de 1980 — d’entrer dans une nouvelle ère constitutionnelle.

3 jours auparavant, le 1 septembre au soir, s’étaient rassemblées dans les rues de Santiago, autour de l’Alameda, pour le concert de fin de campagne de l’ « Apruebo » (du "j’approuve") pas moins de 500 000 personnes. Devant une foule à l’évidence immense, l’ambiance était indéniablement à la fête. Et la victoire paraissait à portée de main, tant au rythme des musiques et chansons de Inti Ilimani ou de Illapu, tous et toutes paraissaient assurés de l’emporter : peut-être à l’arraché, mais en l’emportant tout de même !

Ce fut donc une véritable douche froide, une immense déception pour les partisans de l’ « Apruebo », et sans qu’on arrive à fournir d’emblée des explications très claires sur le pourquoi d’une telle défaite. Comme si tout le monde avait été sonné et qu’on n’arrivait pas à comprendre, ni à s’entendre sur les raisons de fond qui avaient rendu possible de tels résultats.

De premières données

Bien sûr, on n’a pas manqué de souligner le travail de sape de la droite chilienne [1] qui grâce aux moyens financiers et au monopole médiatique dont elle s’est assurée (elle a la propriété de la très grande majorité des télévisions, radios, journaux et revues et sites webs !) n’a pas manqué de discréditer le travail des 155 constituants, et souvent en colportant —fake news en prime— faussetés et interprétations grossièrement partisanes ou complètement délirantes du texte constituant. Par exemple que... « le texte constituant autorisait l’avortement jusqu’à 9 mois de grossesse ! ».

On a aussi fait remarquer que cette fois-ci, et contrairement à l’élection des constituants les 15 et 16 mai 2021, le vote pour ce plébiscite de sortie était un vote obligatoire. Ce qui faisait qu’une frange nouvelle et importante de la population était amenée à aller voter, mais sans que les sondages puissent facilement prédire comment elle risquerait de se comporter.

Or c’est ce que montrent les résultats, une fois qu’ils ont été compilés par région ou encore par quartiers ou pôles de votation, et par conséquents en fonction des statuts économiques qui leur correspondent peu ou prou : plus les gens disposaient de revenus précaires ou réduits, plus ils ont voté pour le "rechazo". Et celui-ci l’a emporté dans pratiquement tous les quartiers populaires du pays, mais aussi au sud, au pays mapuche et dans les zones dites « sacrifiées » (des zones contaminées par ]le ]développement industriel et minier), et même à Petorca, célèbre commune où les gens n’ont plus d’eau potable, notamment à cause de la culture intensive d’avocats ayant provoqué le détournement de cours d’eau entiers, achetés par de grands propriétaires terriens

De quoi laisser apparaître un étrange paradoxe : alors que cette constitution avait été pensée pour apporter des solutions aux maux dont, en régime néolibéral, souffraient les classes populaires chiliennes, c’étaient elles qui semblaient s’en être le plus méfier. Comment comprendre ?

Il faut dire que le projet de constitution en était un de grande envergure et qu’il s’était employé à prendre l’exact contrepied de la constitution dictatoriale passée, manière d’en exorciser tous les funestes souvenirs. Il institutionnalisait ainsi la parité homme/femme et reconnaissait le droit à l’avortement, formalisait le retour de l’État social (avec en particulier la reconnaissance de la gratuité de la santé et de l’éducation) comme le principe de l’autonomie des régions ainsi que de la pluri-nationalité (en prenant en compte l’existence des nations autochtones chiliennes), intégrant au passage non seulement de nettes préoccupations écologiques, mais encore plusieurs notables mécanismes de démocratie participative. Consacrant d’indéniables avancées démocratiques et progressistes.

Pourquoi alors ce projet n’a-t-il pas reçu l’aval majoritaire des classes populaires ou encore des peuples autochtones ?

Dans les entrailles de la société chilienne

Pour essayer de comprendre, il faut plonger dans les entrailles de la société chilienne et revenir au contexte socio-politique des dernières années. Un contexte socialement exacerbé, où en même temps que règne une droite économiquement très puissante, a fini par exploser une véritable rébellion populaire à l’encontre des inégalités croissantes et des effets pervers produit par plus de trente ans de néolibéralisme sauvage. Le tout faisant par exemple que la santé et l’éducation avaient été largement privatisées, (laissant la santé et l ’éducation publiques exsangues), ou que l’eau (des rivières comme des nappes phréatiques) avait été réduite à n’être qu’un bien marchand sur lequel on pouvait spéculer ), ou encore que le système de pensions de retraite par capitalisation n’offrait qu’une rente de misère à l’immense majorité des personnes âgées de plus de 65 ans.

Or cette rébellion populaire –essentiellement structurée autour des mouvements sociaux (féministe, étudiant, mapuche, écologistes, anti AFP , etc.) n’a pas réussi à se façonner à elle seule une sortie politique qui aurait correspondu à l’ensemble des intérêts particuliers dont elle se faisait l’écho. Obligée de s’ en remettre à une classe politique dont elle se méfiait comme la peste, elle a dû vaille que vaille accepter la sortie institutionnelle que cette dernière lui a imposée et dont elle ne partage qu’en partie les objectifs : celle du processus d’une convention constitutionnelle soigneusement encadré et accepté par la droite

D’où en face d’une droite économique et financière chilienne qui disposait du contrôle de pans entiers de l’économie, tout comme du monopole d’un domaine névralgique en période électorale celui du secteur médiatique, la gauche, elle, avançait en ordre dispersé. Certes stimulée, réveillée par l’élan de la rébellion de 2019 et de ses promesses, elle représentait une force considérable, mais en même temps, sans véritable boussole ou gouvernail politique, partagée entre son allégeance à une poignée de représentants politiques et gouvernementaux toujours suspectés et peu légitimés (c’est ainsi qu’est perçu le gouvernement Boric par une partie de la gauche chilienne), et des mouvements sociaux très dynamiques, mais profondément fragmentés ; les uns et les autres divergeant profondément sur la voie à suivre et les façons de faire.

De possibles points de repère ?

C’est sans doute ce qui peut expliquer que les constituants n’aient pas penser de faire suffisamment –ou seulement à la toute fin— un travail pédagogique et politique serré auprès des secteurs populaires les plus démunis ou les plus rétifs à cette réforme constitutionnelle. Surtout, c’est ce qui explique que le travail de la constituante n’a pas été vraiment pensé en termes stratégiques, comme un des éléments décisifs d’une bataille plus générale qui —sur fond de néolibéralisme conquérant— se jouait entre la droite et la gauche, alors que le gouvernement de Gabriel Boric, empêtré depuis son arrivé au pouvoir dans des situations complexes héritées du passé (état d’urgence au pays mapuche, présence de cartels mafieux, flux migratoires non maîtrisés, etc.) réussissait de moins en moins à s’imposer auprès de l’opinion publique.

Il est vrai que les votes accumulées en faveur du oui à la constitution correspondent presqu’exactement aux votes recueillies par Boric lors de son élection à la présidence, montrant qu’il n’avait pas perdu sa base d’appui initiale. Mais dans un contexte où la constitution s’était muée en une véritable bataille politique dans laquelle la droite avait jeté toute ses forces, il lui en aurait fallu plus, beaucoup plus.

Résultats : le vote qui aurait pu valider une nouvelle constitution extrêmement avancée en termes démocratiques s’est transformé en un vote de protestation et de méfiance vis-à-vis des pouvoirs politiques en place. Avec toutes les conséquences que l’on peut déjà imaginer : affaiblissement du gouvernement de Gabriel Boric ; renforcement au sein de son cabinet d’ éléments droitiers, risque d’un nouveau projet constitutionnel réduit à sa portion congrue.

Tout montre qu’au Chili -comme d’ailleurs en Amérique latine— tout est en mouvement, rien n’est définitivement joué et que se confrontent –au fil de mille et un retournements— forces de gauche et forces de droite... comme jamais en guerres ouvertes...

Pierre Mouterde
Québec, le 6 septembre 2022


[1Les donations recueillies par le "rechazo" pour mener campagne à l’occasion du plébiscite, correspondent à la somme de 2.109.715.603 pesos chiliens, alors que celles recueillies par l’ "apruebo" correspondent à : 555.604.958, soit près de 4 fois moins ! Sources : Service électoral du Chili ; données jusqu’au 31 août de 2022.

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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